CHAPITRE 35
1.
- Mais pourquoi tu ne veux pas te marier ?
Tiphaine ne s’endormait pas vite. Tout comme elle, il m’arrivait de rester de longs moments dans l'obscurité, les yeux ouverts, à écouter les respirations des enfants, avant que le sommeil ne survienne. En contraste avec les journées épuisantes aux cuisines, les sages activités auprès d’Audeline nous laissaient encore pleines d’une énergie peu propice à l'endormissement. Certaines nuits, une fois sûres que nous seules étions éveillées, Tiphaine me faisait signe en effleurant mes cheveux. C’était le temps de converser à voix basse. Je me souviens de la nuit où elle me posa cette question sans préambule.
J’avais senti le regard pensif de Dame Hermance depuis la conversation avec Brisart dans la chapelle. Que Tiphaine m’interroge, sans doute à sa demande, ne me surprenait donc pas.
Je vivais alors des journées de grande quiétude. Certes, mes pensées revenaient régulièrement vers cette fosse commune d'où un corps avait été extirpé, avec les questions sans réponse qui en résultaient. Mort ou en route vers le rétablissement ? Connu de moi ou non ? Mais mon quotidien n’en était pas troublé.
Depuis l’assaut sur le château, je me sentais entourée de gratitude et d’affection. Le Père Haudouin m’avait sombrement appris que les brigands aimaient tourmenter les hommes de foi tombés entre leurs mains, s’amusant à rôtir diverses parties de leurs corps sur des brasiers de fortune. J’avais contribué à le protéger de ces souffrances, me dit-il. Je ne pouvais m'empêcher de voir le petit Dacien, si vif et secourable, derrière les traits vieillis et empreints de sérieux du prélat, et ses mots m’allèrent droit au cœur. Le Corbeau me fit savoir que j'étais bienvenue dans les cuisines à tout moment pour visiter mes anciens compagnons de travail.
La nouveauté qui rendait ces journées plus légères que jamais, c’était mon amitié avec Brisart. Une complicité s'établissait entre nous. Il poursuivait ses brèves visites, prenant place auprès de Tiphaine, Berthe et moi, entouré des petites filles qui poussaient des cris enthousiastes dès qu’elles le voyaient, Christophe souvent sur ses talons. Nous n'étions jamais seuls mais il s’asseyait à mes côtés et sa main côtoyait la mienne sans qu’il ne paraisse y prendre garde. La chaleur de ce simple contact me plongeait dans un agréable émoi. Lorsqu’il entrait dans une pièce ou je me trouvais, ses yeux cherchaient les miens avant toute chose et un sourire discret apparaissait sur son visage quand il m’avait trouvée, même s’il prenait ensuite place, comme il se devait, auprès du couple seigneurial et de leur entourage.
Tout cela me mettait en joie. Je ne voulais rien de plus. J'étais rassurée au contraire de savoir que les choses en resteraient là.
Silencieuse un moment, je réfléchis à la question de Tiphaine. Je n’avais pas envie d'évoquer le passé et ses souffrances. Je répondis par une boutade.
- Parce que c’est avec toi que je veux continuer de partager mon lit. Berthe, les petites et toi.
Un gloussement se fit entendre aux côtés de Tiphaine. Berthe riait de ma réponse. Depuis qu’elle avait commencé des leçons d'épée avec Christophe - grâce à l’intervention de Dame Hermance - elle se révélait moins chagrine et rébarbative. Tiphaine ordonna à sa sœur de s’endormir sur le champ.
Elle attendit un moment puis murmura :
- Quand le mari est gentil, le mariage, c’est merveilleux, crois-moi !
Je caressai sa joue dans l'obscurité. Que pouvait-elle en savoir, elle qui deux fois avait été mariée si brièvement ? Une union qui me soumettrait une vie entière à un homme, impensable. Et Dieu soit loué, Brisart partageait mes vues, quelles que soient ses raisons.
- J’en suis sûre, mais ce n’est pas pour moi.
- Brisart est bel homme, et courageux ! Vous avez vécu une bataille côte à côte. C’est plus dur que le mariage ! Pourquoi… ?
Je posai ma main sur sa bouche pour l’interrompre, l’irritation me gagnait.
- Je suis une femme sans attache, et j’agis en toute liberté, dis-je haussant le ton, ce qui m’attira aussitôt un “chuut” de ma compagne.
Je repris, plus bas :
- Je ne veux pas de mari. Être l’amie de Brisart m’honore et me suffit. Je ne veux rien de plus.
La réplique de Tiphaine me surprit
- Ça m'étonnerait que lui ne veuille rien de plus… Tu ne vois pas la façon dont il te regarde ? Il va trouver moyen d'être seul avec toi, et là…
Elle esquissa un geste de la main que je devinai dans l'obscurité.
- Et là… ? répétai-je, prétendant ne pas comprendre.
- Si tu es enceinte, il sera bien obligé de t'épouser. C’est un homme d’honneur.
- Un homme d’honneur n’entreprend rien qui puisse causer une grossesse chez une femme qui n’est pas sienne. Et de toute façon, je ne peux pas avoir d’enfant.
Ma déclaration prit Tiphaine au dépourvu.
- Tu es sûre ?
- Mais tu le sais bien ! Depuis le temps que nous partageons un lit, m’as-tu vue saigner une seule fois ?
Tiphaine resta silencieuse un moment. Je la connaissais si bien que, sans qu’elle ne dise un mot, je perçus sa tristesse pour moi, qui refusais d'être épouse et ne serais jamais mère. C’était exaspérant ! Je vivais des journées si heureuses !
- En fait, repris-je, prenant une voix basse et rauque, je suis un homme. Je m’appelle Raoul.
Tiphaine pouffa. L'écho de son rire se fit entendre à ses côtés. Elle donna une tape sur la tête de sa petite sœur.
- Tu es censée dormir, toi ! Alors là, Jeanne, tu peux raconter ça à qui tu veux, mais pas à moi ! Je t’ai vue défaite, en chemise, et au lit bien trop de fois pour ignorer ce qui se cache par-là dessous !
Je poursuivis sur le même ton de voix :
- Raoul est rusé. Raoul cache bien son jeu.
