Chapitre 31 : La magie la plus puissante est...

Par Elly

Malgré l’éreintement qui l’accablait, il n’était pas encore temps pour Thalion de rejoindre son lit. Malheureusement, la nuit n’était pas finie. M. Cowen se dépêcha de le raccompagner à l’académie après avoir récupéré Zéphire qui tenta de tuer son propriétaire. Thalion l’avait rarement vu aussi furieux, ne cessant de trembler, même pendant leur vol. Il allait devoir faire des pieds et des mains pour se faire pardonner, mais il était soulagé de voir son balai en bon état. Après l’avoir déposé à l’école, M. Cowen fila rejoindre les professeurs pour les aider à débarrasser la forêt de cette fumée noire néfaste. De son côté, Thalion suivit les consignes du proviseur en s’arrêtant à l’infirmerie. Il n’y avait pas d’autre patient que lui, signe que personne n'avait été blessé aux dortoirs. Cela permit à l’infirmière aux cheveux courts de se concentrer sur lui, et à son expression épouvantée en l’examinant, les soins étaient importants. À l’extérieur, sa peau était blanchâtre et cartonnée, sans aucune ampoule. Le pire devait être ses blessures internes car l’infirmière lui demanda s’il avait avalé du feu liquide. Normalement, il aurait dû rester à l’infirmerie, mais M. Cowen lui avait ordonné d’attendre son retour dans son bureau. Comme il était conscient, qu’il tenait debout et que les sorts de magie verte étaient efficaces, l’infirmière consentit à le laisser partir après lui avoir fait ingurgiter une série de potions, avec l’obligation de revenir après. Ce fut avec le goût incommodant des mixtures en bouche qu’il retrouva ses amis dans le bureau. En l’apercevant, Nohan se précipita vers lui, partagé entre l’inquiétude et le soulagement. Cally se leva de sa chaise, lui souriant timidement sans parvenir à soutenir son regard, et Aglaé pesta contre son aptitude à tourmenter les autres, même si le coin de ses lèvres retroussé trahissait sa joie de le revoir sain et sauf. Quant à Camille…

  —  T’as une tronche de mort-vivant, mec. On dirait que t’hésites à t’enterrer définitivement.

Ah, Camille, toujours aussi réconfortant.

Une rangée de chaises se tenait devant le bureau en bois de M. Cowen. Thalion s’assit sur le siège libre à côté de celui de Nohan qui le séparait de Cally. Les yeux fatigués du maudit avaient du mal à supporter l’éclat des feuilles de l’arbre en guise de siège qui trônait ainsi que des meubles qui l’entouraient. Un feu de cheminée crépitait, réchauffant Thalion qui n’avait pu compter que sur sa veste pour le protéger du froid dehors. Quand son meilleur ami prit place, un silence pesant emplit la pièce. Thalion soupira en sentant leurs regards soucieux sur lui. Leur nervosité et leurs coups d’œil soulignaient leur malaise. Ils ne savaient pas comment l’aborder, s’interrogeaient sur ce qu’il s’était passé, et Thalion n’avait pas envie de revivre sa discussion avec l’Enfant Sanglant. Ni de leur avouer qu’il avait faibli. Comprenant, à son attitude renfermée qu’il n’était pas prêt, Camille se racla la gorge.

  —  Si tu ne veux pas nous raconter, pas de soucis, mais dans ce cas, Aglaé et moi, on aimerait bien quelques éclaircissements…

Aglaé hocha la tête. Thalion les dévisagea. Ils semblaient désormais déterminés. Après ce qu’ils avaient vu et entendu cette nuit, il était inutile de cacher la vérité plus longtemps. Et puis, marcher sur des œufs en leur présence devenait agaçant.

Alors Thalion avoua tout. Les révélations d’Eris, le sort de ses parents, sa cohabitation forcée avec Apocryphos. Lorsqu’il eut terminé, Camille et Aglaé étaient pantois. Choqués par ces explications, ils avaient l'air de se demander si le maudit se moquait d'eux, mais son visage sérieux était éloquent. Camille fut le premier à rompre le silence.

  —  Donc… Quand tu m’as lancé le stylo dessus le jour des inscriptions aux options, c’était…

  —  Apocryphos.

  —  Et quand tu parlais de Crys, en fait il s’agissait de…

  —  Apocryphos.

