CHAPITRE 36
1.
Ce matin, par inadvertance, j’ai découvert l’arme du crime. L’arme qui a tué Jackson.
Je pensais à lui, justement, en allant cueillir des herbes fraîches pour le déjeuner avec Amy. Il a construit ces jardinières au printemps. Un marteau à la main, il me demandait à quelle hauteur les accrocher sous les yeux de son petit garçon.
Et puis je l’ai vu, cet objet incongru mais à la forme si familière, dans l’herbe qui a poussé librement pendant mon absence, le long de la palissade qui sépare mon jardin de celui des McElroy. Invisible de la maison mais évident quand on s’approche. Le tueur a jeté l’arme avant de s’enfuir, je devine même la trajectoire en provenance du jardin voisin.
Je reste immobile, le cœur battant. Puis, sans quitter l’intrus des yeux, comme s’il pouvait m’attaquer, je sors mon téléphone et appelle Greg.
- Tu es sûre ? souffle-t-il, sous le coup de l'émotion. Surtout ne touche à rien. J’appelle Tanner. Je te rejoins dès que possible.
Comment ça, "dès que possible'‘ ? Qu’est-ce qui peut le retenir à l'église qui soit plus urgent ?
2.
Greg arrive quand la police s’en va. L’arme a été photographiée, prélevée avec des pincettes spéciales et mise dans un sac en plastique transparent marqué d’une lettre et d’un numéro. J’ai répondu à des questions, montré mon passeport qui indique mes dates d'arrivée et de départ au Japon, confirmant mon absence dans le voisinage le soir du crime. Je connaissais Jackson, oui, le fils de ma propriétaire, si serviable, il a fait des petits travaux dans la maison…
Rester calme n’est pas difficile quand on sait que l’on ne sera pas frappé ou torturé selon ses réponses. C’est à Greg que je pense soudain avec inquiétude. Ce baiser à l'aéroport… si une photo circule, ils pourront imaginer que Greg a tué son frère par jalousie…
Mais les policiers repartent sans faire aucune allusion. Ils s’adressant à Greg, qui arrive, comme un proche de la victime, pas un suspect. Dès que nous sommes seuls, Greg ouvre ses bras et je me serre contre lui.
- Tu as eu peur ? Ce n’était pas trop désagréable ?
- Non, non… c’est pour toi que j’aie peur… cette arme dans notre jardin, est-ce qu’ils vont penser que tu y es pour quelque chose ?
Greg m’embrasse sur le front, protecteur.
- Ne t'inquiète pas. Ils m’ont interrogé plusieurs fois, ont parlé à des témoins qui m’ont vu à l'église ce soir-là, et ont même analysé mes mains…
- Tes mains ?
- Oui, mes mains, mon visage… une arme à feu laisse des traces de poudre sur le tireur. Invisibles à l'œil nu, mais si tu regardes au microscope, tu le vois. Evidemment, il faut le faire sur le champ… Tanner me l’a proposé, vu mon passé, que les choses soient claires. J’ai dit oui, tu penses.
Je réfléchis un moment.
- Ce n’est pas un problème pour Tanner de faire partie de l'enquête alors que vous êtes amis ?
Greg sourit en hochant la tête.
- Oh il a prévenu ses supérieurs que nous nous connaissions, et que c’était un avantage qu’il n'hésiterait pas à utiliser… Et c’est un plus pour nous aussi, je veux dire, nous la famille. Il me parle de l'enquête, où ils en sont… L’autre jour, il me disait qu’il a l’impression d'être un agent double…
Greg émet un petit rire. Agent double… Des souvenirs de Guillain pendant la dernière guerre me viennent à l'esprit. Combien de temps a-t-il cru qu’il pouvait gagner des deux côtés ? Jusqu’au moment où il a été contraint de choisir son camp. Et il n’a pas hésité.
3.
- Alors, c’est quoi le secret ?
Oh, Amy, si tu savais… Mais sa question concerne la cuisson du poulet. J’ai préparé du poulet frit, je sais qu’elle adore ça. Mais plutôt que de plonger le poulet et sa panure dans de l’huile bouillante, je l’ai enfourné à haute température. Elle soupire :
- J’ai essayé le four moi aussi, mais ce n’est pas aussi croustillant et souvent, la panure ne tient pas… Comment as-tu fait ?
Je souris.
- Le secret, c’est de mettre le poulet, une fois prêt, dans le frigidaire une bonne heure avant de l’enfourner. C’est comme ça que ça tient.
Amy fait une petite grimace.
