Chapitre 34

Par maanu
Notes de l’auteur : Pour ceux qui comprennent mal la transition avec le chapitre précédent, j'ai réalisé un peu tard que j'avais oublié un petit paragraphe à la toute fin du chapitre 33... Je l'ai rajouté (le 18/09/22).
Bonne lecture ! ;)

Avant de raconter la rencontre de Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa avec la Gardienne, j’aimerais m’arrêter un instant sur cet animal, le premier que nos héroïnes aient été en mesure de reconnaître depuis leur arrivée à Delsa, que nous nommons nolga et que les habitants du Là-Bas appellent « chien ». La plupart des gens savent que le nolga, comme quelques autres de nos espèces animales, nous vient du Là-Bas. Mais tout le monde ne connaît pas l’histoire du premier nolga de Delsa, qui me paraît pourtant bien intéressante.

    Cette histoire est étroitement liée à celle, que mes lecteurs connaissent sûrement déjà en grande partie, de l’expédition Darras. Je vais tâcher d’en retracer ici les grandes lignes, en expliquant de quelle façon l’histoire des premiers nolgas de Delsa s’y entremêle. Je m’appuierai pour cela sur les deux sources qui ont permis aux historiens de reconstituer cet épisode de la façon la plus satisfaisante possible, et qui n’ont été remises en question que très récemment. La première est évidemment le Souvenir lointain de l’Expédition du Sieur Joseph Darras et des malheureux explorateurs des Entailles-du-Trépassement, rédigé entre l’An 42 et l’An 46 par l’historien Simon de Rougemont, qui a tenté de recueillir la mémoire de ceux qui avaient vu partir les voyageurs près de quarante ans plus tôt, ainsi que les récits, parcellaires et sans doute en partie erronées, des descendants des rares survivants – ou en tout cas de ceux qui acceptèrent de lui parler. La seconde, plus délicate à exploiter, est la Chanson de Darras, composée par un anonyme, ou peut-être par plusieurs anonymes, à une époque incertaine, et qui s’est transmise de génération en génération, parmi les habitants des villages les plus proches des abords des Entailles. D’autres textes et ballades ont bien sûr complété mes connaissances.

 

    Moins de dix ans après la découverte de Delsa par les premiers colons venus du Là-Bas, Joseph Darras décide de monter une grande expédition, afin d’étendre les territoires du tout jeune royaume. À quarante-trois ans, il est alors l’un des hommes les plus influents de la jeune Delsa. À une époque où les premiers delsaïens, déjà bien implantés dans Prim’Terre, cherchent à étendre leurs possessions, il fait figure d’exception. Tandis que certains des autres explorateurs s’élancent vers les plaines fertiles de l’est, et les autres vers les collines dégagées du nord, l’intrépide Darras choisit d’aller vers le sud et ses failles titanesques où, aux dires de tous, il court à une mort certaine.

    Il parvient pourtant à réunir autour de lui une trentaine d’individus. Parmi eux, essentiellement des hommes ; seulement deux femmes, que Simon de Rougemont, tout comme les conteurs qui ont pris soin de transmettre l’histoire de l’expédition Darras, ne font guère qu’évoquer. Et parmi ces hommes, quelques uns sont très jeunes. C’est le cas d’un garçon que les historiens ont appelé Jean, faute d’avoir pu trouver trace de son véritable nom. Jean fait partie de ces membres de l’expédition dont le souvenir a subsisté grâce à la transmission orale davantage que par les sources, puisque aucun texte – pas même les Souvenirs lointains, pourtant le plus complet à notre disposition – n’en fait mention. Il aurait très certainement été totalement oublié, à l’instar de quelques uns de ses compagnons de voyage, s’il n’y avait eu son chien, la très fidèle Olga.

    Jean se joint seul à l’expédition, tout comme il est arrivé seul à Delsa, encore enfant, avec les tout premiers colons émergés de l’Abyssyba. On ne lui connaît ni parent ni aucune autre famille. Peut-être était-il orphelin, déjà dans le Là-Bas, mais rien ne nous permet de trancher sur la question. Lorsque Joseph Darras, entraîné par le caractère aventureux et enthousiaste qu’on lui connaît bien, prend la décision d’aller voir ce qui se cache de l’autre côté des Entailles-du-Trépassement – qui ne prirent ce nom, hélas, qu’après la fin prématurée du projet de Darras – , Jean est l’un des premiers à se joindre à lui. Il veut, comme tous les autres qui acceptent de prendre part à l’expédition, la gloire de faire partie des premiers à passer de l’autre côté de ces terribles failles rocheuses, réputées absolument infranchissables.