Camille prit sa tête dans ses mains en secouant la tête.

  —  Bon sang de bouse de licorne… Tu parles avec un dieu… C’est trop…

Thalion délaissa le magérien et son cerveau en surchauffe pour se concentrer sur Aglaé. Son front était plissé et son expression, sérieuse.

  —  Je comprends mieux… J’avais soupçonné que tu sois capable d’utiliser la magie divine, mais je n’aurais jamais pensé à une possession…

  —  Tu avais deviné ? s’étonna Nohan.

  —  Quand tu vois une étrange magie dorée qui brûle le corps, tu finis par avoir quelques doutes… Et donc, vous deux, vous entendez aussi Apocryphos ?

  —  Oui. Thalion a bu un peu de notre sang dans la potion d’éveil, l’année dernière, donc…

Aglaé hocha lentement la tête. Camille plissa les yeux.

  —  Je suis presque jaloux que tu n’aies pas bu mon sang.

  — Tu me prends pour un vampire ? rétorqua Thalion. Apprenez la télépathie et je vous autoriserai peut-être à l’entendre, s’il le souhaite aussi.

  —  C’est vrai qu’il peut se montrer très silencieux, comme en ce moment, dit timidement Cally.

  —  Comme toi depuis qu’on a appris que tu nous avais menti, répliqua-t-il sèchement.

La jeune fille se raidit avant de baisser les yeux sur ses doigts qu’elle triturait. L’atmosphère redevint aussi tendue qu’au début. Situé entre eux, Nohan les regardait tour à tour, sans savoir comment arranger la situation.

  —  Thalion… commença-t-elle, mais il l’interrompit.

  —  Ne perds pas ton temps avec des explications, ça ne change pas les faits : tu ne me fais pas confiance.

Son ton cinglant la fit tressaillir. Thalion croisa les bras et s’adossa contre le dossier de sa chaise, les dents serrées. Aglaé et Camille supplièrent du regard Nohan d’agir, mais Cally ne lui laissa pas le temps d’essayer.

  —  Un gage. Tu me dois un gage, Thalion.

Il fronça les sourcils. Le gage ? Celui qu’il lui devait pour avoir perdu au duel de vocabulaire lors du cours d’invocation ? Pourquoi l’évoquer maintenant ?

  —  Et ton gage, c’est de m’écouter jusqu’au bout.

Camille toussa pour étouffer son rire. Aglaé valida la manœuvre en lançant un regard à Cally et Nohan réprima difficilement son sourire.

  —  Ça vous amuse ? s’agaça Thalion. Je vous rappelle qu’elle vous a aussi menti.

  —  Justement, on aimerait entendre ses explications, justifia Nohan.

  —  Corvus, tu n’es pas lâche, pas vrai ? Tu ne vas pas te débiner pour si peu, le nargua Camille.

Thalion serra des poings, sa jambe tressautant nerveusement comme si l’envie de partir d’ici le démangeait. Il ne voulait pas écouter ses excuses creuses et n’aimait pas y être forcé. Toutefois, les provocations de Camille étaient justes. Ce serait ridicule de protester pour un gage aussi simple.

  —  Vas-y, je t’écoute, concéda-t-il froidement.

Cally prit une inspiration avant de se lancer.

  —  Je ne vous en ai jamais parlé car je ne pouvais pas. Je… J’en ai fait la promesse. D’ailleurs, je ne peux toujours pas vous en dire plus. Je n’ai jamais compté utiliser ces flammes. En fait, je voulais vivre comme si je n’avais jamais eu cette capacité. Dans l’idéal, j’aurais aimé que personne ne soit au courant, mais…

  —  … Mais Eris savait, et elle en a profité. Ta promesse s’applique ou non en fonction des personnes ? cingla-t-il.

  —  Elle était là lorsque je me suis retrouvée avec ces flammes. Quand j’ai fait cette promesse. Je lui faisais confiance, je n’aurais jamais pensé qu’elle… Enfin…

Cally fit une pause. Son regard n’exprimait qu’une profonde déception et un amer regret. Ses épaules s’affaissèrent.

  —  Les flammes consument ma vie. Plus je les utilise, plus mon espérance de vie se réduit, souffla-t-elle.

Les magériens se figèrent, ébranlés par cette information. Thalion revit l’intérieur de l’arbre pullulant de flammes écarlates. Une colère sourde monta en lui. Un sourire triste étira les lèvres de Cally.