- J’ai entendu parler de cette méthode. Alors, ça marche vraiment…
Vêtue de ses vêtements professionnels, elle se montre presque enjouée dans cette pause au milieu de sa journée de travail. Mais je perçois l’effort que ça lui coûte, la façon dont les coins de sa bouche retombent après un sourire, dont ses bras même lui semblent trop lourds pour qu’elle bouge avec aisance. Elle mange le poulet de bonne grâce avec un accompagnement de petits légumes rôtis et caramélisés puis accepte un expresso pour conclure le repas, comme on le fait en France, tandis que je me prépare une pleine théière de thé au matcha. Nous parlons de Barbara. Une semaine avant la mort de Jackson, son médecin lui a ordonné de rester allongée. Elle risquait de perdre son bébé.
- C'était déjà dur pour elle de ne pas quitter sa chambre, alors tu imagines, maintenant que Jackson n’est plus là… Elle n’a même pas pu aller à ses obsèques. Je lui ai rendu visite deux fois, mais je ne suis pas sûre que ça l’aide.
Elle pousse un soupir, quitte la table et se laisse tomber sur le divan, ôtant ses escarpins d’un rapide mouvement de pieds. Fury, roulé en boule, y faisait une de ces siestes de chat si profondes que l’animal semble hors d'atteinte, dans une autre dimension. L'arrivée brusque d’Amy le réveille, il se demande comment réagir. Indignation ? Fuite sous le divan ? Finalement, il reste sur place mais en alerte, prêt à bondir.
- Je suis difficile à fréquenter ces temps-ci, continue Amy, je te l’ai dit. Je ne pense qu'à Jackson, et c’est difficile pour l’entourage… même à l'agence, ils marchent sur des œufs autour de moi. Quand j’ouvre la bouche, ils craignent que je parle encore “de ça”.
Elle dessine des guillemets d’un geste et soupire bruyamment. Je devine qu’elle a justement besoin de parler “de ça”, de mettre des mots sur ce qu’elle vit. Je m’assois sur le petit banc de métal en face d’elle.
- Si on te demandait ce qui est le plus dur, dans ce que tu vis, que dirais-tu ?
Elle pousse un long soupir.
- Ça ne s'arrête jamais, c’est ça le pire. Pas de pause, pas de répit. Jackson est toujours mort. Ça me tue.
Ses larmes se mettent à couler, je pousse un paquet de kleenex dans sa direction. Après un moment, elle se mouche et poursuit :
- Libby fait de son mieux mais… combien de temps va-t-elle tenir, accepter de vivre au jour le jour avec quelqu’un qui n'arrête pas de pleurer ? Elle m’a trouvé un groupe de thérapie, pour les gens comme moi…
- Qui ont perdu un frère ?
- Qui ont perdu un jumeau, ou une jumelle. Ça s’appelle Twinless Twins.
- Oh ! Je ne savais pas que ça existait ! Ça aide ?
- Oui… je suppose. J’y suis allée une fois. J’ai écouté les autres… sur le moment, on se sent moins isolé. Mais en repartant, Jackson est toujours mort. C’est comme si tu avais un poignard planté dans le ventre tout le temps. Tout le temps. Tout le temps. Et il n’y a aucune raison pour que ça change.
Elle se met à pleurer convulsivement, les kleenex ne suffiront pas, je pose une serviette éponge au contact de sa main. Elle y enfouit son visage, ses sanglots prennent de l’ampleur, elle crie et tape des pieds. Je pleure aussi, sa détresse me fait mal. Je pense à Jackson, à Iain, à ces hommes dont l’existence m’était bénéfique et qui ont disparu sans raison sinon une malveillance incompréhensible dont je ne peux m'empêcher de me sentir confusément responsable.
Au moment où Amy reprend son souffle, je m’assois près d’elle sur le divan, préférant être à ses côtés plutôt que face à elle, à la regarder. Elle repousse la serviette avec un soupir, se mouche, s’avachit sur elle-même, comme vidée de toute substance. Elle pose la tête sur mon épaule, perdue dans la torpeur qui suit les larmes. Après un moment de silence, elle pose une question qui me prend complètement au dépourvu.
- Es-tu… mon arrière-arrière-arrière euh… arrière-grand-mère ?
Si j'étais un personnage de dessin animé, mes yeux seraient sortis de leur orbite avec un bruit de ventouse et auraient exprimé ma totale stupéfaction avant de réintégrer leur logis. Je réponds prudemment :
- Non… D'ailleurs, si j'étais euh… la mère de la grand-mère de ta grand-mère, je ne coucherais pas avec le petit-fils de ma petite-fille. Enfin, arrière-petite-fille.
Amy émet une sorte de gloussement.
- Je n’avais pas pensé à ça.
