Chapitre 34 - Annyaëlle

Dès l’instant où elles étaient rentrées sur l’île de la Confrérie, Annyaëlle s’était précipitée pour reprendre l’entraînement. Elle travaillait jour et nuit sans relâche, ignorant la douleur qu’elle infligeait à son corps. Elle avait besoin de ça pour s’occuper l’esprit, pour évacuer la frustration de sa propre faiblesse. Chaque matin, l’aspirante découvrait de nouveaux bleus sur sa peau, mais elle faisait semblant de ne pas les voir, les souvenirs de leur mission près de Busa continuaient de la hanter. Au début, ce sentiment d’impuissance et de fragilité l’avait ravagé, mais depuis, elle l’avait transformé en colère et s’en servait pour lutter contre l’épuisement et se surpasser.

Annyaëlle frappa encore une fois le mannequin de bois qu’elle martyrisait depuis des heures. Ses phalanges s’étaient à nouveau rouvertes et elle s’arrêta une seconde pour les observer. Légèrement gonflées, ses mains étaient engourdies et elle pouvait sentir un fourmillement désagréable remonter jusque dans ses avant-bras. La jeune fille fixa la peau abîmée et le sang qui s’y accumulait en serrant les dents pour contenir la douleur. Même ses poignets étaient devenus plus rigides. Lorsqu’elle voulut desserrer et resserrer ses poings pour les tester, un éclair de souffrance irradia ses bras et la fit grimacer. Nul doute que si Kaärna pouvait voir l’état de ses mains, Annyaëlle passerait un sale quart d’heure.

Seulement l’Ombre n’était pas là. Elle était partie informer Niila de la situation dès son retour, qui avait aussitôt réuni les autres Grands-Maîtres. De ce qu’Annyaëlle en savait, la réunion ne s’était pas très bien passée et il avait été reproché à Niila d’avoir agi de son propre chef, sans les concerter. L’aspirante n’avait presque pas revu Kaärna depuis. Elle supposait que les Grands-Maîtres avaient fini par se mettre d’accord, car la quasi-totalité des Ombres, mis à part les Mélétis et quelques Sélinos, avait été envoyée sur le continent. D’après les derniers rapports, la Corruption n’était pas la seule chose à craindre, le nombre de créatures avait également beaucoup augmenté ses derniers mois. Une raison de plus pour se préparer au plus vite, pensait Annyaëlle.

La jeune fille frappa encore dans le mannequin devant elle. Le temps passait à une vitesse terrible depuis son retour. Elle donna un nouveau coup, sans prêter attention à la lumière qui commençait à décliner faiblement. D’ici une heure ou deux, le rideau de feuilles au-dessus d’elle masquerait les derniers rayons de soleil, puis une autre journée lui succéderait. En y repensant, elle était heureuse que Kaärna soit trop occupée à faire des recherches pour s’occuper d’elle. Au moins, elle pouvait se défouler librement.

Annyaëlle soupira et s’arrêta de nouveau, elle percevait une présence qui l’observait. Agacée d’être interrompue, elle ne fit aucun effort pour contenir l’agressivité de sa voix.

— Qu’est-ce que tu veux, Saule ?

— Tu t’y prends mal, lui lança-t-il.

L’aspirant se releva de l’arbre contre lequel il était appuyé et émergea tranquillement des arbres parmi lesquels il était encore invisible quelques secondes auparavant. Ses pas ne faisaient pas le moindre bruit. Il s’avança vers elle sans se presser, mettant les nerfs de la jeune fille à rude épreuve, et saisit ses poignets en arrivant à son niveau.

— Quel est le but ? Te renforcer ou te faire du mal ? soupira Saule devant l’état dans lequel elle les avait mis.

Annyaëlle retint de justesse une pique cinglante et ferma les yeux pour se reprendre. Elle n’avait aucune raison de s’en prendre à lui, il n’avait rien à voir avec l’objet de sa colère. Les bras de la jeune fille retombèrent mollement le long de son corps et elle s’installa dans l’herbe humide, étirant doucement ses jambes douloureuses.

— Je maintiens que tu t’y prends mal, mais je peux t’aider si tu veux, dit-il en s’asseyant près d’elle.

— Comment ?

