Chapitre 35 : Brique élémentaire

Marlène se leva lentement et, après un dernier regard vers la porte, se dirigea vers la salle de restauration. Seule restait la bulle de création de magie. Marlène remontait ses réserves mais sans la bulle de ver énergétique, chaque um lui coûtait des trésors d’énergie.

- Je savais bien que je te trouverai là, lança Antoine en s’asseyant près d’elle. Quelqu’un tient à te parler. Il est aux portes des arènes, il défie les vigiles pour te rejoindre.

La terreur s’empara de Marlène à l’idée que Lycronus puisse briser son invisibilité juste pour venir s’assurer qu’elle allait bien. Elle s’en voulut aussitôt. Pourquoi n’était-elle pas allée d'abord dans sa chambre pour le rassurer au lieu de se précipiter dans ce chaos ?

- Qui ça ? demanda-t-elle, la voix légèrement tremblante.

- Un dénommé Pierre Beaumont.

Maître Beaumont ? Le professeur de méditation au Mistral ? Marlène cligna des yeux avant de hocher la tête, acceptant par la même qu’il entre. Antoine lança la permission dans la gnosie et les vigiles, à l’autre bout du complexe, firent entrer celui qui leur cassait les pieds depuis une demi-heure.

Maître Beaumont entra dans la salle de restauration, accompagné des autres Tuniques Rouges prévenues par Antoine. Le contraste entre sa silhouette imposante et l’air abattu de Marlène ne pouvait être plus frappant.

- Bonjour Marlène, salua le professeur, d’une voix douce mais ferme.

- Bonjour, maître, répondit-elle en esquissant un sourire qui ne parvint pas à masquer son épuisement.

Il observa un instant son visage marqué par la fatigue et la douleur.

- Il paraît que ton assemblage est en miette ?

Marlène baissa la tête, comme si l’admettre rendait la perte encore plus réelle. Elle hocha péniblement la tête.

- Je viens t’aider, indiqua maître Beaumont.

- Je ne suis plus élève au Mistral, répliqua-t-elle d’une voix faible.

- Je fais ce que je veux de mes temps libres, répondit-il en haussant un sourcil, son ton léger tentant d’alléger l’atmosphère.

Malgré elle, un sourire furtif passa sur le visage de Marlène.

- C’est gentil à vous, merci.

- Ce n’est rien. Mais j’aimerais d’abord comprendre. Ce genre d’effondrement n’est pas courant à ton niveau. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Marlène hésita, ses mains triturant un coin de sa veste.

- La magie intra ne faisait pas partie de ma partie consolidée, murmura-t-elle. Or je ne sais pas créer un vrai oiseau en magie inter alors…

- Consolidée ? Comment ça ?

Elle releva les yeux vers lui, y cherchant un jugement qu’elle ne trouva pas.

- Nicolas m’a appris comment consolider à l’aide de magie pure. C’est grâce à ça que je peux vaincre mes adversaires. Sans quoi mon assemblage se serait écroulé depuis longtemps.

Un silence pesa entre eux. Maître Beaumont croisa les bras, son regard se durcissant, non pas de colère, mais de profonde réflexion. Puis, il soupira.

- On va reprendre depuis le début.

Pour la première fois depuis la fin du match, Marlène sentit une infime étincelle d’espoir, fragile mais réelle.

- Quel dommage que tu ne sois pas venue plus souvent en cours, ajouta maître Beaumont avec une pointe de regret. Cette leçon, je la donne aux deuxièmes années.

Marlène baissa les yeux, piquée par la remarque. Elle avait déserté les cours de méditation bien avant.

- La première fois que tu obtiens le classement automatique de ton assemblage…

- La première fois ? le coupa Marlène, interloquée.

Maître Beaumont leva un sourcil mécontent, le genre de regard qui faisait taire une classe entière.

- Pardon. Je me tais, promit Marlène en se redressant. Je vous écoute.

- Donc, reprit-il d’un ton patient, la première fois, le rangement se fait tel que tu t’imagines à ce moment-là. Mais la conception que tu as de la magie évolue avec le temps, tout comme toi. Il faut donc y revenir, réévaluer si la combinaison convient toujours. Et surtout, ne jamais hésiter à modifier son assemblage, à le remodeler aussi souvent que nécessaire.

Il s’arrêta un instant, son regard devenant plus sérieux.

- Plus important encore, il faut être pleinement conscient de ce que l’on est.