Elle tourne la tête légèrement vers moi, je sens la question sous ce regard. C’est le moment de faire un pas dans une direction que je ne peux plus éviter.
- Mais j’ai bien connu ton arrière… Enfin, la grand-mère de ta grand-mère, Ayita. Certains ont pu me prendre pour sa mère…
Amy hoche la tête, ce que je dis correspond à ce que Vilma a dû lui confier.
- Elle a perdu ses parents… commente Amy d’un ton interrogatif.
- Oui, sa mère à la naissance de son petit frère, et puis son père, pendant le chemin des larmes. Le petit frère est mort le premier. Elle a toujours pensé que c’est sa mort, enfin le chagrin causé par sa mort, qui a tué leur père.
Nous restons silencieuses un moment. J’ajoute :
- Elle a rêvé de lui, son frère, bien plus tard. Enfin, c’est moi qui dis que c’était un rêve… Elle appelait ça “il est venu me voir la nuit dernière".
- Oh… Et il lui a parlé ?
- Oui, il lui a demandé de le pardonner. Parce qu'à cause de lui, leurs deux parents étaient morts…
- Comment a-t-elle réagi ?
- Elle était très pragmatique, elle ne comprenait pas qu’il se sente responsable. Je me souviens qu’elle m’a dit "évidemment, ce n’était pas de sa faute…” Mais je crois que cette visite l’a apaisée, quelque part. C’est mon impression en tout cas.
Amy reste silencieuse un moment, puis :
- J’ai rêvé de Jackson deux fois. Mais lui ne m’a demandé pas pardon, pas son genre !
Elle a un petit rire à la fois attendri et désenchanté avant de poursuivre :
- Il m’a dit de cesser de gémir, moi qui ai la chance d'être vivante, je cite ! Et de m’occuper de ses enfants. C’est bien lui, ça… Maman m’en a déjà parlé, d’ailleurs, elle veut prendre les enfants pour un weekend de temps en temps… Un par mois, quelque chose comme ça. Mais il faudra que je l’aide et je ne suis pas prête. En revenant ici, ils vont chercher leur père partout.
Elle secoue la tête.
- Je ne pourrai pas supporter ça… Pas encore…
Quand Amy repart, nous avons convenu de rendre visite à Barbara ensemble. Je lui apporterai un déjeuner léger - elle doit faire attention à ne pas prendre trop de poids, alors qu’elle reste allongée toute la journée. Amy m’embrasse et me lance “prends bien soin de toi, Mémé !” avec un petit sourire exactement semblable à celui de Jackson.
Elle ne m’a même pas demandé d’explication sur ma longévité… Je suppose que ce que Vilma lui a appris lui suffit. Et, au milieu de son chagrin, elle s’en fiche que je sois plus que centenaire.
Qu’en sera-t-il de Greg ? Car je ne peux plus reculer. Si Amy a appris mon secret, il parviendra tôt ou tard aux oreilles de Greg. Et je lui dois au moins d'être celle qui le lui apprend.
4.
Ça s’est mal passé, évidemment. D’abord, j’ai attendu plusieurs jours parce que je suis lâche. C’est finalement Greg, au moment où nous nous mettions au lit, qui m’a demandé pourquoi j’avais l’air tourmentée. Quand j’ai admis qu’il fallait que je lui dise quelque chose, il s’est assis sur le bord du lit, près de moi, inquiet.
- C’est à propos de Jackson ?
Je n’ai pas pu m'empêcher de rire, à ma propre surprise.
- Non, non, non ! Ça n’a rien à voir avec Jackson.
Il a souri, soulagé. Puis est redevenu grave dès que j’ai dit, avec appréhension :
- Tu sais, l’article en français que tu m’as montré ? Tu avais raison. C’est bien de moi qu’il s’agit. Je n’ai pas de sœur.
Il lui a fallu un moment pour absorber mes paroles.
5.
- Tu es cette femme, Nathalie Duval, qui est censée être morte ?
- Oui.
- Tu m’as menti l’autre soir ? Tous ces détails, à propos de ta famille, ton départ…
- Tout est faux. Je suis désolée.
- Pourquoi ? Pourquoi mentir ?
- Je… j'étais prise de court. Je voulais tout te dire, mais j’ai eu peur, j'étais fatiguée…
- Oh, tu étais fatiguée… répète-t-il avec sarcasme. Trop fatiguée pour dire la vérité, mais pas pour inventer toute cette histoire…
Je reste silencieuse. Je n’ai rien à dire pour ma défense. Il me demande alors comment je peux être en vie après l’explosion de cette bombe ? Je lui explique mon incapacité à mourir. Son regard change. Il se demande s’il est en train de dialoguer avec une psychopathe. Normal.