    Le voyage débute le 12 sous Yahàn de l’An 8. Darras, tout au moins, a eu la sagesse d’attendre le retour des Jours Cléments, et de ne pas faire subir à ses troupes le froid de Véhig, comme il en a d’abord eu l’intention. Les récits parlent d’un départ joyeux, des chansons entonnées par les explorateurs, sous les regards encourageants (quoique inquiets) de ceux qui les voyaient partir. Les Entailles sont atteintes en quelques jours à peine, le terrain ne présentant guère de difficultés, et les marcheurs étant encore pleins d’énergie. Les chansons qui ont été écrites par la suite pour relater l’aventure se contentent de décrire la belle humeur des vingt-sept voyageurs enthousiastes, et la beauté des territoires qu’ils découvrent sur la route, si favorables et si riches, qui ne pouvaient manquer de faire naître un royaume aussi puissant et confortable que Delsa. La forêt, ses essences variées que les delsaïens n’avaient pas encore toutes étudiées, ainsi que ses espèces animales si particulières, dont beaucoup n’avaient encore jamais été vues par aucun homme, sont longuement évoquées. Puis, au sortir des bois, viennent les plateaux immenses, ceux qui annoncent et surplombent les Entailles. Ces dernières mettent du temps à leur apparaître. Il faut d’abord marcher plusieurs jours au milieu du paysage quasiment plat, qui ondule de loin en loin, vert à perte de vue. Par la suite, l’herbe se fait plus rare sous leurs pas. Après avoir progressé si longtemps sur un océan verdoyant, ils ne rencontrent plus que des îlots touffus, de plus en plus rares et de plus en plus tristes, perdus au milieu de la roche rougeâtre qui commence son règne.

    Alors les Entailles apparaissent.

 

    Des centaines de vers ont été composés, pour décrire ces gigantesques failles, et l’impression qu’elles firent sur les malheureux voyageurs, si pleins d’entrain avant de se trouver face à elles. Ces énormes fêlures, véritables dislocations de la roche, courent sur des centaines de kilomètres, marquent la limite de Prim’Terre de plaies prodigieuses, à vif. Avant l’arrivée de Darras et de ses compagnons, on ne les avait qu’aperçues, depuis des hauteurs éloignées, et on avait prévenu les delsaïens : ces blessures de pierre étaient sûrement la chose la plus dangereuse de ce nouveau monde, si faste par ailleurs. On pourrait s’en approcher, sûrement – après tout aucun obstacle n’en barrait l’accès. Mais malheur à qui voudrait y descendre, ou tenter de les franchir. Celui-là pouvait déjà se considérer comme perdu.

    Darras avait été le premier à vouloir tenter l’exploit, n’avait jusque-là pas eu le moindre doute sur la réussite de son entreprise. Pour avoir longuement observé les failles rocheuses, depuis les plus hauts promontoires de Delsa, avec les meilleurs instruments d’observation de son temps, il s’était convaincu, absolument, que le précipice pouvait être franchi. Il en était si certain, et mettait un tel aplomb dans l’énoncé de son plan, qu’il avait persuadé vingt-six personnes, aussi résolues et assurées que lui, de le suivre dans son périple. Pourtant, les chansons se font plus lugubres et pathétiques, lorsqu’elles décrivent l’arrivée des explorateurs aux abords des Entailles. Elles racontent, toutes, comment les plus braves d’entre eux se sont approchées au plus près du bord, pour jeter un œil dans le gouffre, et comment aucun, pas même Paul Oeil-de-Combière à la vue si affûtée, n’a pu en distinguer le fond, tant il était éloigné d’eux.

    C’est à cet instant que les chansons évoquent pour la première fois la chienne de Jean. Olga, restée sagement tout près de son maître tout le temps qu’avait duré leur marche, à la vue des Entailles se mit à pousser un hurlement qui glaça tous les voyageurs. Jean tenta de la calmer, en vain. Lorsqu’il voulut rejoindre les autres, plus près du précipice, Olga se jeta sur lui, le fit rouler au sol. Puis, alors qu’il s’était remis debout, incrédule, et qu’il essayait de nouveau d’avancer, elle bondit de nouveau, planta ses crocs dans ses vêtements, tirant de toutes ses forces pour l’éloigner du gouffre. Darras, exaspéré de voir son beau projet compliqué par cet animal, empoigna celui-ci, toujours accroché à son maître, et alla l’attacher solidement à un arbre. Jean tenta bien de protester pour défendre sa chienne, mais il vouait une telle admiration à Darras, qu’il ne voulut pas s’opposer à lui. Il s’assura de laisser de l’eau et de la nourriture à son animal, lui caressa une dernière fois la tête en lui promettant de revenir le chercher dès qu’ils auraient trouvé un passage, puis il s’éloigna et rejoignit le reste du groupe, sous les hurlements de désespoir d’Olga, plus inquiète pour le sort de son maître que pour le sien propre.

