Chapitre 34 : Fair-play

Vestiaires. Concentration maximale. Harnais. Attaches. Assemblage. Réserve. Prête !

Marlène entra dans les arènes dès que la porte s’ouvrit. Un silence lourd, presque oppressant, envahit les gradins. Elle se retourna.

Séverine, Antoine, Anaëlle, et Nicolas se tenaient là, immobiles, un pas avant la porte.

- À quoi bon venir avec toi, Marlène, puisque nous ne servons à rien ? cracha Séverine, avant de claquer la porte derrière elle.

La néomage se retrouva seule devant cinq Italiens médusés. Elle observa ses adversaires qui se lançaient des regards incrédules avant de se mettre à rire en se tapant dans les mains. Victoire assurée, pensaient-ils. Marlène hocha la tête. Les Tuniques Rouges le voulaient ainsi ? Très bien. Elle allait leur montrer.

L’arbitre hésita. Pourtant, la règle permettait d’envoyer un seul joueur sur le terrain. Après quelques minutes d’agitation dans les gradins, il s’approcha de Marlène, un brassard de capitaine en main. Nicolas le portait normalement, mais là, il n’était pas sur le terrain. L’arbitre lui remit l’insigne. Marlène l’attrapa sans hésitation et l'accrocha à son avant-bras gauche.

- Vous voulez déclarer forfait ? interrogea l’arbitre.

- Non.

La réponse fut nette, sans la moindre hésitation. Elle n’avait aucun ressentiment envers les membres de son équipe. Au contraire. Enfin libérée des boulets qu’elle se traînait, elle allait enfin pouvoir briller. Le soutien que Séverine apportait à Fatima ne la surprit pas. L’attaquante aimait sa remplaçante. Les deux femmes vivaient ensemble, partageant le même appartement. Marlène s’en fichait. Les Tuniques Rouges croyaient la blesser en agissant de la sorte ? Ils se trompaient. Marlène en profiterait juste pour gagner seule. S’ils pouvaient faire pareil lors de la finale contre les Américains, elle serait ravie.

Le noir se fit. Sifflement. Marlène dépensa sans compter. Ses réserves débordaient. Son assemblage consolidé pour l’attaque et la défense supportait les assauts sans broncher. Défenseur italien éliminé. 100 à 0 en faveur des italiens. Constatant que Marlène ne marquait pas, les tireurs devinrent protecteurs pour les deux attaquants – Miraël et Julio. Marlène se tourna vers Julio et lança son bras… dont rien ne sortit. Réutilisant une technique éprouvée enseignée par maître Gourdon, les billes furent créées dans son dos pour éliminer Sofia qui n’avait rien vu venir.

Les Italiens échangèrent des regards angoissés. La néomage leur résistait. Deux d’entre eux venaient déjà de tomber sous ses assauts. Marlène visa de sa main le deuxième tireur devenu protecteur. S’attendant à une ruse, le tireur accentuant la défense de Julio. Erreur. Ne restèrent que Julio et Miraël.

- Marca ! ordonna Miraël à son co-équipier.

Inutile de parler italien pour comprendre que le capitaine des Lucioles venaient d’ordonner à l’attaquant de prendre le poste de tireur. Julio déblatéra une suite de sons que Marlène ne saisit pas. Visiblement, il ne comprenait pas la raison de l’ordre de son capitaine et demandait des explications. Miraël s’agaçait. Marlène profita de leur dissension. Julio se retrouva recouvert de rouge.

Marlène et Miraël se firent face. Marlène savait inutile de tenter de marquer. Son adversaire détruirait ses billes. Elle devait percer ses défenses. Lorsqu’il serait teinté de rouge, Marlène disposerait d’exactement trois secondes avant la fin du match. Largement assez pour marquer cent points, raison pour laquelle Miraël avait demandé à Julio de devenir tireur, afin d’augmenter le score et retirer cette solution à Marlène.

Miraël ne tenta pas de marquer non plus. Il ignorait que Marlène ne pouvait pas détruire ses billes, ayant retiré cette partie de son assemblage pour se concentrer sur l’attaque et les boucliers.

Marlène compta ses réserves. Elle les estima largement supérieures à celles de son adversaire. Elle le battrait sur ce terrain-là. Elle créa des billes surpuissantes, puisant dans ses réserves, visant les cibles de l’italien. Celui-ci répondit en montant des boucliers non moins puissants, résistants aux assauts.

Vide-toi, vide-toi ! pensa Marlène en bombardant Miraël. L’italien accusait les chocs sans frémir. Putain, il en a en stock ! grogna Marlène en pensées avant de se contrer elle-même : beaucoup moins que moi mais il maîtrise là où je gaspille des milliards en consolidation. Elle espéra malgré tout que son adversaire plierait.