- Je peux te montrer, dis-je.
Je me penche vers la table de nuit, ouvre le tiroir et sors Veronica. En un instant, Greg entre en action. Il me serre contre lui, et dans cette étreinte, s’empare du petit poignard.
- Tout va bien, ma chérie. Je vais garder ça pour le moment.
Je ne peux m'empêcher de sourire devant le malentendu.
- Je veux juste te montrer le processus… Je cicatrise très vite. Si je me fais une petite coupure, elle disparaîtra sous tes yeux.
- D’accord, ma chérie. Mais ne faisons pas verser de sang ce soir, d’accord ? Pourquoi ris-tu ?
- Tu me crois folle… Et je comprends la logique. Mais ce que je dis est vrai. Demain, va parler à ta grand-mère Vilma. Elle est au courant.
S’il ne me laisse pas montrer physiquement comment mon corps se répare, j’ai besoin d’un témoin.
- Quoi ? Mais…
- Elle m’a reconnue. Tu sais, quand elle s’est occupée de toi après le coup de poing de ton frère… Tu dormais…
- Je ne dormais pas. J’avais les yeux fermés, ça tournait tellement dans ma tête… Je vous entendais parler.
- Tu nous as entendu parler Cherokee ?
Il reste silencieux un moment. Puis réponds :
- Oui… J’ai cru qu’elle te montrait quelque chose, que tu lisais…
Je ne dis rien. J'évite de le regarder.
- Tu parles Cherokee ? demande-t-il avec une nuance d’incrédulité dans la voix.
- Oui. Je croyais avoir complètement oublié… mais ça m’est revenu. Je ne m’en suis même pas rendu compte. Sur les photos, j’ai reconnu la grand-mère de Vilma avec qui j’avais vécu. Elle lui avait parlé de moi.
Je lève les yeux vers lui. Il ne sait plus que penser mais je sens la colère toute proche.
- Que ce soit vrai ou pas, ton histoire bizarre… ça aurait pu être le bon moment de m’en parler non ? Plutôt que le silence et les mensonges…
Soudain, la frustration de ne pas mieux m’expliquer, de ne pas être comprise, me gagne, et je dis presque en criant :
- C’est difficile ! Tu crois que c’est facile ? J’ai peur que tu me rejettes, que tu me traites de folle, que tu ne veuilles plus me voir…
Nous nous regardons puis je baisse la tête. Il s’assoit sur le lit près de moi.
- Et ce que tu m’as raconté, avec ces hommes et ce qu’ils t’ont fait, c’est vrai?
Sa question est légitime, mais elle me fait mal. Peut-il imaginer que je n'étais pas sincère quand je lui ai raconté ce qui m’est arrivé ? Pense-t-il que la crise de panique était simulée ?
- Bien sûr que c’est vrai ! Tout est vrai !
- Et en quelle année tu m’as dit que ça avait eu lieu ?
Un accablement de plusieurs tonnes me tombe sur les épaules. Voilà une question que j’aimerais éviter. Mais c’est le moment de dire la vérité, quelles que soient les conséquences.
- Je ne pouvais pas te dire quand c’est arrivé. Je ne t’ai pas donné de date, d’ailleurs…
Il ne dit rien. Il attend ma réponse, le visage sombre.
- C’est arrivé il y a plus longtemps que ce que j’ai laissé entendre… Parce que je ne pouvais pas faire autrement… Je ne pouvais pas dire que c’est arrivé au Moyen Age ! Et…
- Au Moyen Age !
Greg saute en l’air. Il marche de long en large. Je n’aurais pas dû formuler ça ainsi. Mais dans le fond, qu’est-ce que ça change…
Il s’accroupit pour être à mon niveau, me regarde dans les yeux. Je sens sa colère, son indignation.
- Qu’est-ce qui est vrai dans ce que tu m’as dit sur toi depuis qu’on se connaît ? Je ne sais même plus qui tu es. Je ne sais même pas si j’ai jamais su qui tu étais. Cette histoire, avec ces hommes, ces agresseurs, tu n’as pas idée de l'état dans lequel ça m’a mis, et maintenant tu me dis tranquillement que c’est arrivé il y a des siècles ? Comment peut-on se souvenir de quelque chose de si ancien ? Tu as peut-être tout inventé !
Chacun de ses mots me fait mal, un projectile créant un impact de tristesse en moi. Je n’ai aucune colère ou révolte à son encontre, sa réaction est justifiée. J'espère qu’il va se coucher près de moi, que nous continuerons de parler dans l'obscurité. Mais d’un mouvement rapide, il soulève Fury.