Les rires remplacèrent les paroles pendant un long moment. A partir de cette nuit-là, quand elle arrivait à rester éveillée, Berthe participa à nos conciliabules.
2.
Un chemin escarpé - un moment, je crains que Daisy, la jument que je montais, ne perde le rythme soutenu de Brisart. Mais sa démarche resta assurée. L’aboutissement de ce parcours accidenté apparut : une herbe douce, brossée par la brise. Le sommet de la colline.
Brisart se tourna vers moi, souriant, et descendit de sa monture.
- Qu’en pensez-vous ?
D’un geste, il m’invita à me tourner vers la percée entre les arbres. La perspective sur le village et les toits du château sous le soleil de fin d'après-midi, me coupa le souffle. Mon expression suffit à répondre à sa question.
Lorsqu’il avait proposé, lors d’une de ses visites, que je l’accompagne pour une promenade à cheval - un parcours qu’il effectuait le soir autour du château, une patrouille personnelle et aussi l’occasion, le cas échéant, de parler en tête à tête avec certains de ses hommes - Brisart décrivit une selle qui permettait à un cavalier de transporter une dame, en amazone, perchée devant lui. Le regard entendu que Tiphaine et Berthe échangèrent ne m'échappa pas.
- Je crois être assez rétablie pour avoir ma propre monture, si c’est possible… répondis-je.
Tous me regardèrent avec surprise.
- Tu sais monter à cheval ? demanda Christophe.
- Non, admis-je, ce qui le fit rire. Je n’ai pas appris, mais il m’est arrivé de chevaucher. Je reste en selle, d’une façon générale. Presque toujours.
Brisart me sourit, ma réaction semblait lui plaire.
Daisy était une petite jument baie, douce et solide. Je la montais à califourchon, vêtue de mes vêtements d’homme - je n’ai jamais pu tenir sur un cheval autrement, et j’avoue que j’ai vu la monte à l'amazone disparaître au fil des siècles avec satisfaction. Tiphaine me prêta une large tunique qui flottait sur moi, presque comme une robe, au-dessus de mes chausses.
- Comme ça, tu ne choqueras personne avec tes vêtements indécents, dit-elle en riant.
La tunique était légère et couleur de miel. Je vis que Brisart me trouvait belle apparence lorsqu'il me proposa de m’asseoir sur le tronc d’un arbre brisé par une tempête ancienne. J’avais du mal à détacher mes yeux de la vue sur les toits du château. C’était une perspective fascinante de ce lieu qui m’était devenu si familier. Et aussi… je me sentais gauche, intimidée. C’est la première fois que j'étais seule avec Brisart, si je mettais de côté notre conversation dans la chapelle. J’avais du mal à définir les émotions qui m’agitaient.
Brisart perçut mon malaise que je croyais pourtant dissimuler avec expérience.
- Jeanne, est-ce que je vous fais peur ?
Il était assis sur le tronc d'arbre comme si c’était une monture, près de moi, et me regardait avec attention. Les bandages qui avaient caché une partie de son visage avaient enfin disparu. Une longue cicatrice vermillon était visible, descendant le long de son front, partageant sa paupière avant de tracer une ligne nette sur sa joue. Son œil et sa vision ne semblaient pas avoir de séquelles de sa blessure.
- Non…
Je lui jetai un regard de côté, je le sentis perplexe, comme si mes paroles se situaient sur une frontière incertaine entre vérité et mensonge.
- Je n’ai pas peur de vous, expliquai-je. J’ai peur… de nous. De… je ne sais pas.
Je m’attendais à ce qu’il rit, minimisant ainsi mes paroles. Mais son expression resta grave.
- Je comprends, dit-il. Il m’arrive parfois d'être inquiet par l’ampleur de ce que je ressens quand je pense à…
Il fit un geste qui nous englobait, lui et moi.
-… à nos liens. Dans ces cas-là, ce qui m’aide, c’est de me rappeler que nous sommes des amis. La vie - ma vie - est faite de combats, d’affrontements, de décisions difficiles. Mais l'amitié est ce qui lui donne toute sa douceur. Et surtout, ni vous ni moi ne voulons nous marier. C’est très rassérénant.
De fait, je me sentis mieux de l’avoir écouté, touchée par sa franchise. Il saisit ma main, la garda dans la sienne.
- Notre ami le Père Haudouin m’a fait un sermon un peu désordonné quand il a appris que nous allions nous promener ensemble, annonça-t-il. Selon lui, dangers et démons nous ont suivis et sont embusqués tout autour de nous.
Je lui souris. Il ajouta :
- J’ai beaucoup d’estime pour lui. Mais il a parfois des idées étranges. Il m’a raconté plusieurs fois ce souvenir d’enfance qu’il a partagé à votre chevet… La Reine qui se réfugie dans la ferme familiale…
- Qu’en pensez-vous ? Dit-il la vérité ?
Brisart fit une petite grimace.
- Parfois, c’est difficile à déterminer. Il est sincère… Mais voyez-vous, à l'époque où il était petit garçon, la Reine n’était plus en âge de porter des enfants et ne ressemblait pas à sa description. Alors s’agissait-il d’un autre membre de la famille royale, d’une maitresse du Roi, ou qui sait, la femme d’un Seigneur des environs ?
Je hochai la tête lentement. Il poursuivit :
- Il me parle souvent de la ressemblance étonnante qui existe, selon lui, entre vous et cette jeune femme qu’il appelle la Reine. Il en est troublé. Lorsqu’il narrait ces événements, je vous observais, pardonnez-moi. Vous m’avez jeté un regard, et à cet instant, j’ai eu l’impression que cette histoire n’était pas nouvelle pour vous non plus.
Je me sentis rougir. Il glissa une petite mèche de mes cheveux, échappée de mon chignon derrière mon oreille. Il souriait.
- Ne dites rien. Je vous l’ai dit, vous avez le droit d’avoir vos secrets. Celui-ci est particulièrement intriguant…
3.
Les semaines qui suivirent, Brisart m’emmena pour de telles promenades, prenant soin qu’elles ne soient pas trop fréquentes. Tiphaine et Berthe me pressaient de questions sur nos moments en tête à tête. Je leur répondais toujours la même chose : nous parlons. De quoi ? De ses journées. De mes journées. Il me tient la main. C’est tout.