  —  C’était peut-être naïf, mais malgré tout, j’espérais qu’elle tienne assez à moi pour ne pas utiliser ça à son avantage.  

Sa voix se brisa. Les larmes s’agglutinaient aux coins de ses yeux. Le visage de Nohan n’exprimait qu’une immense peine, contrairement à Camille qui ne paraissait nullement surpris par les actes d’Eris. Aglaé tapota l’épaule de son amie. Cally renifla. Le silence qui les enveloppa comme une bulle s’étiola.

  —  Si tu en avais eu la possibilité, tu me l’aurais dit ? l’interrogea finalement Thalion.

  —  Oui. À partir du moment où tu nous as tout révélé, à Nohan et moi. J’aurais voulu que tu saches que tu n’étais pas le seul à être dans une situation tordue.

Thalion ne répondit rien. Il lui en voulait toujours de leur avoir caché une information aussi importante, mais une part de lui ne pouvait s’empêcher de compatir pour elle. Après tout, il comprenait ce que c’était de posséder un pouvoir qui te mettait en danger.

  —  N’empêche, vos possessions expliquent beaucoup de choses, remarqua Aglaé. Le fait qu’aucune créature ne veut travailler avec toi, Cally, en cours d’invocation, à cause de ton lien avec un démon. Ou que Thalion soit capable de voir les fantômes. Et les gants, aussi.

Camille se redressa d’un bond, l’incrédulité sur son visage se transformant en effarement lorsqu’il réalisa pourquoi Thalion les portait. Ce dernier lut les questions muettes qui défilaient dans ses yeux.

  —  On n’a pas fait de test, c’est juste une mesure préventive. Mais ça reste possible, c’est pourquoi je les retire rarement.

  —  Sache que si je ne tenais pas à ma vengeance, je me serais déjà barré depuis longtemps, assura Camille qui guettait ses mains comme si c’était des bombes sur le point d’exploser.

Thalion ne pouvait pas le lui reprocher. S’il avait pu, il se serait fui lui-même.

  —  D’ailleurs, en parlant de cours d’invocation, reprit-il, c’est donc bien Nékros qui est apparu…

En le voyant acquiescer, Thalion vit une lueur d’espoir dans les prunelles brunes de Camille. Son attitude se fit plus hésitante, et sa voix devint mal assurée. Thalion devina le sujet qu’il s’apprêtait à aborder.

  —  Si tu peux réellement invoquer Nékros, tu crois que tu pourrais lui demander si… s’il peut amener Roxanne en Enfer, reprendre un peu du service ? Savoir qu’elle erre seule sur Terre comme une âme coupable…

Thalion comprenait sa peine, celle que beaucoup d’autres vivants endeuillés depuis quelques années partageaient. Camille lui avait déjà demandé s’il avait aperçu le fantôme de Roxanne dans les environs, ce à quoi il lui avait répondu négativement avec l’explication d’Apocryphos : les morts ne fréquentaient généralement pas leurs proches en vie car c’était trop douloureux pour eux. Mais c’était la première fois que Camille lui adressait une telle requête.

Thalion le fixa longuement. Comme ça avait été le cas dans la chambre de Nohan, l’allure fière de Camille se fissura, laissant entrevoir sa vulnérabilité, le temps d’un instant. Un instant qui prit fin lorsque la porte du bureau s’ouvrit.

  —  Me voilà enfin ! s’exclama M. Cowen en pénétrant dans la pièce.

Les apprentis magériens se retournèrent. Le proviseur avait perdu son halo de lumière, mais affichait une bonne mine malgré la fatigue qui devait l’assaillir. Thalion le soupçonnait d’abuser des sortilèges de magie rose pour garder ce visage radieux en toute circonstance.

D’un pas rapide, il se dirigea vers son trône en bois pour s’y assoir. De l’extérieur, la scène devait être surprenante : cinq magériens lessivés en pyjama qui faisait face à un adulte dans le même accoutrement.

Dans la main de M. Cowen apparut un peigne qu’il utilisa pour se recoiffer.

  —  Je suis désolé de vous retenir aussi tard. Je sais que vous êtes épuisés, mais j’aimerais mettre certaines choses au clair avant d’affronter la colère des parents d’élèves et les questions du Conseil.