- Je vais aller dormir dans ma ch… dans mon bureau. Besoin de penser à tout ça, d'être seul…
Son chat sous le bras, il traverse le couloir et ferme la porte derrière lui. Je soupire…
Si seulement Akira était là, prêt à me rejoindre dans le noir…
6.
Vais-je dormir ? Alpha est roulée en boule dans le creux de mon bras. Je me sens brisée. En si peu de temps, la destruction de Iain, la mort de Jackson, et maintenant la réaction de Greg, notre probable séparation. Prendre ses affaires et retourner dans l’autre partie du duplex, ce serait facile. Il doit y penser. Katherine apprécierait sa présence. La grande chambre de Jackson, où il y a quelques mois, deux adultes et deux petits enfants dormaient, serait tout à lui, de l’autre côté de ma cloison.
Sa réaction, face à l'étrangeté de ce que je lui ai appris, est normale, je le sais. Incompréhension, colère, incrédulité… ce sont des passages obligés.
Il est possible qu’il absorbe cette réalité et que nous restions ensemble. Mais je suis pessimiste. Et ça me navre… Je pense à la chaleur et à cette confiance qui me font tant de bien. Ses bras protecteurs autour de moi…
7.
J’ai flotté sur le sommeil sans vraiment sombrer. Je sors du lit avant l’aube. La maison est silencieuse, encore plongée dans l'obscurité. Greg a-t-il pu dormir ? A-t-il écrit dans son journal toute la nuit ? Je caresse la petite surface irrégulière de ma bague, que j’ai gardé à mon doigt cette nuit, comme si sa présence protégeait notre couple.
Me voici dans la cuisine, encore enveloppée par le grand T Shirt dans lequel j’ai dormi, après avoir juste enfilé mes jeans. J’imagine que Greg s’est endormi tard, je ne veux pas le réveiller avec des bruits d’eau… Sans même y penser, j’assemble des ingrédients et j’enfourne une douzaine de muffins à la banane. Juste pour que ça sente bon dans la maison…
Mon esprit est étrangement vide. Je me repose sur la routine qui me porte dans les moments de détresse…
Alpha apprécie d'être nourrie tôt. Soudain Fury est à ses côtés, engloutissant le contenu de son bol que j’ai rempli par habitude. Je lève les yeux et Greg est là, il a enfilé son kimono par-dessus son pantalon de pyjama. Il me sourit. Je devine à son expression qu’il est parvenu à une conclusion et en est soulagé. Ce n’est pas bon signe : il n’a pas encore parlé à sa grand-mère, et doute encore ouvertement de mon état mental. S’il s’est déjà déterminé à agir, c’est qu’il veut couper court à ce qui existe entre nous.
- Tu veux un café ? dis-je pour retarder l'inévitable.
- Oui, merci.
Sa mug a la main, il me fait signe de m’asseoir à notre table, je pense à la brindille que nous avons partagée après notre dispute, le “talking stick”. Ce n’est pas nécessaire ici. Je vais le laisser parler. Je n’ai rien à répondre. Soyons honnête : à sa place, j’essaierais sans doute de fuir un conjoint qui ouvre une boîte de Pandore d’une telle dimension.
- Ma chérie, dit-il après plusieurs gorgées. J’ai réfléchi, et... J’ai relu mon journal, tout ce que j’ai écrit depuis qu’on se connaît. Tant de détails, d’observations que j’aurais oubliés, probablement… ça m’a beaucoup éclairé. Honnêtement, je dois te le dire : je ne sais pas. Je ne sais si cette histoire d'immortalité est vraie. Je ne peux pas dire que je te crois… mais c’est possible ! Je n’exclus pas que ce soit complètement réel. Pour le moment, je ne sais pas. Je mets ça de côté, sur la touche.
Il avale une nouvelle gorgée de café.
- D’abord, comment ai-je pu dire que ce que tu avais vécu était trop ancien pour que tu restes ainsi traumatisée ? Moi, un Afro-américain, un Cherokee, conscient du poids des traumatismes du passé dans le présent. Les douleurs et les traumatismes ne disparaissent pas avec le temps. Ce que tu as vécu est réel, quel que soit l'époque où c’est arrivé…
Je hoche la tête, apaisée qu’il ne mette pas en doute cette partie de mon histoire. Son visage prend une nouvelle gravité. Nous y voilà.