C’était vrai mais j’omettais des détails. Nous nous tenions proches l’un de l’autre. Parfois Brisart s’interrompait, posait un baiser sur mon front, ma joue, le coin de mes lèvres.
- Votre compagnie m’apporte tant de joie, soufflait-il. Et je perds tout ce temps à vous ennuyer avec mes soucis…
Je le regardais, droit dans les yeux. C’est ainsi, je l’avais compris, qu’il pouvait le mieux mesurer ma sincérité.
- Vous ne m’ennuyez pas, vous le savez.
De fait, ce qu’il avait à partager était passionnant. J'admirais la façon dont il réorganisait ses hommes, intégrait les nouvelles recrues, faisant grandir parmi eux un esprit de corps qui ajoutait à leur force.
- Le Seigneur que vous serviez auparavant…
- Le Duc de Bourgogne…
- Quelle générosité d’accepter de se séparer d’un chevalier tel que vous…
Brisart rit doucement, posa quelques baisers sur mon front avant de reprendre la parole.
- Comme vous êtes bonne de penser ainsi ! Non, ce n’était pas un sacrifice. Le Duc cherchait à se débarrasser de moi. Il était trop heureux de me dépêcher ici.
- Mais… Pourquoi ?
Brisart resta silencieux un moment, le sourire aux lèvres. Il reprit la parole à mi-voix, comme s’il craignait que les arbres et les oiseaux ne nous entendent.
- Que je puisse lui dire si on lui mentait, oui, il trouvait ça utile. Mais il s’est lassé de la façon dont je savais toujours si, lui, disait la vérité. Or, pour de multiples raisons, Charles, en homme d’Etat qu’il était, devait parfois dire des choses qui n’étaient pas vraies. Bien sûr, je ne lui faisais jamais de remarques à ce sujet. Mais je savais, je ne peux pas faire autrement. C’était contrariant pour lui, il se demandait à qui je risquais de parler. Je ne lui ai pourtant jamais donné l’occasion de craindre une indiscrétion. Mais il avait cette inquiétude, investi qu’il était dans son combat pour l’état bourguignon. J’ai même craint un moment de me retrouver assassiné, lors d’une situation particulièrement périlleuse à laquelle le Duc se trouvait mêlé. Quand il m’a ordonné de venir ici, j'ai embrassé cette mission avec enthousiasme. Sans cet ordre, d’ailleurs, je serais sans doute mort à ses côtés à Nancy. Je ne souhaite pas quitter ma présente charge. Je crois que notre Seigneur est satisfait de me garder.
- Tout le monde, au château, est heureux de votre présence.
- Oh, tout le monde… je ne sais pas. Mais j'apprécie beaucoup notre Seigneur Alberic. C’est un homme carré, honnête. Il n’est pas très… je veux dire, il est d’une seule pièce, intègre, désireux de bien agir. Et Dame Hermance est remarquable.
Au fur et à mesure que les semaines passaient, que nos échappées devenaient habituelles, mon anxiété diminuait et je prenais grand plaisir aux moments partagés avec Brisart - je restais toutefois agitée de multiples émotions. Les années passées avec Akira me revenaient à l'esprit. J’avais vécu en toute confiance dans l'intimité de cet homme, et je réalisais les ramifications de ce qu’il m’avait apporté. Certes, le Mongol était différent. Loin des hommes velus et musculeux qui m’avaient brutalisée, sa peau dorée était douce et glabre. Sa constante bienveillance avait gagné ma confiance. Ces années de proximité avaient créé une fondation sur laquelle je pouvais établir ces liens avec Brisart.
- Si vous ne souhaitez pas que je vous approche de si près, souffla le Chevalier un jour qu’il caressait mes lèvres du bout des doigts, s’il vous plaît dites le moi. Giflez- moi au besoin!
Je ris.
- Je ne crois pas que j’aurais besoin d’en venir aux coups, vous êtes attentif à mes paroles.
Ce jour-là, nous étions au bord de la rivière, dont le parcours formait une sorte de boucle. Un large saule pleureur s'y épanouissait, créant un abri ombragé sous ses branches. Combien de couples s'étaient réfugiés dans cet espace si propice à la romance ? Je tentai de prendre mon air le plus innocent pour demander :
- Êtes-vous déjà venu ici ?
- Non, Jeanne, jamais. Christophe m’a indiqué le chemin. Il a grandi ici, tout comme Tiphaine.
Il eut un instant d'hésitation puis me sourit au moment d’admettre :
- Jeanne, ce que je vis avec vous, je le vis pour la première fois.
4.
La visite d’amis du Seigneur Albéric, prévue à la fin de l’été, créa excitation et effervescence dans tout le château. Car, m’expliqua Brisart lors d’une de nos rencontres, cette visite aurait d'importantes répercussions sur le futur de la famille seigneuriale. Lionel des Bruyères était un ami d’enfance d'Albéric.
- Lionel est un peu plus âgé, et de plus haute noblesse, il a toujours été le protecteur d'Albéric. Il a quatre fils, et quand Audeline est née, les familles ont convenu qu’elle épouserait l’un d’eux. Mais voilà qu’Alberic a fait ce superbe mariage avec dame Hermance, et développé son domaine. Ça a créé, je le devine, une certaine rivalité. Et dans le même temps, des rumeurs sur la santé d’Audeline ont commencé à se répandre. Lionel vient personnellement avec ses deux plus jeunes fils et leur entourage pour montrer son soutien, s'enquérir de l'état du château, avec ses travaux et améliorations qui ont suivi le mariage, mais aussi après l’attaque que nous avons subie. Et dans le même temps, il veut sans doute s’assurer de la condition d’Audeline.
Une inquiétude me gagna aussitôt à l'idée de l’attention qui allait se concentrer sur ma protégée.
- Notre Seigneur Alberic prétend être enchanté de cette visite, ajouta Brisart. Mais il est très préoccupé. Il veut que tout soit parfait. Dame Hermance a du mal à lui rendre sa sérénité. Il me dit souvent “Brisart, tout va bien se passer, n’est-ce pas ?” comme si mon talent était de prévoir l’avenir… Je lui réponds que nos efforts et préparations vont en effet assurer notre succès. Il déclare alors “J’en suis sûr. D’ailleurs, je ne suis nullement inquiet.” Il me dit ça à moi, un mensonge aussi manifeste… La candeur de cet homme est parfois sans limite.