— Si j’étais à ta place, je me servirais de ton Affinité. Vu ton niveau, il serait bête de ne pas l’utiliser. Je t’aurais bien montré comment faire, mais elle ne s’est pas encore développé chez moi, tu vas devoir te contenter de mes explications.

Annyaëlle l’observa quelques secondes, intriguée.

— J’oublie souvent que tu as probablement la même Affinité que moi.

Saule se contenta de sourire d’un air satisfait, il avait réussi à attiser la curiosité de la jeune fille.

— Alors, dis-moi, Saule, en quoi peut-elle me servir ?

— Techniquement, les affiliés à l’Air sont capables d’être plus rapides et plus agiles, car plus légers. Les guerriers de Carreau ont toujours été reconnus pour leur capacité défensive, ce n’est pas pour rien. Tu devrais te concentrer sur de l’esquive, plutôt que sur de l’attaque.

Annyaëlle fronça les sourcils.

— Ce n’est pas comme ça que je pourrai vaincre l’ennemi face à moi.

— Tu apprends déjà à te battre, répondit Saule d’un ton calme, mais ce que tu veux Annya, c’est que d’autres n’aient pas à te défendre à ta place.

L’aspirante resta sans voix, incapable de le quitter des yeux. Il la surprenait toujours quand il faisait ça, quand il lisait au travers des autres comme s’il n’y avait rien de plus simple.

— Autrefois, on dit que nos guerriers pouvaient se recouvrir d’une sorte d’armure d’air, reprit Saule. Grâce à ça, ils étaient capables d’arrêter, ou du moins d’amortir, certains chocs.

— Une armure d’air, est-ce bien efficace ?

Le jeune homme se mit à sourire devant l’air sceptique d’Annyaëlle.

— Aucune idée ! D’après les livres, ça l’est et ça ne me déplairait pas de pouvoir m’en servir un jour. Si tu y arrives, ça t’évitera de te mettre dans ce genre d’état, insista-t-il en désignant les mains de l’aspirante.

— Rien ne prouve que notre Affinité est assez puissante pour ça, au contraire, soupira-t-elle, bien consciente de son affaiblissement de génération en génération.

— Et alors ? Au mieux, tu arriveras peut-être à atténuer les chocs que tu reçois, ce n’est déjà pas si mal.

Annyaëlle acquiesça, il avait raison, comme toujours.

— Est-ce que tes livres disaient comment faire ?

— Et bien, comme je ne maîtrise pas encore d’Affinité je ne sais pas si ce que je vais te dire va te sembler familier ou non. Ils parlent de l’imaginer dans son esprit et de réussir à rendre l’air plus épais, plus tangible. Il faut une concentration absolue.

Annyaëlle grimaça à cette dernière remarque, elle n’était vraiment pas douée pour ça. Elle leva les yeux vers Saule et croisa son regard amusé. Grâce à lui, elle se sentait plus détendue, loin de l’emprise que la colère avait encore sur elle un peu plus tôt.

— Et ça peut se maintenir longtemps ? demanda-t-elle.

— Ça doit être au cas par cas, je suppose, mais je pense que ça doit pomper pas mal d’énergie. Si tu t’entraînes, tu pourras peut-être réussir à le maintenir quelques minutes.

— Il faudrait déjà que j’y arrive !

Saule la fixa un instant, le regard impénétrable.

— Je ne m’inquiète pas pour ça.

— Même toi tu n’y es pas encore arrivé, lui rappela Annyaëlle.

— Oui, mais nous n’avons pas les mêmes capacités, insista-t-il. Toi, tu as l’Affinité, moi tout le reste.

Annyaëlle lui tira la langue. Il souriait, franchement amusé par sa remarque, mais elle devait avouer qu’il n’avait pas vraiment tort. Saule était extrêmement doué dans tous les autres domaines, tellement qu’il suscitait beaucoup de jalousie chez un grand nombre d’aspirants. Il avait un avenir plus que prometteur devant lui.

Saule se releva soudain d’un bond et tendit une main à Annyaëlle, un grand sourire sur le visage.

— Alors qu’en dis-tu, Annya ? Prête à t’entraîner avec moi et prendre des coups pendant encore quelques heures ?