Les réserves de Marlène fondaient comme neige au soleil. Des centaines de milliards d’um partirent en fumée dans les attaques sans que Miraël ne montre le moindre signe de faiblesse. Un doute s’insinua dans cette confiance en elle murmurée par Lycronus. Et si elle échouait ? Elle imagina déjà les titres : « Marlène la prétentieuse. Croyait-elle vraiment pouvoir gagner à elle seule contre cinq joueurs confirmés ? »

Un sourire se dessina sur le visage de Miraël et il lança quelques mots en italien que Marlène ne comprit pas. Puis, son regard se fit plus cruel et il termina par :

- Miss stupido.

L’insulte fut un coup de poignard dans le cœur de Marlène. Elle se souvint de ces années où, au Mistral, il avait été témoin de la souffrance qu'elle endurait, du harcèlement constant. Pourquoi ? Cherchait-il à la déstabiliser ? Son regard se durcit tandis que des larmes perçaient ses yeux. Elle les laissa couler sans les essuyer, une noirceur envahissant son cœur. Tu veux jouer comme ça, Miraël ? Très bien.

Faisant appel à la magie intra, elle se concentra sur ses dernières ressources. Un oiseau naquit dans l’air, vibrant d’énergie, et fondit sur l’italien comme un éclair. Pris de panique, Miraël offrit une brèche dans sa défense. Marlène s’engouffra dans cette faille avec une précision implacable et, d’un geste rapide, élimina son adversaire.

Elle paya le prix fort. Son assemblage s’effondra, morceau par morceau, comme un château de cartes balayé par un vent furieux. Elle utilisa les dernières ressources de ses réserves pour marquer cent un points, un exploit de pure volonté. Puis, épuisée, elle s’effondra.

Le sol la rattrapa bien avant Miraël, qui, dans un dernier vol gracieux, descendait lentement vers le bas. Marlène ne disposait plus cette possibilité, ni aucune autre magie. Son assemblage avait explosé, se réduisant à néant. Il n’en restait plus rien. Ses bulles flottaient, solitaires, dans un océan vide.

La rencontre avec le sol, après une telle chute, fut d’une violence inouïe. Chaque respiration devint une torture, chaque mouvement, même le plus infime, déchaîna des torrents de douleur qui semblaient ne jamais se terminer.

Les gradins se redessinèrent lentement devant elle, une foule muette, pétrifiée, les yeux écarquillés, les mains plaquées sur leurs bouches dans une forme d'angoisse silencieuse.

- Avait-elle le droit de faire ça ? gronda une voix, pleine d’indignation.

- Aucune règle n’interdit l’utilisation de la magie intra pendant un match, répondit une autre, avec une fermeté froide. Si Miraël n’a pas été foutu de faire la différence entre une illusion et la réalité, c’est son problème. Les Français ont gagné !

Un léger sourire traversa le visage de Marlène, mais il se dissipa sous la douleur la poignardant dans le dos.

- Marlène ? s'exclama Nicolas en s'agenouillant près d’elle, un air préoccupé sur le visage. Calme-toi. Je vais t’aider.

Il posa les mains sur son torse, et une chaleur douce, apaisante, se répandit dans son corps. La douleur s’estompa, remplacée par une sensation de bien-être inattendue. Elle frissonna de plaisir, surprise par l’intensité du soulagement. Un sourire involontaire se dessina sur ses lèvres. Elle se redressa, stupéfaite par l’effet presque instantané de ses soins.

- Il y a des moyens moins violents de revenir au sol, murmura Nicolas, un léger sourire sur ses lèvres.

- Je ne pouvais pas, répondit Marlène, en époussetant le sable de son maillot d’un geste absent. Mon assemblage est en ruine. Je ne peux plus utiliser la magie.

Des exclamations étouffées parcoururent les gradins.

- Tu aurais peut-être dû attendre d’être dans les vestiaires pour dire ça, murmura Nicolas.

Il l’aida à se relever, mais Marlène n’était pas encore complètement présente dans le monde qui l’entourait. La douleur était loin, mais la tension, elle, était bien présente. Miraël s’avança, la main tendue.

Marlène leva les yeux vers lui. Il était de coutume que les capitaines se saluent à la fin d’un match, mais… « Miss stupido » ? Il l’avait insultée. Et, malgré la fatigue et la douleur qui s’étaient dissipées, une rancune froide se leva dans son cœur.

Elle tourna le dos à Miraël, sans un mot. Un simple geste, mais lourd de sens. Ses pas la guidèrent vers les vestiaires. Nicolas la suivit, gêné. La foule, les gradins, tout semblait s’éloigner alors qu’elle laissait derrière elle le bruit du monde, tout comme elle avait laissé derrière elle la fureur du match.