Marlène haussa un sourcil, intriguée.

- Comment ça ?

Avant que maître Beaumont ne réponde, Nicolas, resté en retrait jusque-là, intervint, visiblement bouleversé :

- Je suis désolé, Marlène, intervint Nicolas. Je pensais que tu le savais. Je n’ai pas imaginé une seule seconde que…

Maître Beaumont le coupa d’un geste.

- Vous n’avez rien à vous reprocher, monsieur Patriol. Marlène doit assumer les conséquences de ses choix. Pas vous.

Marlène rougit sous le poids des mots. Elle savait que Nicolas n’était pas en tort. Elle avait choisi d’ignorer les cours, malgré l’insistance de Lycronus qui lui répétait d’y aller. Elle s’était crue meilleure. Et aujourd’hui, elle en payait le prix.

- Marlène, reprit maître Beaumont d’une voix plus douce, tu dois prendre conscience que ton assemblage existe.

- Il a disparu, marmonna-t-elle, la voix tremblante de frustration.

- Non, corrigea-t-il fermement.

Avant, elle aurait rétorqué sèchement qu’il ne pouvait pas en savoir plus qu’elle sur son propre état. Avant… Mais cette fois, elle se tut, attendant qu’il poursuive.

Il esquissa un sourire, comme s’il était satisfait de son élève du jour.

- Il est petit mais il est là. Une seule brique de base. Des bulles, dans ton cas, si ma mémoire est bonne. Une seule, mais qui détermine ce que tu es.

Marlène fronça les sourcils. La seule bulle qui restait était celle permettant la création de magie, celle la désignant comme magicienne, la brique élémentaire de tout magicien, en somme. Elle ne comprenait pas.

- C’est extrêmement intime alors je comprendrais que vous refusiez, indiqua maître Beaumont. Accepteriez-vous une séance de groupe pour aider Marlène ?

Un silence suivit, chargé de regards échangés entre les Tuniques Rouges.

- Je veux bien, dit Séverine, brisant la tension.

- Moi aussi, ajouta Fatima avec un sourire d’encouragement.

Un à un, les autres membres de l’équipe acquiescèrent. Marlène sentit une chaleur étrange monter en elle, un mélange de gratitude et d’humilité.

- Ma brique élémentaire est l’attaque magique, déclara Séverine, son ton empreint d’une étrange sérénité. Peu importe la forme qu’elle prend. Je suis ce qu’on appelle un mage de guerre.

Marlène écarquilla les yeux, abasourdie. Séverine continua, imperturbable :

- C’est extrêmement rare. Et c’est aussi pour ça que je n’ai pas le droit de quitter la France. Cela pourrait être perçu comme une menace et, potentiellement, déclencher une guerre.

- Quoi ? Vraiment ? balbutia Marlène, incapable de cacher sa surprise.

Séverine acquiesça avec gravité.

- Le ministre des Armées adore que je joue au PBM. Ici, je peux m’entraîner en conditions quasi réelles et affiner mes capacités. Je vis des situations de combat sans conséquences politiques directes. Mais surtout, je suis une vitrine. Une preuve vivante des compétences françaises. Un genre d’arme de dissuasion.

- Comme… une bombe atomique, murmura Marlène en connectant les points. On montre qu’on l’a, mais on espère ne jamais avoir à s’en servir.

- Exactement, approuva Séverine avec un léger sourire.

Son expression se fit plus grave alors qu’elle poursuivait :

- Accepter ça n’a pas été facile. Pendant des années, je refusais d’admettre ma nature. Mon assemblage se brisait sans arrêt. J’étais en perpétuel conflit intérieur.

Elle marqua une pause, son regard se perdant un instant dans un souvenir.

- Je suis pacifiste. L’idée d’être une arme humaine m’était insupportable. Mais il a bien fallu que j’affronte la réalité. Que je l’accepte.

- Et alors ? demanda Marlène, fascinée malgré elle.

- J’ai intégré l’armée, répondit Séverine, sa voix basse mais posée. Ils m’ont formée, y compris aux interrogatoires.

Marlène grimaça. Ça expliquait pourquoi Séverine avait un don pour lui soutirer des confidences pendant les cours de communication.

- Je suis une arme en dormance. C’est comme ça.

Séverine haussa les épaules avec une résignation tranquille, mais son regard laissait transparaître une profondeur émotive que Marlène n’avait jamais perçue auparavant.