- Tu sais, en parcourant ces derniers mois avec mon journal, j’ai vécu à nouveau… cette soirée ou tu as escaladé la clôture pour être sûre de pouvoir me parler… la façon dont tu m’as écouté à Owen Beach … ta volonté de déménager, si j’allais en prison, pour me voir aussi souvent que possible… et plein d’autres exemples… Je sais qui tu es, Max. Comment ai-je pu dire le contraire ? Tu es la femme qui m’aime. Et que j’aime. Bon, j’ignore certains détails, du genre ton vrai nom, ta date de naissance, si tu as une sœur ou non… mais peu importe. Tu es la femme qui m’aime, et qui m’aime si bien.
Il pose ses deux mains sur les miennes, caresse la bague dans son mouvement.
- Notre histoire n’est pas finie. Je ne veux pas qu’elle s’interrompe. Nous avons encore beaucoup de choses à vivre, tous les deux. Je veux que cette bague reste à ton doigt…
La femme qui aime Greg, émue aux larmes, se jette à son cou, et puisqu’il est encore trop tôt pour qu’il aille travailler, l’entraine dans leur chambre pour confirmer que, oui, cet homme est aimé avec passion.
8.
Après le départ de Greg pour Trinity, je suis restée au lit toute la matinée. J’ai dormi… mais j’ai aussi laissé mes pensées vagabonder. La volte-face de Greg, notre réconciliation me ravit mais nous sommes encore dans une zone dangereuse. Greg s’est persuadé que je suis au milieu d’une crise de santé mentale. Il m’a demandé en partant, si “le cas échéant" j’accepterais de voir un psychiatre. J’ai répondu par l’affirmative, en lui demandant en retour si, auparavant, il consentirait à considérer quelques preuves de mes affirmations. Après une minuscule hésitation, il a acquiescé.
Il se sent en contrôle de la situation et plein de bienveillance. Il s’est mis en tête que ce que je lui ai dit, le soir où j’ai découvert l’article du Monde à son chevet, est la vérité. Et qu’ensuite, une bouffée délirante m’a persuadée que ma sœur et moi ne faisions qu’un… Je ne sais pas comment il réagira quand il comprendra que la réalité est plus complexe.
Finalement, l'après-midi est bien entamée quand je sors de la salle de bains, fraîche comme un lever de soleil. Je vaque dans la maison, réfléchissant aux possibles conversations qui auront lieu ce soir, selon où Greg en sera de ses réflexions.
Coup de sonnette harmonieux. Je souris en pensant à Jackson et je vais ouvrir.
La première chose que je vois est un bouquet de fleurs colossal. Sous la cellophane, je devine des lys, des fleurs exotiques, des roses à longues tiges… Un ensemble coloré et démesuré, d’ailleurs je peux à peine voir l’homme qui le porte.
Qui est à l'origine de ce bouquet ? Je passe rapidement en revue tous ceux qui me connaissent à cette adresse, pas un n’a de raison de m’envoyer une telle offrande. Et je ne vois pas de carte épinglée sur la cellophane. Je cherche le visage du livreur pour l’interroger.
C’est comme si la foudre me frappait. Une vague de glace me submerge, tandis que mon cœur bat à tout rompre.
Coiffé d’une casquette rouge, et portant une veste en cuir, il sourit d’un air avantageux. J’avais cru le reconnaître à Trinity, dans le court instant où je l’avais vu sans son masque. Dans ce face à face, le doute n’a plus aucune place.
Bergaud accentue son sourire.
- Ben voilà… elle me reconnaît… Super, les cheveux bleus ! Comment va ma poupée, après tout ce temps ?
Il utilise ce vieux surnom qu’il avait pour moi, et qui correspondait à la façon dont il me traitait, un objet avec lequel s’amuser, à manipuler sans ménagement selon son humeur.
La haine me prend de court, intense, profonde. Je veux le tuer, le détruire, ici, tout de suite. Si Greg n’avait pas confisqué Veronica, si elle avait été à ma portée, je crois que j’aurais éventré le livreur de fleurs venu apporter son sourire veule et les souvenirs d’enfer qui l'accompagnent.
Mon visage doit exprimer ce que je ressens car le sourire du visiteur disparaît lentement. Je marche sur lui, je ne veux pas qu’il fasse un pas de plus vers ma maison. Il recule pas à pas, tend maladroitement les fleurs, je les saisis et laisse tomber le bouquet à mes côtés, sur la pelouse.
- Je ne suis pas venu te.. t'embêter… ou te tourmenter… répète Bergaud, les mains levées comme pour prévenir l’assaut qu’il pressent.
Ma gorge est si serrée que j’ai du mal à articuler. Finalement, je peux formuler la question essentielle que j’aie en tête.
- Qui t’a dit que tu me trouverais ici ? dis-je d’une voix rauque.