J’aimais qu’il se confie ainsi, révélant des pensées qu’il gardait pour lui-même. Même Christophe ne l’entendait jamais critiquer notre Seigneur. Je me sentais dans une bulle de satisfaction. De tous côtés, on m’exprimait une gratitude qui allait au-delà de mes actions. J’avais acquis la confiance et l'appréciation de l’homme le plus secret de notre petite communauté. Ce que je ne mesurais pas, c’est comment cela allait obscurcir mon jugement.
Nous étions sur la colline qui restait l’endroit que je préférais pour nos rencontres, et tandis que nous parlions, je sentis une vague d'émotions me pousser vers lui avec la force d’un courant marin. Je n’avais jamais éprouvé rien de tel. Certes, j’avais vécu une grande attraction physique pour ce fiancé dont je n'écrirai pas le nom - cela remonte au dixième siècle. Mais comme il avait mis fin à notre relation en me jetant dans le brasier d’un bûcher, j’estimais que cela ne comptait pas. Ce que je vivais avec Brisart était neuf et bouleversant.
Nous étions assis sur le tronc du vieil arbre abattu. Il venait de m’embrasser légèrement, du bout des lèvres, comme il le faisait toujours. Je me souviens du déroulement de mes pensées. Au lieu de le laisser poser des baisers sur mon visage, sans jamais bouger, pourquoi ne pas le serrer dans mes bras, l'étreindre ? Son manque d'expérience, son admiration me laissèrent penser que je pouvais prendre cette initiative. Il m’en serait reconnaissant.
Ce fut si rapide. Mes deux bras autour de son cou, ma main qui touche ses cheveux, et aussitôt la surprise et la contrariété sur son visage. Il saisit mes bras et me rejeta avec une telle vigueur que je faillis perdre l'équilibre. Il fit quelques pas en arrière, secouant la tête, passant la main sur sa nuque, comme sous l’effet d’une répulsion qui n’aurait pas été pire si j’avais glissé une vipère dans le col de sa tunique.
Je sentis mes intérieurs saisis par une main glacée. Mes réflexes, durement acquis dans le passé, vinrent à la rescousse de mon esprit soudain engourdi. Je glissai du tronc d’arbre pour m’agenouiller dans l’herbe. Occuper le moins d’espace possible. Garder un visage inexpressif. Ne rien montrer qui puisse ajouter à la fureur de l’homme. Je jetai un regard vers Brisart, qui s'était encore éloigné, continuant de gesticuler de façon incompréhensible. J'étais figée dans une sorte de stupeur, au milieu de laquelle, étrangement, j’entendais la voix raisonnable d’une observatrice. L’avais-je blessé ? Il paraissait subir une douleur insupportable… Peut-être une plaie était-elle restée ouverte sur sa nuque, avec, qui sait, la pointe d’une épée encore fichée dans la chair ? Ou alors la subite intervention d’un démon ?
Brisart marcha ensuite à grandes enjambées dans ma direction. Je m’attendais à ce qu’il me donne des coups de pied. Je n'essayerais même pas de me défendre.
Il s'arrêta à mon niveau. Les yeux baissés, je contemplais ses bottes. L'expérience m'avait appris l’importance d'éviter le regard d’un homme en colère.
Il resta silencieux un instant, puis j’entendis sa voix, lasse.
- Rentrons, Jeanne.
- Oui, Monsieur…
J’avais parlé si bas, un souffle, je ne crois pas qu’il m’ait entendue. Sans le regarder, je rejoignis Daisy dont j’avais attaché les rênes aux branches basses d’un châtaignier. Nous avons regagné le château en silence, Brisart en tête comme toujours, cheminant sans se retourner vers moi.
5.
Je m'appliquai à montrer un visage lisse et paisible dans les jours qui suivirent. Ce n’était pas un exercice ardu. Cacher mes émotions était une aptitude que j’avais développée au cours des siècles. Je tenais avant tout à garder ma dignité après le rejet que je venais de vivre, qui se confirma le lendemain. Croisant le regard de Brisart à son arrivée sur le balcon dans la chapelle, j’esquissai un sourire. J'espérais que nous pourrions prétendre qu’il ne s’était rien passé.
Au contraire, son visage s’assombrit et il se détourna aussitôt. J’aurais pu aussi bien recevoir une gifle. La veille, il avait été submergé par une réaction physique que je ne comprenais pas. Mais ce matin-là, il agissait délibérément. Je n’avais pas de mal à deviner ses pensées. “N’a-t-elle pas compris que cette amitié est terminée ? Je la croyais intelligente…”
Je décidai alors que je ne le mettrais pas en situation de me repousser une troisième fois. Ce chapitre était clos.
Ce furent des journées où je ne pouvais empêcher la tristesse et la colère de me traverser. Effleurer sa main par mégarde me suffisait ! Pourquoi faire naître ces émotions en moi pour finalement me traiter ainsi ?
Lorsque notre froid devint évident à tous, Tiphaine me posa mille questions la nuit, et s’irrita de mon silence. Je faisais des efforts pour détourner la conversation mais elle était obstinée. Berthe intervint.
- Quand Gautier te courtisait et que je voulais savoir ce qui se passait entre vous, tu me répétais que ça ne regardait que lui et toi !
- Ce n’est pas pareil ! Qui sait ce que Jeanne ne veut pas nous dire… Peut-être que Brisart s’est mal conduit !
Je devinai que Tiphaine cherchait à provoquer mon indignation pour m’inciter à tout raconter afin de rétablir la vérité. Malgré tout, je sentis la colère bouillonner en moi. Ironie de la situation, c’est moi qui avais eu un geste déplacé, et non lui.
- Ne sois pas ridicule, dis-je sèchement.
- Laisse-la tranquille ! ajouta Berthe.
Une des filles de Tiphaine poussa un petit gémissement, sur le point de se réveiller. Cela nous imposa un silence immédiat.