- Je suis l’exact opposé de Séverine, intervint Antoine d’une voix posée mais ferme. Bouclier.

Tous les regards se tournèrent vers lui, mais Antoine ne sembla pas s’en formaliser.

- Avec mes compétences, j’aurais pu faire fortune en devenant le gardien personnel d’un milliardaire paranoïaque. Je pourrais aussi me rendre indispensable à l’État, posté au centre de l’Élysée comme une forteresse vivante, un rempart contre toutes les attaques.

Il marqua une pause, croisant les bras, son regard pensif se portant au loin.

- Mais j’ai choisi le PBM, poursuivit-il, sa voix s’adoucissant. Ici, je peux être une vitrine, moi aussi. Pas pour moi-même, mais pour servir autrement.

Marlène observa son coéquipier, fascinée par la sérénité qu’il dégageait. Ce qu’il avait dit semblait lourd de sens, comme s’il portait une responsabilité qui allait bien au-delà des arènes.

Une pensée traversa l’esprit de Marlène, poignante et déstabilisante. Aucun des deux ne jouait par amour du PBM.

Elle repensa à Séverine, à sa nature de mage de guerre, et à Antoine, qui incarnait la protection absolue. L’une jouait pour canaliser une force destructrice, l’autre par dévotion à son pays.

- Je suis télékinésiste, annonça Peter, sa voix pâteuse trahissant son état habituel, celui que l’odeur de l’alcool autour de lui ne laissait jamais ignorer.

Marlène redressa la tête, ses yeux s’illuminant d’admiration.

- Tu peux faire voler des objets ? demanda-t-elle, son enthousiasme à peine contenu.

Peter hocha la tête, un sourire en coin.

- Exactement. Plus jeune, je trouvais ça génial. Mais surtout pour voler… dans le sens de subtiliser des trucs aux autres.

Le regard admiratif de Marlène vacilla. Elle n’avait jamais envisagé cette facette sombre d’un tel don.

- C’est facile d’avoir ce qu’on veut quand on peut le faire venir directement à soi, expliqua Peter d’un ton désabusé. Sauf qu’un jour, j’ai visé trop haut. Une maison avec des protections magiques. Tu sais, les riches ne plaisantent pas avec leur sécurité.

- Tu t’es fait attraper ? murmura Marlène, frissonnant à cette idée.

- Je n’avais que neuf ans, précisa-t-il en haussant les épaules. Pas de prison, mais un internat pour gamins à problèmes. Surveillance 24 heures sur 24, interdiction de sortir. Un cauchemar.

Il fit tourner son verre vide sur la table devant lui, les yeux fixés sur un point invisible.

- À quatorze ans, ils m’ont mis en école de magie, comme tout le monde. Le jour de ma majorité, à ma sortie, je n’ai rien cherché de stable. Pourquoi bosser quand tu peux obtenir ce que tu veux avec une simple pensée ?

Marlène sentit son estomac se nouer. Elle n’aurait pas voulu l’admettre, mais elle comprenait. Avec un tel pouvoir, aurait-elle résisté ?

- Et puis, forcément, j’ai fini par me faire choper, reprit Peter. Là, c’était la vraie prison. Colliers de contrôle inclus. Ils bloquent ta magie, mais pas ton accès aux réserves. Tu sens tout, mais tu ne contrôles rien. Une torture. C’est là que j’ai commencé à boire.

Sa voix s’était brisée sur cette dernière phrase. Marlène avala difficilement sa salive, bouleversée malgré elle.

- Obligation de soins, tribunal… Rien n’a marché. Je ne veux pas qu’on m’arrête de force. Et puis, une juge a fini par se lasser. Elle m’a offert une autre voie : le PBM.

Il eut un sourire amer.

- Ici, Patrick ne me fait pas chier. Je bois si je veux, je suis nourri, logé, et payé assez pour m’offrir mes bouteilles.

Le silence qui suivit était lourd, presque étouffant. Marlène sentit une profonde tristesse l’envahir. Peter avait ce qu’elle rêvait : un pouvoir incroyable, celui de faire voler les objets. Et il l’avait utilisé pour faire le mal, détruisant sa vie et celle des autres.

- Jouer au PBM, ajouta Peter après un moment, exige de moi de consolider mon assemblage. Forcément. Tirer des billes de peinture, ce n’est pas dans mes talents naturels.

Marlène trouva cela logique.

