Chapitre 34 : Tritogenos – Proposition indécente

Tritogenos regarda incrédule la quantité de nourriture déposée sur les tables. Jamais il n'avait vu un tel faste. Habitué à la misère dans sa ferme et à la famine due à la guerre contre les romains, le jeune celte dut lutter pour ne pas se jeter sur les fruits secs, le vin, les feuilletés, les pains aux épices, les gâteaux au miel et bien d'autres mets qu'il ne parvenait pas à identifier.

Sa mère lui avait trouvé cette place de serviteur dans cette riche famille romaine tout juste installée. Le père était un ancien chef de guerre ayant décidé d'amener sa femme sur ces terres nouvellement conquises plutôt que de retourner chez lui.

Tritogenos entra timidement. Simple paysan, il sentait bien qu'il détonnait avec l'environnement. Puant le crottin, la terre et la pluie, affamé et vêtu d'une tunique en chanvre sale et grise, il se renferma sur lui-même pour disparaître.

Une dame âgée vêtue d'une simple tunique de lin blanche entra. Sa ceinture tressée en cuir indiquait probablement quelque chose mais Tritogenos en ignorait la signification.

- Je suis la gouvernante. Tu es entrée par la porte principale. Tu es censé entrer par derrière, gronda-t-elle.

- Je suis désolé, marmonna Tritogenos en rêvant de devenir invisible. Je ne désirais pas être impoli. Je suis extrêmement honoré de faire partir du personnel de cette merveilleuse demeure.

La femme soupira puis lui fit signe de la suivre. Elle lui expliqua les règles de la maison, son futur travail, lui fit visiter sa chambre – au combien luxueuse comparée à la pièce unique de la ferme parentale, puis la salle de bain où il fut prié de se laver sur le champ. De nouveaux vêtements lui furent donnés et une collation – un repas de roi comparé à la soupe habituelle – lui fut donnée.

Il travailla avec bonheur et simplicité, ne désirant qu'être un bon serviteur pour remercier ces gens de lui donner autant. Il se levait tôt et ne se reposait que rarement. Il nettoyait le sol, lavait la lessive, faisait les courses, épluchait des légumes lorsqu'un camarade était malade. Il ne demanda jamais à rentrer chez lui et tout son salaire partait dans sa famille. Il tenait à honorer les siens.

La dignité guidait ses pas. Les romains avaient gagné la guerre mais le gaulois restait fier. Il détestait le travail mal fait, l'imperfection, la médiocrité. Cela le rendait un brin hautain, orgueilleux, présomptueux et condescendant, si bien que malgré sa solidarité, il n'était guère apprécié de ses comparses.

De ce fait, il passait ses rares pauses seul, à contempler les fleurs blanches de l'atrium, qui lui rappelaient sa plaine natale. Il rêvassait, repensant à ses deux frères aînés et ses quatre sœurs.

Nul ne savait que faire de lui. Toute son enfance, il avait tout fait pour que son père le remarque. Qu'il l'aide ou fasse des bêtises, jamais ce dernier ne lui avait accordé l'attention tant désirée. Sa mère, connaissant son désarroi et sa profonde tristesse, lui avait trouvé cette place et son père, en l'apprenant, avait enfin tourné son regard vers son troisième fils pour lui demander de lui faire honneur. Le jeune homme comptait bien rendre son père fier.

Tandis qu'il repensait à ses courses effrénées dans les champs avec ses frères, une splendide créature passa devant lui. Cette femme sublime lui donna immédiatement une féroce érection. Ses longs cheveux noirs, sa peau hâlée, sa marche souple et aérienne firent frémir le gaulois de plaisir. Alors qu'elle se trouvait à l'autre bout de l'atrium, il pouvait sentir son parfum enivrant, goûter sa peau sucrée, caresser sa peau douce et fine. Elle ne lui accorda aucune attention, pas un regard, pas un geste. Elle l'ignora superbement et continua sa route avec grâce et légèreté.

Tritogenos eut envie de lui sauter dessus, de la baiser sur le champ, de la prendre par tous les orifices, de la remplir bestialement en tirant ses splendides cheveux. Il imagina sa croupe remuer sous ses assauts sauvages et ses cris réveiller toute la maisonnée. Il retourna au travail avec un immense sourire sur le visage.