Le peigne disparut de sa main. Il croisa les doigts, les coudes posés sur la table.

  —  Je veux que vous me racontiez tout jusqu’à l’enlèvement de Thalion. Et quand je dis tout, c’est tout, insista-t-il.

M. Cowen arborait un air serein et encourageant, mais Thalion perçut la colère qui se tapissait dans son regard de roublard. Il sentit une pression planer au-dessus de lui. Ses amis aussi, d’après leurs gigotements nerveux. Comme un chasseur prêt à tirer au moindre mouvement, M. Cowen ne les louperait pas si la moindre information lui était cachée. Et en même temps, vu la situation dans laquelle ça les avait menés…

Alors ils révélèrent tout. Thalion relata ses découvertes sur l’arbre et ses entraînements de magie divine encouragés par Apocryphos. Il laissa les autres compléter avec leur propre expérience et faire le récit de leur mésaventure dans l’arbre cette nuit.

M. Cowen les écouta sans les interrompre. À la fin de leurs explications, il ne prononça pas un mot, demeurant immobile, comme si son cerveau était trop occupé à assimiler les informations pour réagir. Les minutes s’agrégèrent, et leur malaise s’accrut, si bien que Cally finit par prendre la parole.

  —  C’est ma faut si Eris a pu arriver à ses fins. J’en assumerai la responsabilité.

M. Cowen poussa un long soupir en secouant la tête.

  —  Quelle responsabilité ? Comme tous les élèves, tu es sous la responsabilité et la protection de l’académie. On aurait dû prévoir que l’agitation de l’arbre impacterait ses défenses et qu’Eris avait la possibilité d’agir à travers ta personne… Mais franchement, j’aimerais qu’on arrête d’utiliser mes élèves pour infiltrer l’école, qu’ils soient consentants ou non. Notre devoir est de les protéger, si on doit s’en méfier, ça devient compliqué.

Cally se recroquevilla sur elle, l’air coupable. M. Cowen lui adressa un sourire rassurant, avant de plisser les yeux en fixant Thalion.

  —  En revanche, si quelqu’un m’avait prévenu pour la malédiction sur l’arbre, on aurait pu prendre des mesures en conséquence.

  —  Plaignez-vous à Apocryphos, se braqua-t-il. C’est lui qui a voulu garder ça secret parce que vous auriez fermé la pièce menant à l’entrée de l’arbre si vous l’aviez su.

  —  Évidemment, affirma le proviseur. Mais toi et lui avez préféré saisir cette occasion pour ton entraînement en magie divine plutôt que d’en discuter avec moi. On aurait pu trouver autre chose comme exercices…

  —  Si je puis me permettre, intervint Aglaé, ses entraînements ont résolu le problème de la malédiction et ses effets. C’est d’ailleurs son efficacité qui a poussé Eris à frapper fort. Sans cet apport en magie divine, je ne sais pas si l’arbre se serait rétabli aussi vite…

Thalion acquiesça vivement, éprouvant de la gratitude pour le soutien de la magérienne.

  —  Tout de même, bougonna M. Cowen, moi qui croyais en notre relation père-fils…

Thalion se pétrifia sur sa chaise tandis que ses amis les dévisagèrent tour à tour, hébétés.

  —  Il parle sérieusement ou… ? s’enquit Nohan, perplexe.

  —  Ne l’écoutez pas, il dit des bêtises, leur intima Thalion. D’ailleurs, il devrait être content que j’aie avoué pour Apocryphos…

  —  Encore heureux ! s’offusqua M. Cowen. Et dois-je rappeler que j’ai dû faire un serment pour ça ?

Aglaé était sidérée d’apprendre que le proviseur avait réalisé un pacte pour lui. Camille était tellement dépassé qu’il ne prit pas la peine de réagir.

  —  Enfin bref, poursuivit-il. Maintenant que le mal est fait, on va pouvoir condamner l’accès à l’arbre.  

  —  Non ! gronda Apocryphos.

Thalion, Nohan et Cally sursautèrent en entendant cette voix tonitruante retentir dans leurs esprits. M. Cowen se massa la tempe.

  —  Quelque chose me dit qu’Apocryphos n’est pas de cet avis…

  —  L’arbre doit être soigné sans plus attendre ! Les flammes l’ont profondément atteint. Pour laisser passer un esprit aussi malfaisant que celui de l’Enfant Sanglant, c’est qu’il a dû subir de sérieux dommages. Il ne faudrait pas que la brèche se réouvre et que les démons envahissent la Terre !