- Je suis experte en son, déclara Garcia d’un ton calme mais vibrant de contrôle. Intra ou inter.

Marlène lui lança un regard intrigué, prête à en apprendre davantage.

- Ma mère est espagnole. Elle ne parlait que cette langue à la maison, continua Garcia. Mon père, un Basque traditionaliste, tenait à ce que j’apprenne son patois en plus du français. À sept ans, je jonglais déjà avec trois langues. Puis, au collège, tout a changé : mon père a décroché un poste en Australie. On a déménagé, et j’ai dû apprendre l’anglais. Ensuite, l’allemand est venu avec l’école.

Un sourire nostalgique effleura les lèvres de Garcia.

- Les autres langues, c’était ma propre initiative. C’était naturel pour moi. Les sons, les mots, les nuances, tout cela me fascinait. Je suis devenue traductrice.

Marlène hocha la tête. Cela faisait sens.

- Mais la traduction n’est jamais objective, ajouta Garcia, son ton se durcissant légèrement. Un mot en cache un autre. Le traducteur choisit toujours, même inconsciemment. Et avec la magie, c’est pire. Le récepteur n’entend même pas la voix originale, elle est déformée, modulée par la magie.

Ces paroles frappèrent Marlène. Elle fronça les sourcils, réfléchissant à ses propres expériences. Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais entendu la vraie voix de Lycronus, toujours masquée par un filtre. Même Amanda, hormis leur première rencontre en italien et le match amical contre les Lucioles, était passée par ce même prisme. Une vague de tristesse monta en elle, la laissant presque suffoquer.

- À un moment de ma carrière, j’ai travaillé pour une organisation gouvernementale, reprit Garcia, sa voix se faisant plus froide, plus distante. On m’a demandé de gérer une traduction pour un sommet de chefs d’État. Une collègue devait m’accompagner, mais elle n’est jamais venue.

Les regards autour de la table se firent plus attentifs. Une tension invisible s’éleva dans l’air.

- J’aurais dû annuler, admit Garcia. Mais comment le faire ? Des centaines de dirigeants étaient sur place, prêts à discuter de l’avenir du monde. J’ai accepté de tout prendre en charge.

Elle marqua une pause, jouant avec son verre d’eau sans le boire.

- C’est un peu comme les billes de peinture, poursuivit Garcia. Plus tu en tires, moins elles sont puissantes et précises. Ce jour-là, il y avait trop de voix. Tout le monde parlait, coupait, criait. Les traductions se sont mêlées, déformées, et...

Sa voix s’éteignit, emportée par un souvenir douloureux.

- Une dispute a éclaté entre deux chefs d’État. Je n’ai pas compris sur le moment pourquoi. Mais le quiproquo était là. La magie avait amplifié les malentendus. Une guerre s’en est suivie. Des milliers de morts.

Marlène ouvrit de grands yeux, pétrifiée.

- C’était ma faute, conclut Garcia, ses yeux fixant un point invisible.

Un silence lourd enveloppa la pièce.

- Je me suis retirée après ça, murmura Garcia, sa voix à peine audible. Jouer au PBM m’a semblé être une voie acceptable. Forcément, mon assemblage est consolidé par de la magie pure, moi aussi.

Marlène sentit son estomac se nouer. Garcia, avec son passé, portait un poids insoutenable. Pas étonnant que Patrick perde patience. Comment obtenir de la cohésion ou de la motivation d’une équipe qui traîne des chaînes aussi lourdes ?

- Moi ? lança Fatima en sentant le regard de Séverine posé sur elle. Je ne suis là que pour être avec Séverine. Mon assemblage est consolidé de partout. Je ne suis pas du tout faite pour le PBM !

Marlène haussa un sourcil sceptique.

- Tu pourrais travailler en dehors et la rejoindre le soir, comme tous les couples, répliqua Marlène.

Fatima haussa les épaules, l’air de s’en moquer.

- Le PBM offre des journées entières à ne rien faire.

Marlène réprima un sourire amer. Forcément, quand on n’a pas de réserve.

- Autant passer ce temps avec Séverine, ajouta Fatima avec une évidence tranquille.

Un léger froncement de sourcils de Séverine suffit pourtant à la faire hésiter. Elle détourna le regard, puis soupira.

- Bon, ok, la vraie raison est que le métier qui m’est destiné est pourri.

- Comment ça ? demanda Marlène.

