Il sauta à bas de son elfide et franchit les portes de l’Aile Blanche en courant aussi vite qu’il le pouvait. Repérant le Cercle de Transport le plus proche, il s’y engouffra en pensant, fort, très fort, à la destination qu’il voulait atteindre.
Pourvu qu’elle soit revenue ! Pourvu qu’elle soit toute seule !
Pourquoi n’avait-il pas demandé plus de renseignements sur les MSPP la première fois qu’il l’avait entendu mentionner ? C’était trop tard, maintenant, sans doute bien trop tard, son capitaine ne l’aurait pas attendu, il ne serait plus là, et alors, il n’y aurait plus d’espoir, plus d’espoir…
Il passa en coup de vent devant le secrétaire stupéfait et ouvrit les portes du grand bureau en haut de la plus haute tour du Château.
Il s’autorisa à pousser un soupir de soulagement lorsqu’il la vit, plongée dans la lecture d’un magazine, des lunettes de soleil tenant maladroitement ses mèches rousses et ses Dr Martens rose flashy jetés sans ménagement le bureau. Devant le raffut qu’avait fait la porte en se refermant, Kat leva le nez de sa lecture et adressa un salut nonchalant à Ianto. Le bureau de Beve était, heureusement, totalement vide.
— Salut Ianto. Qu’est-ce qui t’amène ? Un problème ? T’es pas censé être avec Malik et les autres ?
Voyant que le Gallois, essoufflé, ne répondait pas tout de suite, elle fronça les sourcils, lâcha le magazine et se remit droite à son bureau, prête à écouter.
— Le Docteur… tu as évoqué le Docteur, un jour, je crois que c’était à un anniversaire…
Un sourire naquit au creux de ses lèvres.
— Ah oui ? répondit Kat, qui avait grandi au Royaume et connaissait presque autant d'anecdotes que Mårten. Peut-être bien. C’était un personnage, celui-là. Un espèce d’original qui n’arrêtait pas de fouiner partout comme si le Royaume lui appartenait. Il n’est venu qu’une fois ou deux ici, je crois…
Impatient, Ianto ne lui laissa pas le temps de terminer.
— Il venait d’où ? Est-ce que tu pourrais me montrer sa fiche ? Son monde est sous « protection particulière », ajouta-t-il en mimant les guillemets avec ses mains.
— Ah… eh bien, ça ne devrait pas être difficile de le retrouver. C’était Keina qui le connaissait le mieux, elle était la première à l’avoir rencontré. Attends… Je regarde dans notre base de donnée interne. Les MSPP sont gérés uniquement par Beve et moi, tu sais… Tu as bien fait de venir me voir.
Elle ouvrit son ordinateur portable et pianota dessus.
— Alors, c’est Malik qui t’envoie ? demanda-t-elle d’une voix distraite tout en faisant jouer la molette de sa souris. Ou alors c’est Jane qui a encore besoin de toi ? Une histoire de Gardefé, c’est ça ?
Ianto ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa. Ils savaient tous qu’il était à la recherche de son Imagineur, depuis tout ce temps, et pourtant, il ne venait à l’esprit d’aucun d’entre eux qu’il pouvait s’agir de la première piste sérieuse qu’il possédait… Eh bien, il n’allait pas les détromper.
— Oui… oui, oui, c’est ça, c’est une histoire de Gardefé. Je dois absolument connaître les références de ce monde…
L’écoutant à peine, Kat finit par pousser un cri de victoire et fit pivoter son écran pour le montrer à Ianto.
— Tadah ! Je te présente le Docteur. Enfin, il n’avait plus vraiment cette tête-là quand je l’ai vu, mais je crois que c’était normal, une histoire de changement de corps, je ne me rappelle plus bien… Je n’étais qu’une ado rebelle à l’époque. Ces choses-là, ça me passait par dessus la tête !
Elle gloussa, et laissa Ianto se pencher par dessus son épaule pour mieux lire ce qui était inscrit sur la fiche.