  —  Attendez, c’est quoi le rapport entre les démons et l’arbre ? s’inquiéta Cally.

Camille et Aglaé froncèrent les sourcils. Thalion et Nohan échangèrent un regard embarrassé. Ils avaient oublié de lui rapporter ce qu’Apocryphos leur avait appris sur les origines de l’arbre. Elle qui était liée à un démon, ça n’allait pas la rassurer. Ça expliquait aussi son état en début d’année à cause de leur agitation. M. Cowen se pinça l’arrêt du nez. Ce n’était pas drôle, mais Thalion sentit un sourire titiller le coin de ses lèvres. Lui qui paraissait toujours détendu, M. Cowen semblait sur le point d’imploser.

  —  Je ne sais pas de quoi vous parler et je sens que ça ne va pas me plaire. Nous en parlerons une prochaine fois. Je sais tout ce dont j’ai besoin pour l’instant. Je discuterais avec Frédéric de ce que nous pouvons dire ou non au reste du Conseil pour expliquer l’incident. Mme Brodrick, nous garderons vos flammes secrètes pour l’instant, mais je vous convoquerai prochainement pour en parler et décider de la suite. J’aimerais échanger quelques mots en privé avec Thalion. Pouvez-vous nous laisser ?

Les magériens acceptèrent et quittèrent le bureau. La jambe de Thalion se mit à tressauter légèrement. D’humeur maussade, il espérait que le proviseur ne comptait pas sur ce tête-à-tête pour le faire parler. Quand la porte claqua, les épaules de M. Cowen se relâchèrent. Thalion s’attendait à lire de la déception sur son visage, mais il vit à la place un air compatissant.

  —  Je ne vais pas te demander comment tu te sens, je me doute que ça ne va pas fort, commença M. Cowen avec douceur. Ni t’obliger à me rapporter ce qu’il s’est passé avec l’Enfant Sanglant.

L’étau autour de la poitrine de Thalion s’allégea. Il aurait affiché un bref sourire de reconnaissance s’il en avait eu la force.

  —  Je voulais simplement que tu saches que, si tu avais la moindre question, ou si tu ressentais le besoin de parler de quelque chose, je suis là pour t’écouter.

Thalion scruta M. Cowen avant de baisser les yeux sur ses chaussures. Son cœur était lourd et sa tête remplie de doute. Un brouillard l’empêchait d’y voir clair. Une bonne nuit de sommeil l’aidera sans doute à y mettre de l’ordre, mais certaines questions tournaient en boucle dans son esprit. Une vision, aussi. Celle de ses amis, étendus au sol, inertes, le regard vitreux.

Il hésita. En tant que corbeau, si on l’entendait se questionner sur la magie noire, on s’affolerait. Toutefois, M. Cowen avait déjà prouvé qu’il était digne de confiance, et Thalion n’avait pas l’énergie pour rester sur ses gardes.

  —  Est-ce vraiment une mauvaise chose d’utiliser la magie noire ? Je veux dire, si c’est ponctuellement, pour faire le bien…

  —  Ton âme de héros s’est enfin réveillée ? plaisanta M. Cowen.

Devant l’air blasé de Thalion, le proviseur pouffa. Il s’appuya sur le dossier de sa chaise, pensif.

  —  Tout comme la magie blanche peut tuer si on en a l’intention, la magie noire peut sauver si on l’utilise ponctuellement et consciencieusement. La différence, c’est qu’on a plus d’aisance à faire souffrir avec l’une qu’avec l’autre, et surtout, la magie blanche est dénuée de conscience machiavélique. L’objectif de la magie noire sera toujours de faire de toi son pantin.

  —  D’accord mais si je repousse les Ombres avec les runes de M. Pradel après avoir fait mon affaire…

  —  Ce genre de sortilège repose sur la volonté. Or, plus tu vas les invoquer de ton plein gré, moins tu auras la détermination de les repousser, car tu t’habitueras à elle. Leur présence te rendra indifférent, tu prendras goût à cette magie que tu maîtrises à la perfection et sans t’en rendre compte…

  —  … Je deviendrais une autre personne, d’accord, j’ai compris, marmonna-t-il.  