- Tu n’as aucune raison de t'inquiéter, je te dis ! Je n’ai pas de mauvaises intentions… Et…
- Tes intentions, je m’en fous. Comment m’as-tu trouvée ? Si tu ne veux pas répondre, tu peux repartir. Tu peux repartir avant que je t’arrache…
Je ne dis pas ce que je prévois d’arracher. Pourtant Dieu sait, je veux le mettre en pièce. Il paraît surpris de ma réaction.
- C’est Pierre... euh, le pasteur Patrick, tu sais, Patrick Ellison, de l'église du Christ triomphant, qui m’a dit ton nom actuel. Apparemment, il te connaît. J’ai cherché dans les whitepages, en ligne quoi… c’est tout… c’est quoi, cette agressivité ?
A Trinity, quand Guillain a parlé de moi à sa fiancée, je me suis présentée. Je croyais avoir seulement prononcé mon prénom… Ai-je été stupide au point de mentionner aussi mon nom de famille ?
Mais ce n’est pas le moment de m’accabler. Bergaud est en face de moi.
- Mon agressivité ? Pourquoi serais-je agressive ? Ce n’est pas comme si je t’avais…
Je cite un des sévices qu’il m’a souvent infligé. Il secoue la tête comme s’il était abasourdi.
- Quoi, tu es restée fixée sur ça ? A quoi ça sert d'être comme nous, immortels, si c’est pour vivre dans le passé, dans les souvenirs ? Il faut aller de l’avant !
- Ce sont plus que des souvenirs… dis-je sombrement. Surtout quand je te vois.
Il fait à nouveau un pas en arrière, il est à présent près de sa voiture.
- Tu sais, j’ai vécu des trucs durs moi aussi, je n’ai pas été qu’un…
- Qu’un tortionnaire ?
Il lève les yeux au ciel. Il reprend sa tentative de justification.
- Ronan, quand je l’ai rencontré, il n’était pas tendre, tu peux me croire ! Homme ou femme, il t’en fait voir ! Et..
- Et tu as décidé de devenir comme lui. C’est beau. Tu te souviens quand vous m’avez…
De nouveau, je cite une de leurs tortures. Le pire, quand ils “s’amusaient” avec moi comme ils disaient, quand ils méditaient ce qu’ils allaient me faire, c’était leur regard. La jouissance anticipée de me brutaliser d’une façon nouvelle. Bergaud secoue la tête, incrédule.
- Non, mais tu te souviens de chaque… euh… de tout ? Tu as fait une liste ou quoi ?
Je réprime une envie de rire qui me surprend moi-même. Oui, j’ai fait une liste, imbécile, sur Excell. Pour comprendre les horreurs qui m’habitent encore des siècles plus tard. Bergaud prend un air abattu, comme s’il était victime d’une injustice.
- J’ai pensé à toi, tu sais, siècle après siècle, dit-il d’un air morne, sans se douter qu’il confirme la hantise qui m’a poursuivie tout ce temps. On avait compris que tu ne pouvais pas mourir non plus, alors c’est vrai, on se défoulait sur toi… Mais j’ai regretté ensuite. J’ai toujours eu un faible pour toi. Parfois j’imaginais que je te retrouvais et que je te sauvais la vie, enfin, la vie, tu vois ce que je veux dire, parce que oui, je me disais que tu m’en voudrais peut-être… J'espérais que… enfin, je ne sais pas ce que j'espérais.
Je lui en voudrais ‘peut-être’, dit-il. J’ai envie de le gifler à toute volée, et de le griffer dans la foulée, arracher ses yeux… L’envie de violence me dévore. Je le revois, prenant la fuite en bousculant tout le monde à Trinity.
- Pourquoi as-tu poignardé… Li… La pasteure de cette église ?
J’ai failli dire son nom, montrant que nous nous connaissions. Lui donner le moins de renseignements possibles, j’ai fait assez de bévues comme ça.
- Ce n’est pas moi ! Qu’est-ce qui te dit que c’est moi ? Et puis, il y a une histoire derrière ça, elle ne l’a pas volé, je peux te le dire ! Elle t’a raconté ?
Je ne relève pas la contradiction dans sa réponse. Un sourire moqueur me gagne.
- Oh, je vois, TOI tu as le droit d’avoir des souvenirs. Toi, tu as le droit de te venger. Moi, je dois oublier, et aller de l’avant.
