Kaärna marchait d’un bon pas sous la pluie battante qui tombait sans cesse depuis le lever du jour. Bien qu’emmitouflée dans son épaisse cape noire qui glissait jusque sur ses chevilles, la pluie glaciale ne l’épargnerait plus très longtemps. Les trombes d’eau ne faisaient que s’intensifier d’heure en heure et les ruelles étaient devenues entièrement désertes. Il aurait fallu être fou pour sortir par un temps pareil. Pourtant, l’Ombre ne cherchait pas à se mettre à l’abri et traversait la cité sans ralentir sans allure.
Elle finit par s’arrêter devant une auberge et passa sa porte sans hésitation. Kaärna salua de la tête le gérant, trop occupé à nettoyer son comptoir pour lui répondre, et entra d’un pas vif. Sans même jeter un regard aux quelques clients abrités dans la salle commune, elle traversa la pièce et accrocha sa longue cape dégoulinante près de l’âtre.
Après leurs mésaventures avec les Kreiis, ils avaient décidé de rentrer à Busa et Liam leur avait déniché une petite auberge au sud de la cité. L’établissement n’était pas très grand et ne comptait que quelques chambres sommaires, mais il l’était suffisamment pour tous les accueillir. Au moins, la salle commune était chaleureuse et une grande cheminée leur permettait de se sécher près du feu.
Tandis qu’elle se réchauffait les os, Kaärna faisait de son mieux pour ignorer les autres clients qui la dévisageaient dès qu’elle avait le dos tourné. Son teint mat devait paraître bien exotique dans ce royaume où la plupart avaient la peau claire et les cheveux blonds, même si le soleil du sud leur donnait parfois le teint hâlé. Mais comme toujours, elle se doutait que c’était plus le blanc de ses cheveux qui les intriguaient et qui, pour eux, semblaient étranges pour son jeune âge. Aussi elle provoquait sans le vouloir la curiosité de la plupart des personnes qu’elle croisait.
Près de l’entrée de l’auberge, elle remarqua la grande table qu’occupaient Liam et ses soldats. La plupart d’entre eux buvaient en souriant, mais lui regardait la pluie ruisseler le long de la fenêtre, l’air mélancolique. Elle le vit sortir brusquement de ses pensées lorsque l’un de ses hommes lui donna un coup d’épaule avant de la montrer du doigt. Pendant qu’il se levait pour la rejoindre, elle songea que ses cheveux rouge feu ne devaient pas être très communs non plus, même ici.
— Quelles sont les nouvelles ? lui demanda-t-il en s’asseyant dans le fauteuil à côté d’elle.
— Une patrouille d’Ombres vient d’arriver en ville. Il faudra attendre que mon confrère reprenne des forces, mais il devrait pouvoir nous ouvrir un portail dès demain. Je pense que tu pourras aussi en profiter pour rejoindre la capitale.
Liam tourna ses yeux vers elle et l’observa quelques secondes.
— Pourquoi n’ouvres-tu pas un portail toi-même ? demanda-t-il simplement.
— Je ne peux pas. Seules certaines Ombres le peuvent.
Le jeune commandant acquiesça, comme s’il s’en doutait déjà.
— Bien, je rejoindrai donc la capitale, dit-il. De toute façon, je souhaitais informer mon roi de la situation au plus vite. Quelle est la prochaine étape ?
— Dès que j’aurai fait mon compte-rendu aux Grands-Maîtres de la Confrérie, ils mobiliseront sans doute la plupart des Ombres. Nous devrions être répartis un peu partout sur le continent.
— Bien. Mais serez-vous assez nombreux ?
Kaärna jaugea Liam un moment avant de lui répondre. Comme à son habitude, elle se fia à son intuition pour déterminer si elle pouvait lui faire confiance ou non, mais pour une fois, elle ne savait que trop en penser. Elle fronça les sourcils. Pourtant, rien en lui n’inspirait la méfiance, au contraire, mais son intuition semblait s’être mise en sommeil et n’indiquait étrangement rien sur Liam. Kaärna hésita, mais se décida finalement à lui parler, se rappelant qu’Annyaëlle avait toute confiance en lui.
