Chapitre 35

Par maanu

Nous pouvons à présent en revenir à notre récit, après cette rapide digression pseudo-historique, que mes lecteurs les plus consciencieux me reprocheront peut-être. Pour rappel – pour mes lecteurs les plus étourdis, cette fois – , nous en étions arrivés au moment où Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa, après avoir marché de longues heures à travers la forêt, se sont arrêtées aux abords d’une clairière, surprises d’y apercevoir une étrange chaumière, et tétanisées d’y entendre l’aboiement d’un nolga.

    Lorsqu’il eut retenti, en effet, elles se figèrent, les muscles comme tétanisés, le sang battant aux tempes. Elles étaient aussi déconcertées qu’alarmées, ni l’une ni l’autre n’ayant la moindre idée de ce qu’il fallait faire ou penser. La vue de cette charmante petite maison entourée de son joli portail, et le son familier du cri d’un animal qu’elles connaissaient très bien, étaient aussi rassurants que déroutants.

    L’aboiement s’éleva de nouveau, plus puissant, et surtout plus proche. Cette fois, elles marquèrent toutes deux un mouvement vers l’arrière, prêtes à fuir. Mais une voix jaillit à son tour, rauque et énergique.

    « La ferme, le Baveux ! »

    Aussitôt, les aboiements cessèrent. Le nolga poussa encore quelques plaintes étouffées, puis il se tut et tout resta silencieux. Julienne et Héléna hésitèrent un long moment. Elles étaient soulagées de ne plus entendre les hurlements de la bête résonner à l’intérieur de leur crâne. Mais la voix ne leur avait pas semblé plus engageante, bien au contraire. Elles se sentaient comme des enfants intimidées, auraient voulu rester cachées derrière les troncs. Ce qui les décida, c’est qu’il leur avait semblé que la voix était celle d’une femme. Peut-être était-ce la Gardienne vers laquelle on les avait envoyées ?

    Elles quittèrent leur abri lentement, et en silence pour se laisser encore l’opportunité de fuir si ce qu’elles allaient voir en s’avançant ne leur paraissait pas de bon augure. Elles marchèrent à petits pas précautionneux jusqu’au portail. Elles ne virent rien bouger dans le jardin, ne parvinrent à situer ni le nolga ni sa maîtresse. Lorsqu’elles firent pivoter le portillon, il se mit à grincer et elles à grimacer, mais il n’y eut toujours aucun mouvement. En s’avançant dans le jardin, elles aperçurent enfin le nolga, qui trottina jusqu’à elles, la mine méfiante, et qui suivit leur progression de près, à petits pas, la gorge grondante. Elles suivirent malgré tout le chemin tracé par les grandes pierres plates, jusqu’au petit escalier de bois. Elles montèrent les quelques marches, et s’arrêtèrent devant la haute porte sombre. Un animal qu’elles ne connaissaient pas[1], qui arborait d’immenses défenses tordues, sculpté au-dessus du lourd heurtoir de bronze reluisant qu’il tenait dans sa gueule, les regardait et les défiait de frapper.

    Héléna, après avoir adressé un coup d’œil à Julienne pour s’assurer de son approbation, approcha une main un peu tremblante de la poignée du heurtoir, et la fit résonner deux fois contre le bois. Quelques secondes passèrent, et rien ne se produisit. Héléna était sur le point de frapper de nouveau, lorsque la porte s’ouvrit tout à coup.

    Elles eurent un mouvement de recul, malgré elles, en découvrant la femme qui se tenait devant elles. Elle était grande, bien plus que Julienne, avait les épaules carrées et les membres épais. Elle était d’un âge incertain, mais sûrement plus avancé que ne le laissait présumer la vigueur avec laquelle elle touillait le contenu d’une grande casserole, calée entre son coude et sa large poitrine. Ses mains leur semblèrent gigantesques, avec des doigts très longs et très fins, et des ongles très soignés. Son visage, surtout, était saisissant. Il était très blanc, mais les joues étaient très rouges ; la bouche était large, mais les lèvres pincées, presque invisibles entre le nez courbé et le menton en galoche ; les sourcils étaient fins mais très noirs, froncés au-dessus des yeux fauves et fixes. Le tout donnait à la femme le regard d’un rapace, qu’elle posait sur Julienne et Héléna comme sur un imprévu contrariant.