- Tu sais qu’en Russie, ils forcent les gens comme toi à bosser pour le bien de la communauté ? s’amusa Antoine.

- En Chine aussi, compléta Séverine très sérieuse.

Marlène ignorait tout du mode de fonctionnement dans ces pays. Elle se tourna vers Fatima pour comprendre.

- Tu vois les jeux vidéos où tu dois choisir entre un barbare, un archer et un mage ?

Marlène hocha la tête. Bien sûr qu’elle voyait.

- Si tu choisis mage, tu as le choix entre eau, feu, air et foudre. Comme s’il n’y avait que ces quatre possibilités ! pesta Fatima en balayant la salle d’un geste large.

Une mage d’attaque, un télékinésiste, un bouclier, une traductrice. Restaient encore Fatima, Anaëlle et Nicolas, sans compter Marlène elle-même et maître Beaumont, qui, elle en était certaine, ne dévoilerait rien.

- Hé ben, moi, je suis mage de foudre, poursuivit Fatima. Je peux déclencher la foudre quand je veux et où je veux.

Marlène plissa les yeux.

- Tu peux tuer quelqu’un.

- Ou le sauver, rétorqua Fatima. Un petit choc électrique bien placé et je redémarre un cœur. Je suis un défibrillateur ambulant.

Marlène croisa les bras.

- C’est ça, le métier pourri ? Attendre qu’un type fasse une crise cardiaque pour servir à quelque chose ?

Fatima esquissa un sourire amer.

- Non, c’est pire que ça. Je peux transformer la magie en électricité. La magie est créée par les magiciens. C’est la création d’énergie la plus renouvelable, la plus propre au monde !

Marlène sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle voyait déjà les implications.

- Pas étonnant que les Russes et les Chinois aient drastiquement baissé leur bilan carbone, murmura-t-elle.

Fatima hocha la tête.

- Là-bas, les mages doivent déclarer leur brique élémentaire. Des télépathes vérifient qu’ils ne mentent pas. Et s’ils sont mages de foudre… ils passent leur vie, les mains collées à des câbles haute tension, à alimenter le réseau électrique. Payés une misère.

Un silence pesant s’abattit sur le groupe. Marlène frissonna.

- Heureusement que je suis née en France, soupira Fatima.

Marlène ouvrit la bouche, puis la referma. Fatima aurait pu, à elle seule, faire fermer une centrale à charbon. Réduire la pollution. Elle aurait aussi mis des centaines de personnes au chômage.

Marlène n’avait pas d’avis tranché sur la question. Et ça la dérangeait.

- Je suis pile poil ce qu’il faut pour être tireuse, annonça Anaëlle.

C’est bien la seule, pensa Marlène. Anaëlle lança :

- Fatima crée de l’électricité ? Moi, je crée de la matière. Tu veux quelque chose ? Pas de problème. Je te le crée !

Marlène en resta bouche bée. Une capacité pareille… les implications étaient vertigineuses.

- Tu as créé quoi ? demanda-t-elle, fascinée.

- Quand j’étais gamine ?

Marlène hocha la tête.

- De l’argent ? tenta-t-elle.

Anaëlle éclata de rire.

- Trop complexe. Les billets sont numérotés, tracés.

- De l’or… Des diamants… s’extasia Marlène.

- Même problème. Ça se revend pas aussi facilement que tu le crois.

Anaëlle marqua une pause, puis lâcha :

- J’ai choisi la drogue.

Marlène ricana nerveusement, avant de voir le sérieux dans les yeux d’Anaëlle. Elle ravala son rire.

- J’ai commencé par des trucs léger, extasie, marijuana. Je les vendais dans la cour de l’école. Au collège – non magique – je suis passée à la cocaïne et l’héroïne. J’en vendais le soir. Mon produit était pur et je ne le vendais pas cher – pour ce que c’était, crut-elle bon de préciser. Mes clients se sont multipliés, attirant les regards.

Un frisson parcourut Marlène.

- Tu as fini en prison, toi aussi ? s’exclama Marlène, abasourdie.

Anaëlle haussa les épaules.

- Pas tout de suite. La mafia n’a pas apprécié que je leur pique leur clientèle.

Marlène blêmit.

- La mafia ?

- Ils m’ont envoyé des mecs pour me tabasser et me faire cracher le nom de mes fournisseurs, narra Anaëlle d’une voix détachée.

Marlène déglutit avec difficulté, triturant l’ourlet de sa veste.