Malgré son attitude revêche, Thalion se sentait rassuré d’avoir pu en discuter avec M. Cowen sans être jugé ou provoquer une panique générale.

  —  Tu n’as pas besoin de la magie noire parvenir à tes fins, l’informa M. Cowen. Tu as déjà toute la puissance dont tu disposes en toi.

  —  Je n’aime pas la magie divine, elle me fait mal. Et je ne suis pas maso.

  —  Je ne parlais pas de celle-là. Tu sais, la magie la plus puissante et celle qui vient…

  —  Je vous jure que si vous dites « celle qui vient du cœur », je quitte le bureau et je n’y remets plus jamais les pieds.

Il eut un silence où M. Cowen le fixa, la bouche entrouverte. Thalion se leva sans un mot. M. Cowen éclata de rire.

  —  Ne pars pas, je n’ai rien dit ! Mais c’était tentant de la sortir. Je conçois que ça paraisse abstrait, même si dans les faits, c’est vrai.

  —  Vous parlez à une daube en magie rose, je vous rappelle. Les sentiments et moi, ça fait deux.

  —  Et pourtant, tu es un garçon qui a bond fond.

Un rictus sarcastique déforma les lèvres de Thalion qui se laissa choir sur sa chaise.

  —  Si c’était vraiment le cas, je ne serais pas tenté par la magie noire.

M. Cowen le scruta longuement avant de lui répondre avec sagesse :

  —  Plus l’obscurité est opaque, plus l’éclat de lumière est éblouissant. Même si ce n’est qu’une étincelle, elle est impossible à ignorer.

Thalion ne sut comment réagir à ces mots. C’était étonnamment profond venant du proviseur. L'adolescent croisa les bras, le front plissé.

  —  J’ai l’impression de comprendre un peu mieux pourquoi Prucia vous a accordé sa bénédiction, et ça me chamboule.

  —  Tu ne comprends que maintenant ? C’était pourtant évident depuis le début que j’étais un serviteur de Prucia ! Tu veux que je te raconte tout mon périple pour conquérir son cœur ? Tu sais le nombre de fois que j’ai dû chanter Brille, brille, jolie étoile pour prouver ma foi ?

  —  Ce que je veux surtout savoir, c’est comment vous avez pu la convaincre alors que vous comptez l’utiliser pour vous venger de l’Enfant Sanglant.

L’enthousiasme de M. Cowen s’évanouit à l’instant où Thalion prononça ces mots. Un air sombre obscurcit son visage ordinairement lumineux.

  —  Tu penses que c’est mon objectif ?

  —  Le contraire serait incompréhensible. Je veux dire, il vous a pris l’amour de votre vie, et vous ne souhaiteriez pas lui faire payer ?

Un voile de tristesse tamisa le regard de M. Cowen. Un soupir mélancolique lui échappa lorsqu’il porta son attention sur un cadre photo, un sourire imperceptible sur les lèvres. Thalion hésita à tendre le cou pour observer l’image, mais refusa de se montrer envahissant.

  —  Je ne cherche pas la vengeance, confia M. Cowen. Je cherche la paix. La rancœur est un poids qui t’emporte dans le fond des abysses. Si tu ne veux pas te noyer, tu dois t’en libérer.

  —  Et si c’est cette rancœur qui me maintient à la surface ? Si elle est ma bouée de sauvetage ?

  —  Alors tu couleras car cette bouée est trouée.

Encore une fois, Thalion ne sut quoi répondre à cela. M. Cowen reprit un air enjoué.

  —  Mais je ne me fais pas trop de soucis pour toi, des gens sont là pour te repêcher. Ces derniers risquent de s’inquiéter sur ton sort si la discussion s’éternise. Tu peux aller les rejoindre et aller vous coucher, sauf si tu as envie de parler de quelque chose.

Thalion secoua la tête. Il ne ressentait pas le besoin d’évoquer un autre sujet, seulement de laisser le sommeil lui faire oublier ses soucis le temps d’une nuit. Il souhaita bonne nuit à M. Cowen et rejoignit ses amis qui lui bondirent dessus, mais pas pour les raisons qu’il imaginait.

  —  Je suis désolé, je l’ai dit parce que Camille te trouvait chanceux d’être le premier magérien divin ! Je suis désolé ! s’excusa Nohan.