- Mes cousines, soufflai-je après un moment, vous êtes ma famille et je vous aime tant ! Cessons de parler de ça. C’est de peu d’importance. Nous sommes au service du Seigneur Albéric et de Dame Hermance. Notre devoir est d’entourer Audeline et de la préparer à la visite à venir…
J’avais parlé avec sincérité. Cette situation était contrariante mais n’avait rien de grave. C’était l’avantage d’avoir vécu tant de siècles que d’en être consciente. Je demeurais dans une position privilégiée au sein d’une communauté qui me protégeait. Je n’allais certainement pas perdre mon temps à me lamenter sur le comportement étrange d’un seul homme. Je devais l’admettre : quelque part en moi, j'étais soulagée de ne plus être confrontée aux émotions houleuses qui accompagnaient les moments passés avec Brisart.
Un nœud de contrariété, indépendant de tous mes raisonnements, refusait pourtant de se détendre dans le creux de mon estomac.
6.
A quoi ressemblait Lionel des Bruyères ? Son visage a disparu de ma mémoire, en revanche, je revois sa stature impressionnante, la puissance de sa voix, envahissant l’espace autour de lui, et la façon dont il commentait ce qu’il voyait avec une bonne humeur un peu condescendante. Ses deux fils, deux adolescents timides aux cheveux noirs coupés au bol encadrant leur pâle visage, le suivaient comme son ombre.
J’avais pensé que l'arrivée de nos visiteurs serait un soulagement tant la frénésie des derniers préparatifs pour que “tout soit parfait” avait été vive. Mais ce ne fut pas le cas. Soudain, au milieu de cette communauté si familière où je connaissais chacun, je croisais des groupes de personnes inconnues. De la même façon qu’une foule peut me plonger dans le désarroi, cela me déstabilisait même si, un sourire bien installé sur mon visage, je faisais en sorte de ne pas le montrer.
Lionel avait amené avec lui sa garde personnelle. Ses hommes d’arme fouillèrent notre chambre sans ménagement parce qu’elle avait un accès direct avec celle du couple seigneurial. Lionel allait dormir aux côtés de ses hôtes, ils voulaient s’assurer qu’aucun danger ne pouvait provenir de nos armoires ou de notre lit. J'étais rouge d’indignation, seule avec les enfants. Tiphaine était retournée aux cuisines pour aider la toute jeune pâtissière qui avait été engagée récemment. Berthe disparut dès leur irruption et revint un moment plus tard avec Dame Hermance. Le ton des hommes changea immédiatement à sa vue, des sourires dociles apparurent sur leur visage tandis qu’elle les remerciait de leur vigilance tout en leur faisant quitter les lieux à l’instant.
La toute nouvelle robe d’Audeline avait requis de nombreux essayages et toutes sortes de jeux associant ses deux petites amies pour la faire patienter pendant les longs moments où elle devait rester immobile. En l’aidant à s'habiller, j’avais remarqué avec déplaisir que cette robe la vieillissait, créant même l’illusion d’une petite poitrine. Audeline avait à peine dix ans ! Elle avait appris un poème de bienvenue que nous lui avions fait répéter. Voici qu’elle se tenait seule, avant que le grand diner du soir ne soit servi, au milieu de cette assemblée attablée en demi-cercle, qui comptait un grand nombre d’inconnus. Elle me jeta un regard rapide mais je ne la sentis pas inquiète. Elle récita son poème d’une voix claire. Lionel la félicita chaleureusement. Elle répondit spontanément avec un mot d’esprit qui fit rire tout le monde. J'étais surprise et ravie de son aisance.
Pour la première fois, je devinai la femme qu’elle allait devenir. En grandissant, son visage s’agençait avec une nouvelle harmonie. Audeline se préparait à avoir la beauté d’une aigle, avec son nez busqué et son regard bleu intense. La fierté d'être témoin de son épanouissement, de l’avoir facilité, m’envahit.
Berthe et moi avions présenté une requête à Dame Hermance qui l’avait approuvée : que Tiphaine, une fois son travail aux cuisines terminé, puisse enfiler une de ses jolies robes et nous rejoigne pour le dîner, ce qui lui permettrait non seulement de déguster ce qu’elle avait contribué à préparer, mais aussi d’admirer le spectacle de jongleurs, musiciens et acrobates qui allait accompagner le banquet.
Ainsi, j'étais serrée entre les deux sœurs en bout de table, les deux petites filles sur nos genoux, quand les artistes firent leur entrée. Audeline était assise auprès de Dame Hermance et, par ses regards vers nous, je sentais qu’elle aurait aimé retrouver ses amies. Pour ma part, j'étais heureuse d'être ainsi étroitement entourée par mes cousines.
Un homme blond, vêtu d’une tunique écarlate, sa longue chevelure nattée dans son dos, s'avança, soufflant dans l’embouchure d’une flûte en bois. La mélodie qui s'éleva était si belle que les rires et les conversations se suspendirent dans l’instant. Je n’avais jamais entendu cet instrument de si près. J’étais bouleversée. Mon cœur prit une ampleur nouvelle, empli d’une harmonie que je n’avais jamais ressentie. Tiphaine croisa mon regard, ses yeux pleins de larmes. Le plaisir d’entendre cette musique s’accrut de voir ma cousine le partager. Je plaçai mon bras autour de ses épaules et elle posa sa tête sur mon épaule.
Puis la musique prit fin et deux acrobates rejoignirent le musicien qui se lança dans une mélodie plus rythmée. Une suite de mouvements vertigineux suivit, l’un des hommes grimpant sur les épaules de l’autre puis faisant un saut périlleux avant de retomber sur ses pieds. Les mêmes figures se répétèrent avec des difficultés supplémentaires. Finalement, l’un d’eux se tint en équilibre sur une large boule de bois tandis que son compère escaladait ses épaules.
Je regardais avec une attention nostalgique un des acrobates car sa peau dorée et ses yeux bridés me rappelaient Akira. Mais contrairement au Mongol, il était jeune et athlétique, des cheveux noirs poussant dru sur son crâne. Une jeune femme blonde jonglait avec des anneaux en bois et après un dernier saut, l’acrobate que je ne quittais pas des yeux la rejoignit et ils échangèrent les anneaux avec une rapidité étourdissante. Il était à présent non loin de moi, et je le scrutai avec une attention croissante mêlée d’incrédulité. Mon cœur se mit à battre plus que jamais. Ce sourire, la forme de ses mains, de ses ongles, cette façon de se tenir… Il ne ressemblait pas à Akira. C’était Akira !