- Heureusement, la police me surveillait déjà. Ils cherchaient mon réseau, pensaient tomber sur un gros poisson. Au final, ils ont démantelé le groupe mafieux du coin. Moi, j’ai pris pour trafic de stupéfiants. Prison. Collier de contrôle.

Marlène n’en revenait pas. Elle n’aurait jamais parié cela sur le passé d’Anaëlle.

- Et le PBM ?

- Un juge m’a proposé un deal. Jouer contre une remise de peine. Je suis plus utile ici qu’en taule, paraît-il.

Marlène serra la mâchoire. Anaëlle ne jouait pas par amour du PBM mais par obligation. Si elle arrêtait, retour en prison. Et Patrick qui jonglait entre tout ça. Pas étonnant qu’il craque !

- Je suis guérisseur, avoua Nicolas.

Un silence tomba sur la salle.

- Un néomage guérisseur ? s’étonna maître Beaumont. J’ignorais que cela existait.

- Je suis le premier, indiqua Nicolas. Je peux soigner n’importe qui de n’importe quoi. Comme Antoine, je pourrais gagner des millions. Je ressens le même dilemme que lui : comment choisir qui soigner ? Qui mérite ? Même si je consacre une minute par personne, je ne dispose pas de dix milliards de minutes ! Je serai obligé de faire un choix. Qui suis-je censé soigner ? Pourquoi choisir l’un plutôt que l’autre ? Devrais-je me contenter de soigner ceux qui peuvent payer ? Je n’apprécie pas cette manière de voir les choses.

Marlène non plus. Elle comprenait la difficulté ressentie par Nicolas. Séverine lui lança un regard transperçant.

- T’es chiante, grogna Nicolas.

Marlène passa de l’un à l’autre, sans comprendre, jusqu’à ce que Nicolas avoue :

- C’est nul d’être guérisseur. Franchement, tu es capable de citer le nom d’un seul guérisseur ? Ces gars sauvent des milliers de vie et tout le monde s’en fout.

Marlène resta muette. Nicolas poursuivit :

- Quand le CIM m’a annoncé être néomage, j’ai tout de suite imaginé gloire et célébrité. J’ai choisi le PBM alors même que je reçois tous les jours des appels du gouvernement français et d’ONG qui réclament ma présence.

Il passa une main sur son visage, visiblement exténué. Marlène grimaça. Elle comprenait la situation délicate dans laquelle se trouvait Nicolas. Difficile de concilier ses espérances avec la réalité.

- Du coup, mon assemblage nécessite d’être consolidé, admit Nicolas. Il n’est pas fait pour le vol, le tir ou les boucliers. Te soigner après ta chute ne m’a pas coûté grand-chose.

Marlène lui envoya un regard plein de remerciements muets.

- Que contient ta brique élémentaire ? demanda maître Beaumont en la regardant.

Tout le monde s’était exprimé. C’était son tour. Marlène regarda autour d’elle avant de se tourner vers elle-même.

La création de magie, pensa Marlène. Ainsi, ce n’était pas le cas de tout le monde. Il s’agissait de sa nature profonde et la vérité faisait mal. Une aiguille de feu transperçait son cœur. Elle qui rêvait de faire voler des trucs, de lancer des boules de feu, de montrer sa magie, de faire briller les yeux de ses parents. Tous ses espoirs s’écroulaient.

Elle n’était qu’une source d’énergie brute, une centrale à magie. Créatrice. Nul ne comprenait la quantité de pouvoir qui grondait en elle. Elle était faite pour ça. Capable de la créer, oui, mais incapable de la façonner. D’autres le faisaient bien mieux qu’elle.

En Russie ou en Chine, elle aurait été liée à Fatima. Ensemble, elles pouvaient produire assez d’électricité pour tout le pays. Marlène n’avait aucune envie de faire ça. Alors quoi ? Elle n’en avait aucune idée. Jamais son avenir ne lui avait paru aussi flou. Elle baissa les yeux.

- Demain, téléportation à 9h, indiqua Patrick en entrant dans la salle de restauration.

Un silence gêné lui répondit. Il balaya l’assemblée du regard, haussa un sourcil.

- Oh désolé ! Je dérange, peut-être !

- Non, non, assura maître Beaumont en se levant. Je crois que j’ai fini.

Il marqua une pause, un léger sourire au coin des lèvres.

- Marlène terminera elle-même. Elle est particulièrement douée pour ça.

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