Il rêva, fantasma, se masturba sur l'image de cette créature sublime, pour finalement découvrir qu'il s'agissait de la maîtresse de maison. Oh ! Douce révélation ! Il allait charmer la belle et rendre cocu le fier guerrier romain. Car il ne comptait certainement pas abandonner, ça non. Il irait jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte. Il la désirait, il voulait la posséder et dans son esprit, aucun doute que cela se produirait. Au village, aucune fille ne lui avait jamais résisté. Charmeur, beau et séduisant, il prenait régulièrement dans les foins toutes les filles de ferme des alentours. Son père serait tellement fier ! Le petit paysan gaulois baisant la noble romaine, rendant cocu le fier guerrier ennemi. Quel honneur cela serait !

Il observa avec attention les allers et venues, écouta les conversations, guetta le moment idéal et ce dernier se présenta moins d’une lune après. Le mari venait de partir dans un fief lointain afin de discuter de problèmes territoriaux avec les anciens chefs de clan désormais unis sous la bannière romaine. Il en aurait pour au moins une lune. Tritogenos en profita pour observer la belle, ses préférences, ses habitudes. Il posa sur sa table de chevet son fruit préféré. Le lendemain, en allant se coucher, elle trouva un bouquet de fleurs sur son oreiller.

Tritogenos l’imagina rêver à son adorateur secret. Il savait combien les femmes mouillaient au moindre mystère. Les attentions se firent plus nombreuses mais toujours inattendues. Tritogenos l’évitait le plus possible afin qu’elle ne se doute de rien. Il fallait qu’elle fantasme, qu’elle laisse ses pensées dériver. Ainsi, lorsqu’il se présenterait, elle tomberait dans ses bras sans difficulté. Il le savait pour l’avoir expérimenté de nombreuses fois.

Il se décida à agir. De nombreux jours avaient passé. Elle était prête, à n’en pas douter. Il prit un bain et mit une tunique neuve. Cette femme était riche. Elle n’apprécierait pas l’odeur du fumier à laquelle les filles de ferme étaient habituées. Alors qu’elle se rendait dans sa chambre, il se présenta devant elle.

- J’espère que mes douces attentions vont ont plu, belle dame.

Généralement, il y avait deux options. Ou bien elle lui hurlait dessus, le frappait et dans ce cas, mieux valait s’enfuir et essayer une autre approche. Ou bien elle gémissait, couinait, se tortillait. Ses signes indiqueraient une totale ouverture.

La dame resta figée, sans bouger, sans parler, muette, tétanisée. Elle le transperçait des yeux en silence mais Tritogenos fut incapable de déterminer si le signe était bon ou mauvais. Puisqu’elle ne lui demandait pas de partir, il continua :

- Votre beauté m’inspire de grandes passions. Je vous désire, belle dame. Me feriez-vous l’honneur de…

- Caly ?

Tritogenos sursauta à l’arrivée du mari. Il apparut de la porte la plus proche comme un félin, sans bruit, avec charme et souplesse. Sa femme ne réagit pas à son appel. Elle semblait ne même plus respirer.

- Caly ? répéta le mari.

Tritogenos se demanda ce que signifiait ce mot. Ne parlant pas latin, il supposa qu’il devait signifier « Que se passe-t-il ? » ou « Quel est le problème ? ». Il ne devait pas avoir entendu la demande de Tritogenos car il ignorait superbement le petit serviteur qui venait pourtant de tenter de le cocufier.

- Oh je suis tellement désolée, gémit la romaine d’une voix emplie d’une tristesse infinie.

Tritogenos en eut le cœur brisé. Il ignorait de quoi elle était désolée mais le sentiment était violent.

- Vous n’avez aucune raison de… commença Tritogenos avant de comprendre qu’elle ne s’adressait pas à lui.

- Je n’avais pas la moindre idée de la puissance, de l’emprise, de l’immensité… continua-t-elle.

La romaine se tourna enfin vers son mari.

- Cet amour est incontrôlable, inégalable. Comment peux-tu supporter qu’il ne soit pas réciproque ?

- Tu es généreuse, mon amour. Tu m’offres ta tendresse, ta présence, tes sourires. Je m’en contente fort bien.

- Oh comme je plains Paul, Baptiste et Chris, contraints de vivre loin, de subir mépris et indifférence. Cela doit être… J’imagine à peine la douleur. Oh je t’en prie, ne me sépare pas de lui !