C’était une folie de le penser. Le vieux Mongol avait succombé à la peste plusieurs années plus tôt… Mais le jongleur croisa mon regard et au même moment, fut incapable de rattraper un des anneaux. Il m’avait reconnue, j’en fus persuadée
Il en résulta la chute en cascade de tous les anneaux, qui rencontrèrent les carreaux du sol avec un bruit mat. La jeune femme les ramassa avec grâce, improvisant une petite danse composée d’arabesques, comme s’il s’agissant d’une chorégraphie prévue à l’avance, avant de les lancer à nouveau à son partenaire.
Je fus plongée dans mes pensées tandis que le spectacle s’achevait avec des torches enflammées lancées haut dans les airs et rattrapées par les quatre jeunes gens à tour de rôle.
Akira était un Semblable, c’était la seule explication. J'étais sidérée, je n’avais pas imaginé un instant que ce puisse être le cas. Pourquoi ne me l’avait-il pas dit ? N’avait-il pas compris que son secret serait bien gardé, puisque mon dévouement pour lui était infini ?
Plus tard, arrivant la première dans notre chambre plongée dans l'obscurité, je regardai par la fenêtre dans la direction de la petite grange où les acrobates s'étaient installés, près du poulailler. Je faisais de mon mieux pour résister à la tentation de courir dans la nuit pour les rejoindre et parler à Akira. Je risquais d'être vue. Une telle visite nocturne n’était pas pensable pour la gouvernante de la fille du Seigneur.
- Comment puis-je t’aider ?
Je tressaillis. Je n’avais pas vu Berthe approcher. Elle avait senti mon tourment et me regardait avec cet air sérieux et pragmatique qui était le sien, prête à agir.
- Je voudrais parler au jongleur.
- Lequel ?
- Celui qui a fait tomber les anneaux…
Elle sourit.
- Oh, le maladroit ?
J’allais me lancer dans une explication mais elle m’interrompit avant que je ne dise un mot.
- Je m’en occupe.
Au même moment, Audeline, les joues encore rouges de l’excitation de la soirée, suivie de Tiphaine et des petites filles nous rejoignirent dans la chambre.
6.
Audeline marchait en tête de notre petit groupe, entourée des deux jeunes Bruyères que je voyais sourire pour la première fois, tandis qu’ils bavardaient avec elle. L’air vif du matin, la joie de cette visite impromptue à la place de la classe du Père Haudouin - il avait annoncé lui - même ce changement inattendu et il nous accompagnait - donnait une légèreté à ce moment. Je tenais les deux petites filles de Tiphaine par la main, aux côtés de Berthe.
Les acrobates nous attendaient autour d’une flambée devant la petite grange où ils avaient dormi, Dans leurs habits quotidiens, tuniques et chausses beiges et grises, robe toute simple pour la jeune femme, ils ressemblaient à des paysans ou des artisans sans qu’on puisse imaginer les prouesses dont ils étaient capables.
L’homme blond, qui se présenta sous le nom de Nicolas, montra sa flûte, et la tendit à Audeline. Pendant qu’elle soufflait de toutes ses forces sans former un son, je regardai autour de moi. Je ne voyais Akira nulle part.
Après des essais infructueux des différents visiteurs, la flûte arriva dans ma main, son embouchure humide des tentatives des uns et des autres. Je soufflais distraitement à mon tour, et à la surprise générale, une note ronde, parfaite, se fit entendre. Je sursautai et écarta la flûte de mon visage, la regardant comme si elle avait agi de son propre chef.
- Vous avez déjà joué… affirma Nicolas. Vous êtes une flûtiste !
- Non… je ne sais pas…
J'étais prise au dépourvu. Était-ce moi, au tout début de ma vie, un pipeau à la main ? Ou un souvenir recrée par ce que je vivais sur le moment ? Je tendis la flûte au Père Haudouin, qui, sans la porter à sa bouche, la rendit à Nicolas.
La jeune femme sortit ses anneaux et en lança un à Audeline, qui l’attrapa des deux mains en poussant un petit cri de surprise et de joie. Au même instant, Berthe toucha mon bras et me glissa à l'oreille :
- Le maladroit… le jongleur maladroit… Il s'exerce sur le terre-plein près de l'entrée de la cuisine.
7.
Akira se tenait à l'endroit même où Tiphaine m’avait appris la mort de sa grand-mère. Il cherchait à maîtriser une jonglerie audacieuse. Il lançait au même moment un anneau d’une main, une petite boule de bois de l’autre dans une trajectoire qui devait permettre à la boule de passer au travers de l’anneau, sans encore beaucoup de succès.
Dès qu’il fut à portée de voix, je l’appelai. Il leva la tête, s’immobilisa pendant que je m’approchai, son visage sans expression.
- Akira ! dis-je quand j’arrivai près de lui, un peu essoufflée tant par ma marche rapide que par l'émotion.
C’était vraiment lui, aucun doute. La similarité de son visage avec mon souvenir était encore plus frappante à la lumière du jour. Mais il restait silencieux.
- Akira ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit ton secret ? Je suis comme toi, je ne meurs pas, je ne vieillis pas !
Akira esquissa un sourire embarrassé et sans me tourner le dos, s'éloigna un pas après l’autre, comme s’il avait peur de moi.
- Mais tu me reconnais, forcément ! Je suis Xavier, tu sais bien, la Créature du Mongol ! Pourquoi ne pas m’avoir dit que tu ne pouvais pas mourir ? Je suis comme toi !
- Madame, balbutia Akira, vous devez faire erreur… Je ne vous connais pas… Et mon nom n’est pas… le nom par lequel vous m’appelez… Excusez-moi.
Anneau et boule de bois en main, il tourna les talons et s'éloigna rapidement. J'étais sidérée. Il niait me connaître ! Et que pouvais-je y faire ? Sa réaction me plongea dans une vague de désespoir. Brisart m’avait repoussée. Maintenant Akira me fuyait. Bouleversée, je fondis en larmes.
Et puis, un miracle. La voix d’Akira.
- Xavier… que m’as-tu dit ? Tu ne peux pas mourir ? Toi non plus ?
Je levai la tête, le visage rouge et ravagé par les sanglots. Je sortis un mouchoir de ma manche.