— Non, je ne pense pas. Si nous arrivons à déterminer le point de départ de cette Corruption, oui. Mais si nous ne la trouvons pas et ne la confinons pas rapidement, j’ai bien peur que nous ne soyons pas assez. Nous ne pourrons pas lutter sur tous les fronts.
— Et si les royaumes se mobilisaient, eux aussi ? demanda Liam. Je pense que le Roi de Cœur n’hésitera pas à envoyer toute son armée si vous en avez besoin.
— Oui, ce serait une grande aide. Mais je ne peux rien affirmer, ce sont les Grands-Maîtres qui prendront la décision. Pour l’instant, il faut surtout informer et mettre en garde contre cette contamination. La tragédie de Ruinesandr ne doit pas se répéter.
Kaärna avait dit ses mots en le transperçant de ses yeux clairs. Liam se redressa brusquement dans son fauteuil.
— Ne me dites pas que…
Il ne termina pas sa phrase. Comme tout le monde, il avait entendu parler de la légende de la cité que l’on avait rebaptisée Ruinesandr. Celle qui, en l’espace de quelques jours, avait perdu la totalité de sa population sans aucune explication. Si la Corruption en était l’origine, cela mettait en relief la situation critique dans laquelle les royaumes pourraient bientôt se trouver.
Plus ni l’un ni l’autre ne parlèrent. Tous deux étaient frustrés de ne rien avoir trouvé de significatif après l’attaque des Kreiis. Tout ce qu’ils savaient, c’est que la Corruption avait pu contaminer une nouvelle créature, mais ils n’avaient rien appris d’autre. Était-ce la dernière ou y en avait-il bien plus encore ? Aucun d’eux ne pouvait répondre à cette question. Tout ce qu’ils pouvaient faire était d’informer le roi et les Grands-Maîtres et d’attendre leurs directives.
Pendant bien une heure, Kaärna et Liam se perdirent dans la contemplation des flammes qui dansaient dans l’âtre, laissant leurs esprits explorer mille possibilités. Si la femme de l’aubergiste n’était pas venue les prévenir que le dîner était servi, ils auraient sans doute passé la soirée ainsi, prisonniers de leurs réflexions.
Lorsqu’ils se levèrent pour rejoindre la table des soldats, Liam remarqua le regard de l’Ombre dirigé vers l’étage.
— Elle n’est pas descendue de la journée, dit-il en s’asseyant, la mine sombre.
— Elle s’en remettra.
Le jeune commandant soupira d’impuissance. Kaärna l’observa, comme si elle essayait de lire à travers lui, puis elle ajouta.
— Je pense qu’elle culpabilise.
Liam lui tendit un bol de ragoût et redressa un sourcil en signe d’interrogation. L’Ombre prit une lampée du liquide chaud et odorant avant de lui répondre.
— Lorsque tu t’es jeté devant elle pour recevoir le coup du monstre à sa place. Si tu n’avais pas eu ton armure mouvante, tu serais sans doute mort. (Elle releva la tête vers lui.) D’ailleurs, c’est une très belle pièce, tellement rare que je n’étais pas certaine de son existence. Je suppose qu’elle n’était pas au courant non plus, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai, dit-il en baissant les yeux. C’est le présent que m’a offert mon roi lorsque j’ai reçu le titre de Valet de Cœur. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de lui en parler.
Kaärna hocha doucement la tête.
— C’est un cadeau inestimable. Je ne suis pas certaine qu’il en existe un autre exemplaire de nos jours. Comment l’a-t-il trouvé ?
— Oui, j’en suis fier. Je n’ai aucune idée de comment mon roi a pu se la procurer, mais je sais qu’il l’avait en sa possession depuis longtemps. À vrai dire, je pense qu’il ne savait pas trop à quoi elle pouvait servir. Cette « armure mouvante » est un peu capricieuse, elle ne fonctionne que sur ceux qui possèdent un certain niveau de symbiose avec l’Affinité. Mais depuis que je l’ai utilisée la première fois, elle n’obéit plus qu’à moi. Je ne me l’explique pas.
Kaärna l’observa du coin de l’œil. Elle appréciait beaucoup la franchise et la confiance dont le jeune homme faisait preuve, même si elle s’en étonnait, et qui lui rappelait l’attitude d’Annyaëlle à son égard. Qu’est-ce qui pouvait les pousser à se comporter ainsi ?