Il hausse les épaules et lève les yeux au ciel, piteux. Je reprends :
- A propos de mémoire, tu te souviens quand vous avez…
Et là, je triche un peu, parce que je cite une chose horrible qu’ils imaginaient m’infliger mais qu’ils n’ont pas mise en œuvre. La terreur m’avait dévastée quand je les avais entendus. Leurs regards montraient qu’ils s’en faisaient une joie. Je savais que je ne m'en remettrais pas, j’allais perdre la raison. Mais Aubert est intervenu et a fait dérailler leur projet.
Bergaud est ébranlé.
- Je ne me souviens pas de ça… marmonne-t-il. Tu sais, je ne pense pas beaucoup au passé. Sans doute parce que j'étais un salaud pendant si longtemps. Mais j’ai changé…
Il s'éloigne de quelques pas, contourne sa voiture comme s’il allait partir, puis se penche soudain, se plie en deux - il vomit. L'odeur me parvient, je lutte contre la nausée. Je vais chercher le tuyau d’arrosage que les McElroy me permettent d’utiliser pour arroser la bande de gazon devant mon côté de la maison. De quelques jets d’eau rapides, je nettoie la chaussée. Bergaud me regarde faire, essuyant son visage et ses mains avec un kleenex.
- Tu veux te nettoyer ? dis-je en réglant le pommeau pour que le jet devienne un filet d’eau propre à remplir un seau.
Il me jette un regard méfiant mais se lave les mains et les passe sur sa bouche. Je vais remettre le tuyau à sa place. Quand je m’approche à nouveau de Bergaud, il dit à voix basse:
- J’ai pensé que tu allais m’asperger… Me chasser de ta rue comme ça.
- Ça m'est venu à l'esprit… dis-je avec un vague sourire.
Je suis surprise de me sentir moins hostile, sortie de cette rage proche de l’ivresse qui m’a envahie en le voyant.
- Écoute, reprend-il. Est-ce que tu crois qu’on pourra… un jour… quand tu voudras… prendre un café, je ne sais pas… Parler un peu…
Je n’ai aucune envie de jamais poser les yeux sur lui à nouveau. J'espérais m’être trompée à Trinity. Mais j’ai besoin d'informations. Est-il pour quelque chose dans la mort de Iain ? Quels sont ses liens avec Guillain ? Et qui d’autre tiré de mon passé est encore à ses côtés ? “On a compris…” “On s’est défoulé sur toi” Il n’est pas le seul Semblable de la bande. Je réponds :
- Oui, je crois. Mais pas ici. Ne reviens pas ici.
- OK.
Il écrit son numéro de téléphone sur la page d’un carnet qu’il tire de sa poche, la déchire et me la tend.
- Appelle-moi quand tu veux.
Il fait un pas vers moi, peut-être espère-t-il toucher ma main, voire tenter une hug. La répulsion me gagne et je recule aussitôt.
- Ok, ok, répète-t-il avec un geste qui se veut apaisant. On en reste là. A plus tard…
Je reste sur le trottoir en regardant sa voiture disparaître. Un vertige fait de dégoût, de peur, de colère me saisit. Je rentre chez moi et cours presque jusqu'à la salle de bains. J’arrache mes vêtements et me précipite sous la douche.
Greg je t'adooooooore ! Franchement, je me doutais que la vérité finirait par éclater et faire mal au couple. Incroyable la scène du pardon, toute en simplicité. Malgré le pressentiment de Max, je me doutais qu'il allait lui pardonner son mensonge. Mais ça ne m'a pas empêché de le trouver superbe. Il est si humain dans le bon sens du terme dans ses réactions, ses réflexes. Super super perso. Rien que pour lui je suis ultra heureux de lire les chapitres dans le présent xD
Evidemment le deuil de Jackson est difficile. Je pensais que ce chapitre allait aborder plus en détail les circonstances de sa mort, finalement il se concentre plus sur les sentiments des personnages. Je trouve que c'est une bonne chose.
Et les retrouvailles entre Bergaud et Max donnent une scène vraiment... super bizarre. Tu rends bien le dégoût et la haine de Max tout en montrant l'ambiguité de sa réaction. Il s'est effectivement passé des siècles, on peut effectivement penser que Bergaud a pu changer depuis. Mais en même temps le passé ne s'efface pas, même après si longtemps. La douche qu'elle prend après son départ est une super idée, c'est vraiment plus parlant que n'importe quelle phrase.
Mes remarques :
"Ils s’adressant à Greg, qui arrive," -> s'adressent
"c’est pour toi que j’aie peur…" -> j'ai
"- Alors, c’est quoi le secret ? Oh, Amy, si tu savais… Mais sa question concerne la cuisson du poulet." très joli passage !
Un immense plaisir comme toujours !!
A bientôt (=
Merci de tes encouragements, c'est si precieux ! Et merci des remarques, tu as un oeil d'aigle!