- Il m’a fallu un moment pour comprendre ce que tu disais, poursuivit-il. Depuis que je t’ai vue hier soir, je me préparais à une confrontation. J’en étais malade, mais je devais nier te connaître puisque tu me savais mort… Je n’avais pas imaginé que nous étions Semblables…
Il m’entoura de ses bras, me serra contre lui. Je pleurais à nouveau, mais de joie. Nous nous sommes assis dans l’herbe.
- Pourquoi ne pas m’avoir dit ? reprit Akira. Xavier, tu sais bien que je pouvais tout entendre !
Je me mouchai et eus besoin d’un moment pour reprendre mon souffle.
- J'étais déjà si proche d'être considérée comme une sorcière ! Comment avouer quelque chose de si bizarre, même à toi ! Mais toi, tu pouvais me parler ! Pourquoi prétendre être mort au lieu de…
- Pour te protéger, Xavier ! N’oublie que j’avais des ennemis à l'intérieur même du Manoir… Si des personnes hostiles t’interrogeaient, je ne voulais pas t’encombrer d’un tel secret !
Il m’expliqua qu’il avait préparé sa mort en détail avant mon arrivée au service de Gisela.
- Je commençais à être trop âgé, j'étais censé avoir une quinzaine d'années de plus que Monsieur. J’ai pris du poids pour me vieillir - ce n’était pas trop difficile avec les plats délicieux que préparaient les cuisines. J’ai adopté cette coiffure ancienne pour bien marquer la différence avec celui que j'étais dans ma “jeunesse”. J'étais prêt à tirer ma révérence, sans regret, et puis tu es arrivée. Je suis resté parce que tu m’intriguais et quand tu m’as rejoint… Eh bien, la vie au Manoir a repris de l’intérêt. Mais Gontran déclinait, il fallait que je disparaisse …
De nouveau, il me serra dans ses bras et sa joie manifeste m’emplit de bonheur.
- Veux-tu venir avec moi, avec nous ? Tu pourrais te joindre à notre petite troupe, tu deviendrais vite aussi agile que nous.
Je ris, ravie de sa requête, mais je secouai la tête.
- Non, je ne veux pas quitter ce château, pas encore… Audeline, la petite châtelaine, a encore besoin de moi…
- Et peut-être aussi cet homme d’arme qui ne nous quitte pas des yeux… ? Ne te retourne pas. Il est à la fenêtre du premier étage du château. Tu le connais ? Il a des yeux de couleurs différentes. Quel homme bizarre ! Il est venu nous parler quand nous sommes arrivés au village. Il nous a demandé si nous avions l'intention de nuire et de causer douleurs et tragédies… Imaginait-il que nous aurions acquiescé si ça avait été le cas ?
- Il sait toujours quand on lui ment. Je l’ai vu à l'œuvre moi-même.
Nicolas, le flûtiste à la natte blonde, surgit, essoufflé.
- Mais que fais-tu là ? lança-t-il à l'intention d’Akira. On t’attend, nous avons besoin de toi !
- J’arrive, répondit Akira calmement. Pars devant, je te suis.
Nicolas me jeta un regard furieux, moi la cause de l’absence de son compère, et repartit aussi vite qu’il était venu. Je souris.
- Il est bel homme ! Vous êtes ensemble ?
Akira fit une petite grimace que je connaissais si bien, qui indiquait à la fois attendrissement et embarras.
- Parfois…
8.
Akira repartit en courant vers ses amis, après que nous eûmes convenu que nous nous retrouverions plus tard, sans doute à une autre époque.
- C’est le bon côté de notre éternité, mon Xavier, me dit-il en m’embrassant. Pas d’adieux, seulement des “au revoir”.
Après son départ, je m’assis sur l’herbe à nouveau, les yeux clos, débordant d’un bonheur si vaste qu’il me semblait que je ne pouvais pas en contenir toute l’amplitude. La vision du monde qui m’entourait était transformée : Akira, en vie, en faisait partie et nos liens étaient intacts.
Quand j’ouvris les yeux, je sursautai. Brisart se tenait debout devant moi, les traits tirés par une fureur silencieuse.
- Cet homme ! lança-t-il avec hargne. Il vous a fait pleurer ! Vous a-t-il menacée ?
J'essuyais mes joues avec hâte.
- Non, pas du tout ! Ce sont des larmes de joie !
- Il ne cessait de… de… de vous embrasser et de vous toucher ! Dissimulait-il un couteau sous ses vêtements ?
Je me levai pour être face à lui, dirigeai mon regard vers l'œil vert que je n’avais jamais vu aussi froid et incisif. Mais j'étais pleine d’un bonheur qui se répandait autour de moi, que je le veuille ou non.
- C’est mon meilleur ami, expliquai-je avec un sourire que je ne pouvais faire disparaître de mon visage. Il a été si secourable dans le passé. Un homme merveilleux. Et je le croyais mort toutes ces années !
Brisart garda son expression indignée.
- Vous a-t-il demandé de quitter le château et de le suivre ?
Nous avait-il entendu, de si loin ? Ou parlait-il au hasard ?
- Oui, dis-je simplement. Et j’ai refusé. Je suis heureuse ici, entourée de mes amis.
Je fis un mouvement des bras qui, dans l'état d'allégresse où je me trouvais, l’englobait. J’ajoutai :
- Audeline a encore besoin de moi. Mais elle m’a vraiment impressionnée depuis l'arrivée de nos invités. Le Seigneur des Bruyères est sous le charme, vous avez vu ? J'espère qu’ils ne la marieront pas trop vite, elle est encore une petite fille !
Brisart regarda dans la direction de la grange, moins contrarié mais le visage toujours fermé, avant de se retourner vers moi.
- Et s’il vous demandait de l'épouser, dans la joie des retrouvailles ? Diriez-vous oui ?
Quelle drôle de question ! Avait-il oublié tout ce qui me concernait ? Mais ma bonne humeur refusait de lâcher prise. Je ris.
