La base est en effervescence depuis ce matin. C’est la première fois qu’une attaque contre les rebelles requiert autant de monde. Je ne peux pas m’empêcher d’être pessimiste. Rien n’est encore joué. Je connais les rebelles pour les avoir souvent affrontés. Ils sont loin d’être stupides. Leurs plans d’attaque sont généralement brillants. J’ai failli plusieurs fois y laisser ma peau. Le maréchal n’a pas divulgué toute la stratégie de demain. Il le fera en dernière minute pour éviter, s’il y a des traites, qu’ils agissent. Espérons pour lui qu’un officier n’en est pas un. Je me fais bousculer, mais n’y prête pas attention et continue ma route. Avant une mission, j’ai toujours envie de m’entrainer. L’ultime réunion n’est que dans cinq heures. J’arrive dans la salle et tombe sur Elena et Isis. Son aide de camp est assise sur les gradins pendant que sa supérieure tire. Cela me surprend. Elena me remarque. Le temps que j’arrive à sa hauteur, elle retire son casque.
- Tu renonces à l’épée ? demandé-je.
- Je n’en ai pas besoin demain. Je ne compte prendre que mes poignards et mon flingue.
- Je trouve que tu n’es pas assez armée. Tu es sûre de vouloir abandonner ton arme fétiche ici ? ironisé-je.
Elena lève les yeux au ciel avant de poursuivre un sourire taquin aux lèvres :
- Arrête de te foutre de moi. Tu sais très bien que pour ce genre de mission, je n’ai aucune chance avec elle.
Je lui donne une bourrade amicale dans le dos.
- Je plaisante. Bien sûr que je sais tout ça.
- Sinon, tu viens t’entrainer ? s’enquiert-elle pour changer de sujet.
- C’était mon idée.
- Dans ce cas, je te laisse la place.
- Rien ne presse. Termine ce que tu as à faire.
- J’allais faire une pause de toute façon. Pendant que je récupère, je vais en profiter pour voir mon prof à l’œuvre, lâche-t-elle avec amusement puis continue d’une voix plus grave qui ressemble étrangement à la mienne. Je ne laisserai passer aucune erreur de ta part.
Je m’esclaffe.
- Ne te moque pas. Il fallait bien que j’aie un semblant d’autorité.
- Tu l’as bien cherché.
- Allez, va t’asseoir et admire, lui dis-je en lui désignant les gradins.
Elle claque sa langue et court rejoindre Isis qui n’a pas bougé d’un pouce. Je me place au centre, mets mon casque et tire.
Mes chargeurs se sont vidés beaucoup plus vite que prévu. Je crois bien que c’est fini pour aujourd’hui. Je glisse mon casque autour de mon cou. Je suis content de moi. J’ai fait mouche à chaque fois. Je porte mon attention vers les gradins. Je me demande si les filles sont encore là. Je les retrouve dans la même position qu’au début de mon entrainement. Elena discute avec Isis tout en polissant ses poignards. Lorsque j’arrive à leur hauteur, leur bavardage se stoppe. Je trouve Isis un peu plus pâlotte qu’à l’ordinaire. Je la salue et celle-ci me sourit en retour.
- Comment vas-tu, Isis ?
- Bien, colonel.
- Pas ce ton si formel avec moi, Isis. Fais comme tout le monde et appelle-moi Hans, déclaré-je sans équivoque.
- Très bien, Hans.
- Au fait, je sais que cela fait déjà un moment que tu es arrivée, mais comment cela se passe ici ? Tu t’en sors ?
Sa mâchoire se crispe et elle blêmit légèrement.
- Oui, se contente-t-elle de me répondre d’un ton neutre.
Le silence s’installe entre nous. J’ai l’impression que ma question a jeté un froid. La discussion semble close pour la jeune fille. Je ne sais pas si c’est pour me sortir de cette situation gênante, mais à mon grand soulagement Elena intervient :
- Et sinon, tu as prévu quoi aujourd’hui, Hans ?
- Rien de spécial avant la réunion. Je dois encore vérifier deux, trois éléments, mais sinon rien. Au fait, c’était sympa hier. Il faudra que l’on remette ça un jour.
- Avec plaisir ! Luna a bien fait d’insister.
Voyant que nous n’avons plus rien à nous dire, je les quitte. Elena préfère continuer à s’entrainer. Décidément, elle n’arrête jamais. Lors d’une intersection, je tombe nez à nez avec Tellin. Il freine à ma vue. Quand bien même nous avons la même taille, il reste intimidant. Je me mets au garde-à-vous. Il ne bouge toujours pas. Il croise ses bras et d’un signe de tête me fait rompre.
- Félicitation pour votre exploit, Wolfgard.
Contrairement à Luna ou à Elena, cela ne ressemble nullement à un compliment.
- Merci, major général Tellin.
- Vous êtes fier ?
Je le fixe, sceptique. Où veut-il en venir ?
- De cette stratégie, précise-t-il.
- Je ne fais que mon devoir, mon major.
- Vraiment ?
Il décroise ses bras pour mettre ses mains derrière son dos.
- Voyez-vous, Wolfgard, je me suis toujours demandé comment un type comme vous avait pu arriver si haut dans la hiérarchie. Maintenant, j’ai compris.
Il laisse la suite de sa pensée en suspens. Qu’est-ce qui va sortir de sa bouche ?
- J’ai compris, répète-t-il. Vous êtes arrivé si haut non parce que vous êtes compétent, loin de là, mais parce que vous êtes futé.
À voir le ton qu’il a utilisé pour m’annoncer ça, on aurait l’impression qu’il vient de faire une bonne blague. Si cet homme n’était pas mon supérieur, je l’aurais giflé. Pour qui se prend-il ? Je serre les poings et me contente de répondre :
- Si vous le dites.
Il se penche et sa voix devient un murmure :
- Écoutez, Wolfgard, vous n’êtes peut-être pas une lumière, mais vous n’êtes pas dénué de bon sens. Si vous m’humiliez encore une fois devant le maréchal ou n’importe qui d’autre, vous le regretterez. Compris ?
Je comprends maintenant pourquoi Elena est à ce point terrifiée par cet homme. Ses paroles ne permettent aucune discussion. Je suis paralysé. Si Tellin l’avait voulu, je serais déjà un homme mort. Je parviens à articuler :
- Cela n’arrivera plus, major général.
Tellin se redresse et me donne une claque dans le dos comme si j’étais un vilain garçon qui venait de promettre qu’il ne recommencera plus. L’instant d’après, mon supérieur a disparu. Pour ma part, il me faut un certain temps pour reprendre mes esprits et, même lorsque je repars, mes jambes peinent à ne pas trembler.