  —  Il voulait juste lui faire comprendre que ce n’était pas vraiment une chance, ajouta Cally.

  —  Thalion, tu vas mourir ? Dans deux ans ? s’effara Aglaé.

  —  T’en es certain ? s’enquit Camille qui le considérait avec un drôle d’air.

Ah… Il n’avait pas encore abordé ce point-là avec eux, ne voulant pas assommer leurs cerveaux ébranlés par les révélations avec une telle information. Il n’était pas non plus d’humeur à se faire prendre en pitié. L’avait-il déjà été ?

  —  Le dieu de la mort me l’a confirmé en personne donc je suis plutôt sûr, oui.

Aglaé était bouleversée, l’observant comme si sa fin était proche. Camille, lui, ne se laissa pas troubler bien longtemps et donna un coup de coude à la magérienne.

  —  T’en fais pas, il côtoie La Mort depuis longtemps. Il s’en sortira, comme toujours.

Un nouveau rictus écorcha les lèvres de Thalion. Ironiquement, c’était La Mort en personne, piégée à l’intérieur de lui, qui précipitait sa propre mort.

Aglaé se détendit.

  —  Comme ma mère, qui lutte contre la Gorgose depuis…

Soudain, elle se tétanisa.

  —  Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Cally.

  —  Ma mère… C’est l’arbre qui ralentissait la progression de la maladie…  Mais cette nuit…

… Cette nuit, l’Arbre-monde avait profondément été lésé par les flammes démoniaques et le sort runique d’Eris. Autrement dit, ses effets vivifiants avaient dû être considérablement réduit. La dernière fois, cela avait permis à la maladie de gagner du terrain, même si elle avait rapidement été stoppé par la potion de M. Cowen. Sauf que l’arbre n’avait pas autant été endommagé.

Aglaé n’attendit pas plus longtemps pour foncer rejoindre la chambre de sa mère. Les autres magériens la suivirent sans hésiter, leurs pas résonnant dans les couloirs vides de l’académie. En un rien de temps, ils déboulèrent dans la chambre, essoufflés. Lorsqu’ils allumèrent la lumière en tapant dans leurs mains, leurs visages se décomposèrent. Rosalyne était allongée dans son lit, ses bras devenus complètement gris, ainsi que son cou. On voyait à vue d’œil le bas de son visage se transformer peu à peu en granit.

Aglaé tomba à genoux près du lit, en larme. Sa main tremblante était posée sur celle de sa mère, immobile.

  —  Maman ! Non, maman, attends un peu, s’il te plaît ! Pas maintenant !

La voix sanglotante d’Aglaé était un véritable crève-cœur. Rosalyne ouvrit les yeux et gratifia sa fille d’un regard empli de douceur. Thalion était certain que si ses lèvres avaient pu bouger, elle aurait tout fait pour la réconforter. Une larme coula du coin de ses yeux. Les pleurs d’Aglaé redoublèrent. C’était ceux d’une jeune fille sur le point de perdre sa mère. Camille courut vers l’infirmerie chercher de l’aide. Nohan et Cally tentèrent, par désespoir, des sortilèges de soin, tout autant accablés par cette scène affligeante. La pierre rongeait le visage de Rosalyne à une vitesse alarmante. Mais Thalion ne bougea pas. Parce qu’il la sentait.

L’odeur de la mort.

C’était la première fois qu’il inhalait un effluve aussi oppressant. Ce parfum lourd et âcre embaumait la pièce et enveloppait Rosalyne avec une intensité insupportable.

  —  Le corps sur le point de mourir émet cette odeur pour guider Nékros jusqu’à lui afin qu’il récupère l’âme, expliqua Apocryphos. Lui et moi y sommes habitués, mais ce n’est pas quelque chose qu’un humain est censé percevoir…

Voir quelqu’un mourir était un spectacle dur, mais sentir le corps agonisant réclamer la mort rendait la situation encore plus affreuse. Cette exhalaison cruelle lui déchirait le cœur, mais Thalion redoutait l’instant où ce parfum disparaîtrait. Il serra des poings. Il ne pouvait pas rester les bras croisés alors qu’une femme qui avait tout fait pour l’aider périssait sous ses yeux. Son corps abritait le dieu de la mort. Il avait à sa disposition la puissance d’une divinité qui commandait la mort. Utiliser la magie divine à des fins personnelles était égoïste, mais ne pas s’en servir alors qu’il avait la possibilité de sauver une vie, une famille, était lâche.