    Ce qui se passa par la suite, nul n’est jamais parvenu à le décrire dans le détail. Les historiens de Prim’Terre, à la tête desquels se plaça Simon de Rougemont, se sont tout de même accordés, pendant très longtemps, sur le fait qu’une dispute éclata au sein du groupe. Emile Calagne, qui depuis plusieurs jours déjà commençait à discuter les ordres de Darras, était parvenu à convaincre plusieurs autres membres de l’expédition – cinq ou sept selon les récits – de l’incohérence de ses décisions, qui allaient finir par tous les mettre sérieusement en danger. Une situation se présenta, qui mit le feu aux poudres.

    Elle prit la forme d’un passage, que Darras crut repérer en scrutant les failles ; une sorte de passerelle rocheuse, étroite comme le pied d’un homme, qui surplombait l’abîme et le traversait. Darras, de nouveau plein d’enthousiasme, se persuada que le passage pouvait être emprunté. Mais il vit au visage d’Emile Calagne, et de certains de leurs compagnons, que l’idée n’était pas sans en effrayer quelques uns. Pour s’assurer la fidélité de tous, nous racontent les anciens textes et les études des vieux historiens, il aurait alors pris la décision d’utiliser les cordes que les explorateurs avaient eu la présence d’esprit d’emporter. Il n’en choisit qu’une seule, la plus longue de toutes. Il la fixa à la pierre, au bord du précipice, le plus solidement possible. Puis il invita chacun à s’arrimer fermement à la corde. Il vérifia lui-même les nœuds, veilla à ce qu’ils aient bien été réalisés de façon à ce que personne ne puisse se détacher individuellement. Enfin, pour raffermir le courage de tous et montrer toute la confiance qu’il avait en son projet, il prit la tête et descendit le premier jusqu’à l’étroite plateforme de pierre, en contrebas, qui donnait accès à la passerelle. Cette première étape fut réalisée rapidement, sans le moindre problème, et chacun, tour à tour, put s’engager sur le passage effilé.

    Cette fois, leur progression fut lente, presque imperceptible. C’est que le chemin était si resserré qu’on ne pouvait y avancer qu’avec d’infinies précautions, un pas après l’autre, en prenant bien garde à son équilibre, et en surveillant l’évolution de l’explorateur précédent, dont il ne fallait pas gêner la liberté de mouvement. Et tout cela n’était que l’aspect le moins périlleux de l’entreprise. Le pire restait le vide abyssal au-dessus duquel ils claudiquaient, qu’ils ne pouvaient pas ne pas regarder, forcés qu’ils étaient de fixer leurs pieds, et qui semblait les attirer à lui, les aspirer par une force quelconque, pressé de les happer et de les engloutir.

    Ce que Darras redoutait tant finit par se produire. Emile Calagne, renonçant finalement à affronter un si grand danger, aurait décidé, alors qu’ils s’étaient tous engagés au-dessus du gouffre, de revenir sur ses pas. Pour cela, il dut brandir le couteau qu’il avait toujours sur lui, et couper la corde qui le maintenait uni aux autres. Du même coup, il libéra ceux qui se trouvaient derrière lui – parmi lesquels beaucoup étaient de ses sympathisants – et il laissa sans la moindre protection ceux qui étaient devant lui, désormais à la merci du vide. Bientôt, avant que les malheureux explorateurs aient eu le temps de vraiment comprendre ce qu’il venait de faire, et le danger auquel il les avait exposés, Calagne revint en arrière, précédé de ceux qui comme lui avaient été libérés.

    Mais dans leur hâte à s’échapper, il furent trop brusques dans leurs mouvements, et alors qu’ils entreprenaient de gravir de nouveau la paroi de roche qui les séparait encore de la terre ferme, ils la firent s’effondrer sur elle-même. Ils eurent à peine le temps de s’écarter, et de ne pas être ensevelis sous les pierres qui s’écroulaient. En revanche, l’éboulement ébranla la passerelle rocheuse, dont dépendait le salut de leurs compagnons. Lentement, elle commença à vaciller, à se disloquer, sous les yeux horrifiés de Calagne et de ses compères, et ceux, éperdus, des explorateurs qui comprenaient ce qui allait advenir d’eux. Les quelques rescapés, impuissants, ne purent que regarder la pierre se désagréger et dégringoler dans l’abîme, en emportant le reste de leur troupe avec elle.