    « Bonj... »,était sur le point de bredouiller Julienne, mais la femme s’écria aussitôt, en rejetant la tête vers l’intérieur de la maison :

    « Encore deux qui se sont perdues ! »

    Puis elle s’éloigna, sa casserole sous le bras, et laissa les filles sur le pas de la porte.

    Elles échangèrent un regard confus. La porte était toujours ouverte, elles faisaient face à un vestibule sombre qu’elles distinguaient mal, et dans lequel elles n’osaient pas s’avancer. Un large escalier s’étendait à leur droite, mais les marches se perdaient dans l’obscurité, et elles ne voyaient rien de ce à quoi il menait. En revanche, elles discernaient plutôt bien la petite sculpture qui ornait son pommeau. Il leur sembla qu’elle représentait un homme en toge, une épaule et la moitié du torse nus, nonchalamment assis sur la boule du pommeau, un genou plié devant le visage et l’autre jambe pendant mollement dans le vide, la tête reposant dans le creux d’une main. Il ressemblait à une allégorie de l’Ennui Profond. Deux fenêtres tout en hauteur, face à elles, diffusaient dans la pièce une lumière pâle, affaiblie par la nuit tombante et la ceinture d’arbres. Elles ne pouvaient deviner, dans son sillage, que la silhouette d’un guéridon, et celles des bibelots qui reposaient dessus. La lueur éclairait, au sol, deux rectangles de parquet et les franges d’un tapis, où dansaient les ombres projetées des feuillages. Tout était parfaitement calme. Elles n’entendaient même plus le bruit chuintant de la mêlasse que la grande femme remuait, à quelques pièces de là.

    Elles se sentirent comme gagnées par cette tranquillité qui leur fit réaliser combien elles étaient fatiguées, jusqu’à ce que le craquement sec d’une marche d’escalier sur laquelle on venait de poser le pied leur fasse relever la tête. Quelqu’un se trouvait là, était descendu si silencieusement qu’elles en devinaient déjà les mollets, sur les quelques marches du bas qui étaient éclairées. Elles distinguaient aussi une main, posée sur la balustrade. L’aspect des mollets et la taille de la main leur permirent de supposer qu’elles avaient de nouveau affaire à une femme. Sa voix le leur confirma bientôt.

    « Bonsoir, leur dit la pénombre, d’une voix un peu éraillée.

    _Bonsoir, répondit gauchement Héléna.

    _Qui êtes vous ? »

    Julienne, par peur de subir le même accueil que celui qu’on leur avait réservé la veille, s’empressa de répondre avant Héléna.

    « Je m’appelle Julienne Corbier. Et elle, c’est Héléna Nevin.

    _Vous êtes perdues ?

    _Oui et non. On était chez les guetteux. Ils nous ont envoyées vers la Gardienne. Est-ce que c’est vous ? »

    Il y eut un bref silence durant lequel, devinèrent-elles, elles furent examinées et jaugées.

    « Oui, dit enfin la seconde femme. Je suis la Gardienne de la mort dorée. »

[1] Après vérification auprès de Clarisse Lamarre, il s’agissait d’un cossard.

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Baladine
Posté le 30/04/2023
Coucou !
Un retour par chez toi après un long moment d'absence (désolée, ça m'arrive :D)
J'aime beaucoup ce chapitre, qui a bien sûr les qualités de clarté et de fluidité que je retrouve toujours dans ton écriture, mais visuellement, ici, c'est une succession de tableaux que je trouve très beaux. Un. illustrateurice s'amuserait beaucoup avec cette scène.
La Gardienne de la mort dorée ! Rien que ça ! J'aime beaucoup le portrait de la femme quand elles arrivent, il est saisissant, on la visualise très bien, et aussi, rien ne signale que c'est un personnage adjuvant ou opposant, il peut se retourner à n'importe quel moment. Je trouve ça très chouette !
Toujours un plaisir de te lire,
A très vite
maanu
Posté le 30/04/2023
Salut !
Ca me fait plaisir de te revoir par ici ! (Et t'inquiète pour le délai, je connais ça les longs moments d'absence ^^ Et d'ailleurs, aucune obligation ;) )
Je t'avoue que c'est un de mes chapitres préférés, alors je suis d'autant plus contente qu'il t'ait plu ! C'est très gentil à toi de prendre le temps de lire et de commenter !
A bientôt !
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