Elle retrouva son équipe au complet dans les vestiaires, l’atmosphère lourde de non-dits et de culpabilité. Séverine s’avança en premier, ses yeux évitant ceux de Marlène.

- Nous sommes désolés, Marlène, commença-t-elle, la voix basse, pleine de regrets. Aucun de nous n’a voulu ça.

- Putain… Ton assemblage est vraiment anéanti ? demanda Peter, un mélange d’incrédulité et d'inquiétude dans la voix.

Elle hocha la tête, son visage dur et fermé, tandis que ses mains s'occupaient mécaniquement du matériel.

- Tu as gagné, murmura Fatima, les yeux écarquillés de surprise. Toute seule, en demi-finale, contre une équipe entière. Tu as gagné, bordel !

Les mots étaient pleins de respect, mais aussi d'une forme d'admiration qui sonnait étrange aux oreilles de Marlène. Elle n’en avait pas besoin. Elle n’en voulait pas.

- Ça lui a coûté son assemblage, rappela Nicolas, amer. Et trois côtes cassées… et sa hanche et ses deux chevilles. Et sa colonne vertébrale ! Si je n’avais pas été là, elle serait morte !

Le poids de ces mots frappait plus fort que la douleur physique, comme une vague déferlante qui engloutit tout sur son passage. Marlène rangea son matériel avec une lenteur apparente, mais dans sa tête, tout était flou. Son corps semblait être là, mais son esprit était ailleurs. Elle marcha sans un mot vers les douches, se glissant sous l'eau chaude avec l'espoir d'effacer la douleur.

Et sous le jet brûlant, les larmes commencèrent à couler. « Miss stupido », résonnait encore dans son esprit, chaque syllabe une claque qu'elle ne pouvait ignorer. Elle s’effondra à genoux, le visage plongé dans la vapeur. L'assemblage détruit n’était rien face à la dévastation qui rongeait son âme. Elle avait lutté, elle avait tout donné. Mais au fond d’elle, elle savait qu’il y avait plus que l’humiliation.

Miraël n’avait pas juste voulu la battre. Il avait voulu la briser. Il avait réussi.

Marlène était en train de se rhabiller lorsqu’un son strident la fit sursauter. Amanda s’affichait sur l’écran de son téléphone. Elle hésita un instant avant de décrocher, sentant que cette conversation serait tout sauf facile.

- Comment as-tu osé ? hurla Amanda, la voix tremblante de colère. Je t’avais confié sa phobie des oiseaux en toute amitié et tu l’as utilisée contre lui pendant un match ?

- Il a commencé, se défendit Marlène, la voix glaciale. Il a osé…

- Je sais ce qu’il a fait ! répliqua Amanda avec une froideur perçante. Tout le monde le sait ! Ça a été retransmis sur toutes les chaînes. Ce qu’il t’a dit est inadmissible mais ta réponse ne l’est pas moins.

Un silence lourd suivit, et Marlène sentit la douleur de la situation s’intensifier.

- Vous êtes deux idiots ! finit-elle par cracher avant de raccrocher brutalement.

Marlène resta là, l’appareil encore dans ses mains, son visage figé dans une expression vide. Une douleur sourde la traversa, une douleur plus profonde que celle de ses blessures physiques.

Elle laissa son téléphone glisser de ses doigts pour le poser sur la table, comme une arme abandonnée. Les larmes commencèrent à rouler sur ses joues sans qu’elle n’essaie de les retenir. Elle venait non seulement de perdre son assemblage mais aussi sa seule amie.

La victoire valait-elle vraiment tous ces sacrifices ?

- Marlène ? Les journalistes te demandent, indiqua Patrick depuis l’embrasure de la porte des douches.

Marlène leva la tête, en proie à une agitation qu’elle n’arrivait pas à calmer. Elle portait le brassard de capitaine, mais cela lui semblait dérisoire maintenant. Elle devait parler lors de la conférence de presse. Au matin, l’idée de briller sous les projecteurs l’avait enthousiasmée. Maintenant, elle se sentait vidée, comme une coquille déchiquetée. Elle avait tout perdu, y compris son courage.

- Je ne peux pas, murmura-t-elle, la voix étouffée par l’incertitude.

- Je comprends, assura Patrick d’un ton qui se voulait apaisant. Ça te va si je m’en charge ?

Elle hésita un instant, puis hocha la tête.

- Au contraire. Merci.

Un silence lourd s’installa après le départ de Patrick, dont les bruits de pas s’éloignèrent, la laissant seule dans la pièce. Le vide, cette sensation oppressante, l’enveloppait. Un long moment passa.

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