Tritogenos plissa des yeux. Que se passait-il ? Parlait-elle de lui ? Venait-elle de réclamer à son mari la possibilité de le prendre comme amant ? C’était impossible !

- Tu te rends compte que de son côté, il veut juste te baiser, précisa le romain. Quand il aura eu ce qu’il veut, il ira vers sa prochaine conquête. C’est un coureur de jupons, rien de plus.

Tritogenos commençait à se sentir très mal. Le mari semblait avoir parfaitement entendu sa proposition envers sa femme et, bizarrement, ne pas spécialement lui en vouloir. Il ne comprenait pas la situation. Était-il le dindon de la farce ? Se moquaient-ils de lui ?

La romaine fronça les sourcils. Pendant un instant, elle resta silencieuse puis annonça :

- Il faut demander la permission à Paul.

- Tu veux le transformer maintenant ? Sans attendre la fin ? s'exclama le romain.

- Je veux lui proposer, lui expliquer. Le trajet jusqu'à Paul sera long. J'aurai largement le temps de lui présenter la situation et son choix mais oui, je voudrais le faire au plus tôt.

- Il ne restera pas près de toi. Il baisera tout ce qui bouge, répéta le romain.

- Je sais, et je m'en satisferai, tant qu'il tolère ma présence de temps à autre. Je ne veux pas m'imposer, expliqua la dame. Je veux simplement te préciser une chose, Tritogenos.

Le jeune gaulois sursauta. Elle connaissait son nom ? La dame ne pouvait décemment pas connaître les noms de tous ses serviteurs ! Il y en avait tellement et des changements se produisaient si souvent ! Il ne s'y attendait absolument pas. Cela le focalisa sur les paroles de son interlocutrice.

- Tu auras ce que tu souhaites uniquement lorsque tu seras au contrôle. Seulement ce jour-là, je t'offrirai mon corps.

Le mari sourit. Tritogenos ne comprit pas cette réaction.

- Au contrôle de quoi ? demanda-t-il, les yeux écarquillés et le souffle court.

- Tu vas comprendre. Nous partons dès maintenant. Le voyage est long jusqu'à Akitsu-shima.

- Akitsu-shima ? répéta difficilement Tritogenos qui ignorait ce dont il s'agissait.

- C'est une île, très loin d'ici, annonça la romaine. Nous devons demander la permission à Paul, notre chef, avant de te transformer. Viens, nous partons.

- Vous ne prévenez personne ? s'étonna Tritogenos.

- Aucun intérêt. Nous ne comptons pas revenir, répondit le romain.

Tritogenos suivit le mouvement, absolument certain de n'avoir pas le choix, et incapable de déterminer s'il souhaitait les suivre ou non. Ils partirent à pied, la plume à la main, sans vivre ni argent.

- Nous allons marcher très longtemps, prévint la romaine. Au fait, je m'appelle Caly et voici mon compagnon David.

Tritogenos regarda les deux romains. Ces noms-là n'étaient pas ceux qui lui avaient été indiqués à son arrivée.

- Nous ne sommes pas réellement romains, précisa David. Nous avons choisi ce peuple parce qu'ils aiment profiter des plaisirs de la vie et il s'avère que nous aussi.

- Vous êtes quoi alors ? demanda Tritogenos.

- Rien, annonça David. Nous n'appartenons à aucune peuplade car nous ne sommes pas humains.

Tritogenos s'arrêta d'avancer.

- Pardon ?

- Nous n'avons pas été nommés dans vos légendes car nous prenons bien soin de cacher notre existence mais disons que tu pourrais nous placer dans la catégorie des spectres.

Le gaulois pâlit. Des spectres ? Des revenants ? Des morts-vivants ? Des fantômes ?

- Vous semblez très vivants, fit remarquer Tritogenos.

- Et pourtant, nous ne le sommes pas, répondit Caly.

- Nous faisons croire afin que nos proies ne se doutent pas de notre nature et soient plus faciles à tuer, expliqua David.

Tritogenos recula d'un pas en tremblant. Ces deux-là annonçaient tranquillement ces horreurs comme s'ils parlaient de la pluie et du beau temps.

- Vous allez me tuer ? gémit Tritogenos.