  —  Mortel, je sais ce que tu as en tête. C’est d’un tout autre niveau, plus complexe que ce que tu as fait jusque-là. Une entreprise délicate qui pourrait très mal se passer si tu échoues.

  —  Alors je compte sur toi pour me guider correctement.

Il s’approcha du lit. Les relents mortifères exhalés s’infiltraient dans ses bronches et lui piquaient la gorge. Aussi écrasant qu’angoissant, les respirer d’aussi près le faisait presque suffoquer. Un besoin impérieux de s’éloigner l’envahit, mais la vision de ce visage qui devenait celui d’une sculpture l’empêcha d’y céder. Il serra des dents et se concentra sur les consignes d’Apocryphos.

  —  Commence par avoir un contact avec elle et prends le temps de sentir la magie divine circuler dans tes veines.

Thalion posa une main sur le bras de Rosalyne. Sa peau n’était plus qu’une surface dure et froide. Il ignora les yeux brouillés de larmes d’Aglaé qui le dévisageaient sans comprendre. Rapidement, la magie divine mobilisée lui provoqua des bouffées de chaleur. Heureusement que les soins à l’infirmerie lui avaient redonné assez de force pour l’encaisser.

  —  Ensuite, imagine toute cette magie l’emmailloter, la recouvrir comme un cocon. Ne la diffuse surtout pas en elle ou elle mourra.

Thalion essuya la sueur qui perlait son front et ferma les yeux. Il visualisa un halo de lumière entourer Rosalyne, une bulle chaleureuse l’enrober. Il eut l’impression de pouvoir délimiter le corps de l’infirmière sans avoir besoin de le voir, d’avoir une conscience accrue de son être.

  —  C’est parfait. Dernière étape, la plus périlleuse : focalise toute ton attention sur elle, comme si ton âme plongeait en elle, jusqu’à ce que tu perçoives le fil de sa vie. N’emporte pas avec toi toute la magie divine qui l’isole sinon…

… Elle mourrait. Du moins, pas à cause de la Gorgose, mais de lui. Thalion s’exécuta et… plongea comme on le ferait dans l’océan. C’était une sensation difficile à décrire. Il ne sentait plus son propre corps ni la chaleur de la magie divine. Il pourrait être en apnée qu’il ne s’en apercevrait pas. Il n’était rien d’autre qu’une âme perdue dans le néant.

  —  Le fil ! Ne pense qu’à ça ! lui ordonna Apocryphos. Ne t’arrête en aucun cas, continue de plonger jusqu’à ce que tu l’atteignes !

Thalion obéit et persévéra dans cet abîme sans fond. Il refoula la crainte d’échouer et continua de s’enfoncer dans cette obscurité avec comme seul objectif le fil. Après ce qui semble être une éternité, du néant surgirent des fils dorés qui filaient dans toutes les directions, formant une immense toile étincelante.  

  —  Tu y es ! s’exalta Apocryphos. Les fils qui relient l’âme et le corps.

Thalion ne put s’en réjouir car un fil à côté de lui céda. La lumière chatoyante se ternissait. Les fils tremblaient, s’effilochaient.

  —  Il ne reste plus beaucoup de temps avant que son âme s’en aille. Si tu veux stopper sa mort, touche un des fils encore intacts et imagine toute la toile se geler. Gèle sa vie.

Thalion s’avança vers un cordon sur le point de craquer. Du bout de ses doigts translucides, il effleura l’éclat vacillant et imagina la glace enfermer cette lueur, se répandre de long de ces lignes scintillantes pour les immobiliser. Thalion insuffla toute sa volonté d’arrêter le décès de Rosalyne et de maintenir l’âme à sa place dans cette toile qui devenait glace. L’éclat flamboyant de la vie fut remplacé par une lumière froide et bleutée. Plus rien ne bougeait. La toile était entièrement figée.

Thalion se sentit propulsé en arrière, comme si son temps était écoulé et que son corps rappelait son âme.  Il voulut ouvrir les yeux, vérifier qu’il avait réussi à sauver Rosalyne de la mort, mais seul le néant se trouvait autour de lui. Sa conscience se fit trouble.

Il était en train de perdre connaissance ?

  —  Bingo.

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