Jack l'avait compris immédiatement, cela se voyait au regard d'abord effrayé, puis débordant d'une tristesse qui semblait infinie, qu'il posait sur Ianto-le-double, Ianto-l'esprit, qui semblait croire sincèrement à son existence réelle, qui s'impliquait comme si sa vie en dépendait… et qui semblait ignorer qu'un autre Ianto, bien vivant, lui, se dissimulait dans un repli de son cerveau.
Ianto-le-rêveur s'efforça de réfléchir. C'était peut-être l'occasion pour lui d'alerter Jack, de rappeler son existence. À voir la douleur dans ses yeux bleus, le Gallois comprenait maintenant à quel point la mort de son double avait anéanti le capitaine. Il s'en était douté, bien sûr, il avait toujours su, plus que son double, ce que ce dernier représentait pour Jack : une renaissance, une nouvelle vie, l'aube d'un amour sans limite. Une promesse interrompue par la mort.
Comme il aurait aimé, au lieu de cet esprit d'un soir, sauter dans le cerveau de Jack, plonger dans ses souvenirs, comprendre ce qui s'était passé !
Mais il ne pouvait pas, pas dans un esprit du cinquante-et-unième siècle alerte et vigilant, entraîné à résister aux assauts télépathiques. Alors, il se contenta de rester à l'écoute, tapi dans un coin de l'esprit de Ianto-le-fantôme.
Il se révéla bien vite qu'une entité maléfique nommée Siriath utilisait la faille – ainsi qu’une soi-disante spirite qui lui avait servi d'intermédiaire – pour changer de dimension et envahir Cardiff. L'entité faisait « revivre » la personne qui comptait le plus pour les participants à la séance. Curieusement, peut-être pour mieux semer le trouble dans l'esprit de Ianto-le-non-vivant, elle avait fait apparaître le père de celui-ci, ce qui avait déstabilisé Ianto-le-rêveur plus qu'il ne se l'avouait.
Mais Jack avait trouvé une astuce pour introduire à l'intérieur de la faille de quoi la fermer à tout jamais – une bombe faite de la terre et de la pierre de Cardiff – et l'autre Ianto avait fini par comprendre qu'il n'était rien de plus qu'un écho, une évanescence, le souvenir de quelqu'un qui n'était plus. Lui et Jack avaient alors eu une conversation déchirante, terriblement, terriblement douloureuse.
— Alors… comment je suis mort ? demanda tristement l'autre Ianto.
La réponse de Jack fut pour le moins évasive :
— Ça c'est passé si vite…
— Tu n'as pas répondu. Est-ce que c'était de ta faute ?
Enfin, Ianto, celui qui dormait, qui écoutait, eut le début de réponse qu'il attendait depuis si longtemps :
— Tu as été l'une des premières victimes d'une épidémie alien. (Il rit doucement, comme perdu dans son souvenir) Tu as été si courageux… Tu es mort en sauvant le monde.
— Tu pensais peut-être que je m'en souviendrais… mais ce n'est pas le cas. Est-ce que j'ai eu un bel enterrement ?
— Je ne sais pas. Je n'étais pas là.
Incrédulité. L'autre Ianto émit un petit hoquet.
— Quoi ?
— Je devais partir. Je suis désolé.
Un instant de réflexion. Puis, un peu amèrement :
— Tu ne pouvais pas me laisser reposer en paix, hein ? Alors tu m'as fait ça. Tu m'as tiré du monde des morts uniquement pour pouvoir me dire au revoir. Tout ça… ce n'est pas une histoire de faille à refermer, de créature à détruire, ou de ces fichues pierres de Cardiff ! Il ne s'agit même pas de moi… Seulement de toi. Tout ça, c'est uniquement pour toi que tu le fais, Jack.
Jack avait poussé un soupir contrit.
— Ianto, ce n'est pas ce que j'avais prévu…
— Qu'est-ce que tu espérais, alors ? Que je te dirais des mots doux, que je te serais reconnaissant ? s'agaça l'autre.
— Je voulais juste te revoir une dernière fois. C'est tout. C'est pour ça… c'est pour ça que je suis venu.
— Eh bien, voilà qui est charmant…
Ianto-le-rêveur pouvait sentir l'amertume de l'autre, qui cachait une détresse plus grande, plus intense. Une détresse qu'il pouvait comprendre, lui qui était mort une fois, et qui dans cet univers n'avait pas d'existence propre…
— Ianto… toutes les personnes que j'ai perdues… Tu ne comprends pas ? Tu es le seul que je voulais revoir !
— Merci. Au moins, tu ne m'as pas oublié.
(Non, bien sûr que non, comment aurait-il pu t'oublier ? Il t'aime, toi, au moins ! Il t'a connu et il t'a aimé, contrairement à moi !)
— Comment le pourrais-je ? J'ai beau être immortel, je n'oublie pas. Je perds tout ceux à qui je tiens, mais je n'oublie aucun d'entre vous. Je travaille si dur à me souvenir de vous…
— Dit comme ça, on dirait que tu le fais par charité…
— Ne dis pas ça, ne dis jamais ça !