Pas de nom, pas de prénom. Juste le Docteur, et un visage… qui ne ressemblait en rien à celui qu’il avait vu. Une tête allongée, de grands yeux effarés sous une cascade de cheveux bruns et un vieux chapeau mou, et le menton noyé dans une grande écharpe bariolée. Ce n’était pas le même, et pourtant… Ianto se pencha un peu plus, scruta les détails du visage. Les yeux bleus, un peu amusés, un peu distants, et au fond des pupilles, quelque chose, une sagesse profonde, qui venait du fond des âges.
Les yeux d’un vieillard qui avait tout vu, tout fait, tout vécu, et qui pourtant ne cessait, encore et encore, de s’extasier devant les merveilles du monde qui l’entourait.
Oui, c’était bien lui.
Son Docteur.
Celui du capitaine.
Ianto déglutit, et parcourut des yeux les quelques lignes qui remplissaient la fiche. Il ne s’attarda pas sur la description du Docteur et de sa rencontre avec ladite Keina dont il ignorait l’existence, mais repéra en un éclair la référence de l’univers auquel il appartenait. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour inscrire la suite de chiffres et de lettres dans son cerveau, avec la certitude qu’il ne l’oublierait pas.
Trois chiffres, deux lettres et deux chiffres supplémentaires. Juste ça. Presque rien. Et pourtant, tout.
Tout ce qu’il avait cherché depuis si longtemps.
Tout ce qui faisait de lui un Gardefé.
Parce qu’il ne pouvait s’agir que du même. Le Docteur était unique, il l’avait compris le jour où il l’avait vu, par écran interposé, fringuant, étourdissant, éblouissant.
Et s’il s’agissait du même, celui avec qui Jack avait voyagé, alors, l’univers qui l’abritait… ces cinq petits chiffres, ces deux lettres insignifiantes…
Il y était.
Il touchait au but.
— Tu vas faire quoi, avec ça ? demanda Kat, le sortant de la transe dans laquelle il s’était enfermé.
Il secoua la tête, cherchant une excuse. N’importe quoi…
— Oh, c’est un autre Gardefé qui m’en a parlé. Il croyait avoir rêvé de ce Docteur… mais ce n’est pas lui, en fait. Il a vu les références de ce monde en rêve, ça ne correspond pas.
Il s’en serait mordu la langue, de proférer un mensonge aussi gros.
Kat hocha la tête, les lèvres pincées.
— Le Docteur, un Imagineur ? Je ne l’avais jamais vu sous cet angle-là, mais maintenant que tu le dis… C’est possible, après tout ! Mais il ne va pas être facile à retrouver, même…
Elle s’interrompit soudain et leva ses yeux charbonneux sur Ianto.
— Même si j’avais des ailes, tu veux dire ? compléta celui-ci avec un sourire qui indiquait qu’il lui pardonnait la bourde qu’elle s’apprêtait à commettre. Bah, ce n’est sans doute pas le même. Merci quand même !
Et il se détourna, après un « et à plus tard ! » lancé à la va-vite. Kat n’avait rien soupçonné sur le moment, mais s’il lui prenait l’envie d’en parler avec Beve, alors…
Il devait faire vite.
Il rejoignit Myfanwy aussi rapidement qu’à l’aller, baissant au maximum le menton dans le col de son manteau, malgré la chaleur qui régnait dans les couloirs, de peur de croiser quelqu’un qu’il connaissait. Le Château avait beau compter plus de soixante-mille âmes, on finissait toujours par tomber sur les mêmes personnes.
Mais cette fois-ci, il lui sembla que la chance se trouvait de son côté. Il rejoignit sa jument qui piaffa doucement en le voyant arriver, comme pour l’avertir, ou pour lui transmettre son soutien, qui savait ?
Il l’enfourcha, la ronde des lettres et des chiffres cabriolant dans son esprit.
— Tu sais où aller, murmura-t-il à l’intention de Myfanwy, qui s’ébroua en réponse.
Bien sûr qu’elle savait, c’était une elfide, un cheval magique. Elle l’y conduirait.
Chez lui, enfin.
Chez son Imagineur.