— C’est un objet très intéressant, approuva-t-elle. En parlant d’Affinité, j’ai pu voir la tienne à l’œuvre lorsque tu soignais Annya et tes soldats. Tu es vraiment doué. Tes capacités de guérison sont plutôt impressionnantes. Personne n’a jamais pensé à t’envoyer rejoindre les Ombres ?
Liam sourit, gêné, et passa une main dans ses mèches rouges.
— Oh, ce n’est pas grand-chose ! Je ne fais qu’accélérer la guérison, rien de plus, dit-il, mal à l’aise. Honnêtement, non, je n’ai jamais pensé à rejoindre la Confrérie. À l’origine, je suis orphelin, mais j’ai eu la chance d’être recueilli par le roi de ce royaume. Ce jour-là, j’ai décidé de dédier ma vie au service de la famille royale. Ils ont fait tellement pour moi, c’est la moindre des choses que je puisse faire pour leur montrer ma reconnaissance.
Kaärna hocha la tête et ils se replongèrent vers leur repas qui refroidissait déjà. Elle comprenait. Quand elle eut fini, elle demanda un second bol pour son aspirante et se leva. Elle s’apprêtait à rejoindre l’étage, mais la mine toujours renfrognée de Liam l’arrêta.
— Vous avez l’air proche, je pense qu’elle a eu très peur.
— Je sais…, lâcha-t-il tristement.
Il avait baissé la tête, comme s’il ne supportait pas d’être la source de l’état d’Annyaëlle.
— Elle prend conscience qu’elle a encore beaucoup de choses à apprendre, insista Kaärna. Malheureusement, elle ne voit pas les énormes progrès qu’elle a déjà faits.
— Je n’aime pas qu’elle se batte. Mais je dois avouer qu’elle m’a impressionné, même si j’aurais préféré qu’elle se mette tout de suite à l’abri. Je pensais qu’elle se mettrait à l’écart ou qu’elle resterait tétanisée à la vue de ces créatures pour la première fois. Et ça aurait été normal.
Kaärna se garda bien de rappeler que c’est pourtant ce qu’il s’était passé au début, même si l’aspirante avait fini par réagir.
— Ne la sous-estimez pas, lui recommanda-t-elle à la place. N’oubliez pas qu’elle est une aspirante de la Confrérie. Ses réflexes sont très bons pour quelqu’un qui a deux années de retard sur les autres aspirants, sans parler de son intuition très développée. Même si elle manque encore de concentration et de force, elle évolue rapidement. Et sa maîtrise de son Affinité est très puissante aussi, mais ça, vous le savez déjà. J’ai hâte de voir quelles capacités elle développera quand elle deviendra une Ombre, conclut-elle en souriant.
Sur ces mots, Kaärna le salua et rejoignit l’escalier qui menait aux chambres, à l’étage. Elle partageait la sienne avec Annyaëlle et lorsqu’elle entra, celle-ci était allongée sur l’un des deux petits lits de la pièce. Elle ne semblait pas avoir bougé depuis le matin, et ne bougea pas plus à l’arrivée de l’Ombre. Pourtant, Kaärna savait qu’elle était bien consciente, trop de questions et d’inquiétudes se bousculaient dans la tête de la jeune fille.
Elle déposa le bol de ragoût sur la tablette à côté de son lit, puis s’installa devant la console, seul autre meuble de cette minuscule pièce. Face au miroir fendu devant elle, Kaärna enleva les six anneaux de métal qui emprisonnaient les deux mèches encadrant son visage, puis entreprit de démêler ses longs cheveux blancs. Quand elle eut terminé, elle regarda les bijoux d’un métal bleu-argenté qu’elle avait déposés devant elle. Bien qu’ils aient sans doute été conçus au Royaume de Piques, comme la plupart des objets d’une telle qualité, ils lui rappelaient son propre royaume, où elle les avaient tant portés. Maintenant qu’elle n’était plus aspirante, elle avait enfin le droit de les utiliser de nouveau.
Annyaëlle remua soudain dans son dos, la tirant de ses rêveries.
— Je ne serai plus un fardeau. Je vais devenir forte, tu verras, affirma l’aspirante, une lueur nouvelle dans le regard.
Kaärna se mit à sourire, elle n’en doutait pas une seconde.