- Oui, mais avant, nous allons te proposer de devenir l'un de nous, annonça Caly avec un doux sourire.

- Devenir un spectre ? bredouilla Tritogenos, tremblant, le cœur battant la chamade, une goutte de transpiration sinuant sur sa tempe.

- Nous devons d'abord demander l'autorisation à Paul, notre chef, mais c'est mon but, oui, compléta Caly. Le voyage sera long. J'aurai tout le temps de répondre à tes interrogations qui, je n'en doute pas, seront nombreuses.

- On peut baiser en étant un spectre ? demanda Tritogenos.

Caly soupira et David lui envoya un regard signifiant "je t'avais prévenue". Tritogenos grimaça. Il ne se montrait pas à la hauteur.

- Oui, dit David. Tu peux baiser, autant que tu veux, et même mieux qu'en étant humain car tu es immortel donc jeune à jamais. Tu ne perds jamais de vigueur et tu peux charmer les humains pour qu'ils te désirent.

Tritogenos sourit.

- Cela n'est possible que si tu es au contrôle, précisa Caly, et cela prendra longtemps, très longtemps. En attendant, je resterai près de toi pour t'empêcher de faire n'importe quoi.

- Je ne peux pas vous baiser avant ça ? Je veux dire… maintenant, en temps qu'humain ?

- Tu as réellement envie de baiser un spectre ? répliqua David.

Tritogenos dut admettre qu'il ne s'était pas posée la question en ces termes. Il haussa les épaules et décida d'y réfléchir. Caly l'avait dit : le voyage serait longtemps. Il reprit la route.

 

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- Tu veux le transformer maintenant ? s'exclama Paul.

Tritogenos n'avait pas été surpris par l'apparence du chef des spectres. Après tout, ils avaient traversé de nombreux pays habités par des gens aux yeux étranges et aux peaux colorées. Que le chef ait les yeux en amande, la peau cuivrée et des cheveux très noirs lui semblaient normal en un tel lieu. Il se trouvait lui-même étrange et comprenait qu'on puisse le regarder bizarrement.

- Il est en pleine fleur de l'âge ! continua le chef des spectres. On ne transforme qu'au moment de la mort !

- Il souhaite être transformé maintenant, répliqua Caly.

- Oui, je veux bien, confirma Tritogenos.

- Lui refuser une vie humaine est cruel.

- Il nous a fallu six mois pour arriver ici, précisa David. Nous n'avons eu de cesse de tout lui expliquer. Il est conscient des conséquences et souhaite être transformé.

- Oui, je veux bien, répéta Tritogenos mais Paul l'ignora.

- Vis une vie humaine avec lui, proposa Paul.

- Je ne veux pas laisser David, répliqua Caly. Ça signifie quoi ? Une vie à trois ?

- Tu aurais pu laisser faire les évènements au lieu de me mettre devant le fait accompli, accusa Paul.

- Nous vivons une vie de riches romains et il n'est qu'un serviteur gaulois, expliqua Caly. Il voulait cocufier David par vengeance envers les envahisseurs. Une fois la chose faite, il m'aurait délaissée. Je ne souhaite pas qu'il s'éloigne de moi, bien au contraire !

- Il ne t'aime pas, comprit Paul. Tu as conscience qu'il ne souhaitera pas ta présence, qu'il ne t'offrira aucune tendresse ?

- Je ne lui imposerai rien, assura Caly. Sa mort me serait insupportable. Tu ne peux pas ne pas le comprendre !

- Je sais aussi combien le sine condicione est douloureux quand il n'est pas réciproque, ajouta Paul d’un souffle à peine audible en baissant les yeux.

- Je préfère ça à lui survivre, annonça Caly. Je t'en prie. Je ne supporterai pas qu'il puisse mourir.

Paul secoua la tête puis soupira.

- Merci Paul, dit Caly.

- Je vais devenir l'un de vous ? demanda Tritogenos en souriant.

- Tu ne seras l'un des nôtres que quand tu seras au contrôle, gronda Caly et Tritogenos hocha la tête.

Il comptait bien être à la hauteur. Il ne la décevra pas. Elle lui offrait l'immortalité. Son seul désir était de la rendre fière. Si auparavant l'avis de son père guidait ses pas, désormais, seul celui de Caly comptait. Il serait un élève parfait.

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