Il y avait maintenant de la colère et de la frustration dans l'intonation de Jack. Il s'était approché, mais Ianto-le-double avait reculé, défiant, comme s'il attendait quelque chose de plus, une explication, des excuses peut-être, comment le savoir ? Et Ianto-le-rêveur qui ne pouvait rien faire, rien dire pour apaiser la détresse de son capitaine… Comme il aurait voulu le prendre dans ses bras, le rassurer, le consoler, lui dire qu'il était là, lui, et qu'il l'aimait toujours ! Mais il comprenait aussi la colère et l'amertume de son double. Une colère qui ne trouverait pas d'apaisement, parce qu'il n'y en avait pas. Il n'y en avait jamais pour la mort.
Finalement, l'autre Ianto se calma un peu, et la peine prit le pas sur l'emportement.
— Jack ? Je ne pensais pas que ce serait la dernière chose que je te dirais. Va-t-en, s'il te plaît. C'est horrible.
Mais Jack ne s'avoua pas vaincu, décidé à se justifier :
— Je devais te revoir. Tu n'imagines pas ce que ça m'a fait de revenir à la vie pour trouver le monde vide, parce que tu n'en faisais plus partie ! Peu importe le nombre de fois où je suis mort, je me réveillais toujours seul.
— Je n'ai pas demandé à revenir, reprit Ianto-le-fantôme, comme un leitmotiv, un cri de détresse empli de rancoeur, de regrets, de désespoir contenu.
Comme en écho, Jack se récria :
— Moi non plus ! Un soupir, puis : Toi et moi, Ianto Jones. Ensemble à nouveau, jusqu'à la fin. Comme ça devrait être. Dans quelques secondes, Siriath s'éveillera, je déclencherai cet appareil pour la détruire et nous scellerons la faille pour toujours…
Un doute s'insinua dans l'esprit des Ianto, des deux Ianto… Il n'allait pas faire ça, se sacrifier, encore ? Qu'allait-il arriver à son corps immortel, prit dans l'explosion de la faille, perdu entre les mondes ?
La ruse à laquelle recourut l'autre Ianto pour éviter le pire suscita l'admiration de Ianto-le-rêveur, même si c'était cruel.
Cruel, mais nécessaire.
Il lui fit miroiter l'espoir d'un renouveau, d'une renaissance. Tout plaquer, être tous les deux, de nouveau, parcourir le monde, ensemble… Jack s'était laissé charmé, berné, par des mots de réconforts, des mots d'amour, des mots dont les promesses disaient tout…
Mais bien sûr, il s'agissait d'un leurre, d'une façon d'éloigner Jack de l'explosion, d'assumer le sacrifice seul. Jack avait compris, trop tard, ce que le fantôme qui se sentait si vivant comptait faire, la bombe de pierres et de poussière entre les mains, et les derniers mots échangés avaient eu un goût de délivrance. D'adieu enfin achevés, enfin consommés.
Ianto n'était pas resté, pas pour le final. Il n'avait pas eu le cœur à accompagner son double dans l'explosion qui allait clore la faille à tout jamais.
Il ignorait, en s'éveillant, quelle avait été la réalité de ce Ianto-le-non-vivant, s'il ne s'était agi que d'un artifice de la créature, Siriath, ou si elle avait réellement eu le pouvoir de faire revenir les morts de l'au-delà. Était-ce seulement possible ? Jack avait eu l'air d'y croire, d'être prêt à suivre ce Ianto rêvé, fantasmé, espéré. Mais Jack avait semblé tellement désespéré, tellement, tellement…
Seul.
Allongé dans l'obscurité, ses yeux fixant le plafond, comme à son habitude, Ianto sentit à nouveau les larmes baigner ses paupières. C'était injuste.
Son capitaine, son Imagineur, pleurait un Ianto disparu bien trop tôt, bien trop vite, et lui à des univers de là, qui ne pouvait rien faire, qui ne savait que faire…
Il se tourna sur le côté, la mort dans l'âme. C'était là tout le nœud du problème : il ne pouvait rien à faire, à part continuer à chercher, explorer, se renseigner… en espérant que Jack serait toujours là, quelque part, et qu'il l'attendrait. Tant que l'autre Ianto avait été à ses côtés, il n'avait pas eu d'inquiétude à ce sujet, mais maintenant… Jack n'avait plus d'attache, plus de raison de rester sur Terre. Il n'appartenait même pas à ce temps ! Il pouvait aussi bien repartir, comme il l'avait fait une fois… Qu'est-ce qui l'en empêchait ? S'il quittait la planète, s'il repartait en quête de son Docteur, alors, c'était fichu. Comment espérer tomber sur le bon univers, comment arriver à le localiser, sans ailes, sans aide, s'il se trouvait à des millions d'années-lumière de là ?
Impossible…
Ianto laissa échapper un long soupir.
Cela faisait plusieurs mois qu'il le pressentait, et qu’il s’efforçait de se résigner, mais cette aventure lui en donnait la certitude.
Il ne trouverait jamais son Imagineur.
Il ne serait jamais complet.