- Vous savez bien que je ne veux pas me marier ! Et puis ce n’est vraiment pas son genre… Une des premières choses qu’il m’ait dites, quand nous nous sommes rencontrés, c’est “les femmes sont mes amies, pas mes amantes.” Vous avez vu Nicolas, le flûtiste, venir le chercher ? Ils sont ensemble…
- Oh…
Brisart parut surpris mais ne mit pas mes paroles en doute. C’était l’avantage de son don étrange : il savait que je disais vrai sans que j’aie besoin d’insister pour le convaincre. Une crainte soudaine me gagna.
- S’il vous plaît, ne le dénoncez pas au Père Haudouin ou à d'autres autorités…
Le prêtre mentionnait parfois le grave péché de sodomie et les pénitences qui s’y attachaient dans ses sermons. Tiphaine avait entendu dire qu’il s'inquiétait des relations qui pouvaient naître entre serviteurs ou parmi les gardes.
Brisart esquissa un sourire.
- Ne vous inquiétez pas. Si cet ami vous est cher, je ne le mettrai pas dans l’embarras. Et pour Audeline… Je l'observe avec affection depuis longtemps et je doute que quiconque puisse la contraindre. Elle sait manifester ses volontés avec force.
La nuit d’orage où elle criait mon nom me revient en mémoire.
- Vous avez raison.
Je m’inclinai devant Brisart pour prendre congé. C’est la première fois que nous nous parlions depuis des semaines et la sympathie qui imprégnait la fin de cette conversation était satisfaisante.
Alors que je m'éloignais, il attrapa ma main pour me retenir.
- Jeanne…. Merci. Merci de n’avoir rien dit de notre dernière promenade à qui que ce soit. La confiance qu’on me porte ici en aurait été affectée.
Je baissai la tête.
- Cela ne regardait personne.
- Le lendemain, votre sourire… Votre générosité… vous étiez prête à continuer à me voir, malgré ce moment de folie… Il fallait que je vous protège de ma compagnie.
Apprendre qu’il ne m’avait pas écartée avec mépris comme je l’avais pensé me consola d’une blessure dont je n’avais plus conscience. Son tourment et sa tristesse me touchèrent. Il reprit gauchement :
- Je ne peux pas vraiment expliquer pourquoi il m’arrive de m'échapper ainsi à moi-même. C’est…
Il tenait toujours ma main, et je la serrai.
- Vous ne me devez aucune explication, dis-je rapidement. Nous avons nos secrets, vous l’avez dit vous-même, et vous m’avez permis de garder le silence plusieurs fois quand je ne pouvais rien dire.
L’ombre d’un sourire passa sur son visage fatigué.
- C’est vrai… murmura-t-il. Jeanne, votre présence, vos paroles… vous m’avez manqué immensément. Immensément.
J’entends encore la façon dont il prononçait ce mot, évoquant une étendue aride à perte de vue. Il poursuivit après un court silence :
- Peut-être pourrions-nous… Consentiriez-vous… Converser de temps à autre, juste parler… Ici même, au château…
J’avais parfois imaginé une telle requête de sa part et avait préparé des phrases exprimant un refus courtois. Mais je m’entendis répondre, sans même un instant de réflexion :
- Oui, bien sûr.
Je tournai la tête dans la direction de la grange.
- Une fois que…
- Oui, une fois que tout ce cirque sera terminé, et les Bruyère repartis, bien sûr, approuva-t-il.
Après un échange de sourire, il repartit vers le château.
Sympa le dernier passage, ça conclut bien un chapitre très intéressant au niveau psychologique. J'apprécie beaucoup la manière dont tu décris les relations de manière générale et celle entre Max et Brisart ne déroge pas à la règle, pleine de nuances et de non-dits et en même très fraternelle. On devine que Brisart a ses secrets et on a envie d'en savoir plus. La scène où il la repousse est extrêmement intrigante.
Sympa également les retrouvailles avec Akira, même si brèves. Je me posais justement la question de savoir si lui avait deviné la nature de Max. Apparemment pas.
Ce que je trouve assez amusant, c'est les infimes différences de personnalité entre la Max du passé et du présent. Dans ce chapitre par exemple, elle met plusieurs fois en avant son côté "expérience" / j'ai appris avec le temps. Alors que pas du tout dans le présent (ou moins, j'ai peut-être oublié des passages).
Mes remarques :
"La réplique de Tiphaine me surprit" ponctuation après le surprit ?
"C’est très rassérénant." -> rassurant ? (ça me paraît plus approprié même si les deux vont)
"Brisart m’emmena pour de telles promenades," je trouve la tournure étrange -
"C’est le bon côté de notre éternité, mon Xavier, me dit-il en m’embrassant. Pas d’adieux, seulement des “au revoir”." -> d'une éternité partagée ? ça donnerait plus l'idée que ça ne concerne qu'eux (ils doivent dire adieu aux autres mortels)
Un vrai plaisir de retrouver ton histoire !
Meilleurs voeux et à très bientôt (=
Tous mes mes voeux pour cette nouvelle annee - un nouveau chapitre en quelque sorte ! :-)
A bientot !
J’ai bien aimé la conversation entre filles et la manière de s’en sortir de Jeanne, disant qu’elle est Raoul !
La suite est plus mystérieuse, beaucoup de secrets, surprises et rebondissements… Toujours très agréable à lire.
Au passage :
une fois sûreS (elleS)
je ne lui faisais jamais de remarques : remarque (singulier, je pense)
J'ai corrige aussi la premiere coquille que tu as relevee.
Pour l'autre, je ne suis pas sure ! J'ai en tete "faire des remarques" certes ici la forme est un peu differente...
Puis je te demander comment les choses se passent pour ton livre? Je l'ai offert (version papier) a mon frere pour son anniversaire en avril dernier. As-tu d'autres projets?
Même si le temps entre la publication des chapitres ne facilite pas la reprise, notamment pour se souvenir des noms.
J’espère que ton frère a aimé Les Hommes bons. D’une manière générale, les commentaires sont très élogieux et les lecteurs ont toujours beaucoup de questions, en particulier pour savoir quels sont les faits réels et ceux romancés, quelles ont été mes sources, etc.
Après, je dédie bien trop peu de temps à la promotion, n’ai participé à aucun salon et ne possède pas de réseau pour que tout ça prenne de l’ampleur. Ça reste une superbe aventure, non terminée pour l’instant (et j’espère que ça continuera encore un moment).
A bientôt j'espère (j'attends le chapitre 37!)