    La suite est plus floue dans les textes et chansons. Elle peut être résumée de cette façon : Calagne et les autres survivants, après avoir fait s’écrouler la paroi qui devaient les ramener sur la terre ferme – et avoir causé du même coup la mort de vingt personnes – se seraient trouvés coincés sur leur plateforme rocheuse, forcés de trouver une autre voie. On ne sait pas combien de temps ils restèrent coincés dans cet entre-deux, à mi-chemin du vide et du salut, mais ils parvinrent, à force d’exploration et d’obstination, à découvrir un autre passage, plus enfoui mais plus sûr, grâce auquel ils devinrent, finalement, les premiers à franchir les Entailles-du-Trépassement.

    Parvenus de l’autre côté, là où aucun delsaïen n’avait jamais posé le pied, ils ne purent se résigner à tenter de nouveau la traversée, à affronter encore le péril du gouffre et celui – peut-être plus grand – du jugement de leurs pairs. Ils restèrent là, hors de Prim’Terre, et s’y établirent. Loin des Entailles, ils fondèrent leur propre village, qui se développa avec le temps grâce aux quelques nouveaux arrivants – pour la plupart repris de justice – qui parvinrent laborieusement jusqu’à eux, et se déclarèrent bientôt membres du premier duché de Delsa. Emile Calagne en prit la tête, lui donna son nom, et installa sur le trône sa lignée, qui s’y tient toujours fermement assise. Des brouilleries internes vinrent compliquer les affaires du duché, et provoquer la création des deux autres États du sud de Delsa, mais ce n’est pas notre sujet.

    Les échanges entre les duchés et le royaume, comme chacun le sait, ont pendant longtemps été conflictuels. Difficile de dire ce qui en est la cause première : la rancœur gardée par les delsaïens, suite aux dramatiques circonstances dont on raconte qu’elles auraient donné naissance aux duchés, ou la complexité pratique de mettre en place des relations durables, alors que la route à travers la frontière demeurait si périlleuse. À ces deux facteurs il faut ajouter, sans doute, le rôle de textes tels que le Souvenir lointain et la Chanson de Darras, qui ont entretenu et exacerbé des rivalités anciennes, plus comprises de grand-monde.

 

    Pour clore cette parenthèse, et pour répondre à la question que mon lecteur frustré se pose sûrement depuis déjà de longs paragraphes, je dois encore préciser que le jeune Jean ne faisait pas partie des quelques chanceux à être parvenus de l’autre côté des Entailles. Comme tant d’autres, il a sombré dans le précipice où son corps a reposé pendant des siècles, aucune entreprise d’exploration n’ayant pu obtenir l’autorisation de se mettre en quête de ses restes, au fond de ce gouffre trop longtemps considéré comme impraticable.

    Par conséquent, personne n’a pu venir délivrer la pauvre Olga, dont on raconte qu’elle est restée attachée au tronc d’un jeune arbre pendant plusieurs jours, durant lesquels elle n’a cessé de hurler sa détresse, ayant compris que son maître ne viendrait plus. Les delsaïens des abords des Entailles affirment, encore aujourd'hui, que parfois, lorsque le vent souffle dans la bonne direction à travers les branches de ce même arbre, devenu immense, on entend toujours pleurer le chienne. Attachés à son souvenir, ces gens ont peu à peu abandonné le mot hérité du Là-Bas, et ont fini par appeler tous les chiens qu’ils croisaient un olga, terme qui avec le temps est devenu nolga, et qui s’est bien vite répandu dans le reste de Delsa.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Baladine
Posté le 13/03/2023
Coucou !
Ce chapitre donne beaucoup de profondeur à ton univers. On pense aux chansons de gestes, aux compilations de récits oraux comme le Kalevala, à Jean de Léry, et aux aventures d'Alexandra David-Neel au Tibet. Il y a un moment, cependant, dans le creux du récit, où je me suis demandée où on allait avec Jean et quel lien tout cela avait avec l'histoire, si ce n'est expliquer un terme. J'ai eu un regain d'intérêt que cela a permis d'expliquer la lignée des descendants de Calagne, ce qui tisse peut-être un lien avec Héléna (?).
J'aime bien l'évolution de Olga en Nolga, comme on fait d'un ours un nounours, ou comme un a fait d'un goupil un renard. C'est mignon, et ça montre comme aussi la langue a évolué.
Petite coquillette :
les récits, parcellaires et sans doute en partie erronées => nés
A très vite !
Baladine
Posté le 13/03/2023
Je m'auto-corrige : J'ai eu un regain d'intérêt que cela a permis => J'ai eu un regain d'intérêt en comprenant que cela a permis ... désolée ^^
Vous lisez