Chapitre 35 : La mère et l'enfant

Furka, dressé sur la branche d'un arbre, guettait l’horizon. Le guerrier finit par trouver ce qu'il cherchait et descendit de son perchoir avec agilité.

— Nous nous croiserons bientôt, affirma-t-il au reste de la Meute. À la prochaine confluence, je pense.

— Très bien, fit le Baroudeur. Rejoindre un autre groupe nous fera le plus grand bien.

Il glissa un regard à Kotla, qui évita le sien. Deux embuscades avaient succédées à la première, suivant le même mode opératoire. Ils n’avaient pas fait de prisonniers. Le Pokla parlait à peine, arborant un air sombre. Mais au moins, il ne s’opposait pas aux exécutions.

Désormais la Meute, ayant fini son œuvre macabre, rejoignait Marova pour la suite du plan. Ils se servaient d’une barge récupérée pendant leur bataille pour naviguer plus confortablement. Après que Furka ait confirmé qu’ils s’approchaient d'une autre Meute, ils reprirent leur chemin sur la rivière languissante.

Niiss était prostrée à côté du Baroudeur, les genoux repliés entourés de ses bras. Elle fixait ses pieds depuis plusieurs heures. D’un coup, elle se remit à pleurer.

— Ça… ça va ? s’enquit piteusement son voisin.

Elle sanglota.

— À quoi ça sert que je continue ? Il… était toute ma vie…

— Mais non enfin, tu peux continuer à vivre…

— Je n’a… n’avais que lui…

Elle leva des yeux suppliants vers son interlocuteur.

— Je veux rentrer chez moi… s'il te plaît…

Il changea de position, mal à l’aise.

— On en a déjà parlé… on doit continuer vers le sud, et on ne peut pas te laisser traverser le Marêt seule…

— Mais je veux rentrer chez moi !

Elle agrippa sa chemise d’une main tremblante.

— Peut-être… peut-être qu’il y sera…

Sa voix se brisa, autant que le cœur du Baroudeur qui la dévisageait, désemparée. Sora, placée de l’autre côté, s’avança pour l’enlacer. Elle fredonna une berceuse, reprise par Niiss.

— Mada minu anata aemasu you ni…

Les deux femmes chantèrent ensemble jusqu’à ce que l’Aovienne finisse par s’assoupir.

La barge glissait, triste, sur la rivière sombre.

 

***

Ils s’étaient arrêtés pour la nuit. D’après les fumées de signalement, ils rencontreraient l’autre Meute le lendemain. Le Baroudeur s’échina à monter le camp pour oublier la lourdeur qui l’habitait. Kotla n'avait pas dit un mot de toute la journée. Une fois le bivouac installé, il grignota une brochette de lézard en compagnie de Niiss. Cette dernière mâchonnait la viande sans grande conviction, les yeux perdus dans la danse du feu de camp.

— Où est Sora ? demanda le Baroudeur.

— Je ne sais pas, souffla la jeune fille.

Il posa une main sur son épaule avant de se lever.

— Je vais la chercher.

Des petits groupes s’étaient formés pour manger ensemble, hormis Neska qui grignotait dans un coin. Furka se restaurait en compagnie de Kotla, malgré le fait que celui-ci ne lui parle pas. L’ambiance lourdement feutrée ne rassura pas le Baroudeur.

Il scruta la pénombre longtemps avant de repérer les fils blancs qui ornaient la crinière de Sora. Il la trouva roulée en boule au pied d’un arbre, la tête enfouie dans ses bras.

— Ça ne va pas ?

Elle sursauta et se redressa précipitamment, essuyant à la va-vite les larmes au coin de ses yeux.

— Si, si.

— Arrête de te foutre de moi.

— C’est bon, je te dis.

Elle voulut se déplacer vers le feu, mais il lui barra le passage.

— Dis-moi ce qu’il y a.

Elle fronça les sourcils, eut un mouvement de recul. Elle hésita un instant.

— C’est Niiss, finit-elle par lâcher. Son deuil, ça me rappelle Manino.

Il s’adoucit.

— Tu n’as pas à supporter seule sa douleur, tu sais.

— Ah bon, et qui d’autre le fera, sinon ? siffla-t-elle, sur la défensive. Toi ? Non, le seul capable aurait été Kotla, mais pas dans l’état où il est.

— Mais ça ne doit pas te faire du mal…

— Quelle importance ? Je dois l’aider, je peux pas laisser cette gamine toute seule, comme ça !

— On est là, on peut…

— Vous n’en êtes pas capables ! Je suis la seule à pouvoir m’occuper d’elle, je dois m’occuper d’elle, je dois…

Elle s'embrouilla dans ses mots, les larmes envahirent ses yeux.

— Sora…

Il leva les bras vers elle, mais elle l’évita.

— Non, c’est bon, je vais bien ! s’énerva-t-elle. Je suis forte !

— Mais tu as le droit qu’on t’aide, aussi ! protesta-t-il.

Il voulut l’étreindre, mais elle le repoussa.

— Non, je te dis !

Ses nattes se hérissèrent autour de son crâne.

— À quoi ça sert, si je ne peux pas aider les autres ?! À quoi je sers, si on doit m’aider ?! Si c’est pour que je sois un boulet, pourquoi c’est pas moi qui suis morte à la place de Manino ?!

Il la considéra, choqué.

— Quelle agitation, ici, siffla une voix dans le silence.

Neska s’approcha à pas comptés. Elle vrilla son regard acéré en direction de sa consœur.

— Nous sommes en tant de guerre, nous ne pouvons pas nous laisser aller à la faiblesse. Le bras droit de la reine Saktia ne doit pas pleurer.

Sora vacilla, avant de se reprendre. Elle chassa ses larmes avec colère.

— Vous avez raison. Je vais manger.

Elle contourna le Baroudeur d’un pas décidé. Ce dernier fit volte-face vers Neska.

— Mais qu’est-ce que tu lui as dit ?!

— Ce qu’elle avait besoin d’entendre.

— Non, le contraire !

— Nous ne pouvons pas nous permettre de gérer les états d’âme de tout le monde, surtout avec Kotla et Niiss hors d’état de combattre.

— Mais putain, il faut justement pas qu'elle se retienne !

— Et pourquoi donc ?

— Elle va exploser !

— C’est n’importe quoi…

Il se passa une main nerveuse sur le visage.

— J’ai passé ma vie à fuir mes problèmes, déclara-t-il dans un expiration forcée. Ça ne m’a pas rendu plus heureux.

— Tes problèmes ?

— Tu crois que c’était sympa d’être l’esclave d’une troupe de brigand ? Tu crois que c’est sain, pour un gosse ? Qu’ils m’ont bien traités ?

Il soupira.

— Je les ai butés, tous. Je les ai faits exploser après le départ de Joss. Je lui ai jamais dit, ça.

Neska se dandina.

— Ils le méritaient peut-être…

— C’est pas la question. Je pensais que ça allait me soulager, que j’allais pouvoir repartir sur de bonnes bases. Mais leurs fantômes me poursuivaient. C’est un truc que j’ai compris que récemment.   Si j’étais tout le temps en vadrouille, c’était pas parce que je m’épanouissais. C’était parce que je fuyais.

Il déglutit puis se détourna.

— Bref, ça veut dire que fuir et refouler, ça n’aide pas. Ça rallonge juste la souffrance. Alors la prochaine fois, t’évite de dire ça.

Elle fit la moue, mais hocha la tête.

Il soupira encore et retourna près du feu. Sora et Niiss discutaient, arborant presque un sourire. Un regard de son amie l’avertit qu’il ne devait pas évoquer ses problèmes devant la jeune fille. Il n’insista pas plus, s’absorbant lui aussi dans la contemplation des flammes.

 

***

 

La silhouette d’une pirogue alliée se dessina sur un bras de rivière. Sora fit de grands gestes joyeux dans sa direction. À son son bord, l’agitation naquit. Les deux embarcations s’arrêtèrent près d’une plage marécageuse. La plupart de leur passagers ne se connaissaient pas, ils se firent pourtant de grandes accolades. Rouges-peau ou autre, ça n’avait plus d’importance.

Le Baroudeur partagea presque la gaieté ambiante. Du moins jusqu’à ce qu’il aperçoive la frimousse pouponne d’Ellis et la mine renfrognée d’Agnès qui lui servait de garde et de nounou. La rebelle s'avança vers lui, les bras croisés, suivie par le gamin.

— Respects, cracha-t-elle comme une insulte.

— Bonjour ! pépia le fils de Godwin. Comment allez-vous ?

— Ça va très bien et toi ? répondit Sora avec un grand sourire.

Elle donnait bien le change. Niiss, elle, se contenta d’un morne salut de tête.

— Ça va du tonnerre ! s’enthousiasma Ellis. On a tué plein d’Automates !

Kotla, un peu égayé par l’atmosphère, se rembrunit.

— Mais ce n’était pas tes gardes, avant ? s’enquit Sora.

Il haussa les épaules.

— Bof, ce ne sont pas des humains, de toute manière. Amputer mon père de ses effectifs, ça me plait !

— On est pas là pour se gargariser, coupa Agnès. T’avais pas quelque chose à leur dire, morpion ?

Ellis agrippa ses bretelles et leva les yeux au ciel. Après un petit temps de silence, il prit une grande inspiration.

— Je voulais m’excuser d’avoir essayé de tuer mon demi-frère sous votre toit. Ce n’est pas très poli.

— Et ? grinça la vieille femme.

— Et je suis décidé à ne pas retenter d'assassiner Elric.

— Bien.

— … À condition qu’il soit stérilisé et ne puisse ainsi plus engendrer de descend…

— Morpion, putain ! C’est pas ce qu’on avait dit !

— C’est ce qui doit être dit !

— Arrête de jouer au con avec moi ou tu vas te prendre une rouste !

Le Baroudeur les observa se chamailler. Il percevait une complicité étrange entre ces deux phénomènes que tout opposait.

— Il y a… du progrès, je suppose, déclara Sora, amusée.

Son ami soupira.

 

***

 

La deuxième partie du voyage fut nettement plus joyeuse que la première. Les deux Meutes festoyèrent sur les berges de la Louli, chantant et se gorgeant de fruits macérés tombés au sol. Sora ne quittait jamais son sourire faux, Niiss pleurait de moins en moins, Neska restait stoïque tandis que Kotla, peu à peu, se déridait. Un soir, il vint voir le Baroudeur.

— J’ai quelque chose à te demander, souffla-t-il.

— Mmmh ? répondit son ami, la bouche pleine de fruits.

— Une fois la Compagnie chassée, faudra créer un monde nouveau.

Il serra les poings, les yeux plantés dans l’herbe grasse.

— Pas juste une Fédération, de nouvelles règles.

— Quelles règles ? murmura son interlocuteur après avoir déglutit.

— Des règles qui interdisent de tuer les prisonniers. Des règles qui ne permettent pas que des hommes ne soient pas traités comme tels. Qu’ils soient aidés, soignés. Un monde où ce qu'on a fait ne se reproduira pas. Je veux créer ça, avec toi.

Le Baroudeur le considéra longuement, puis hocha la tête.

— Tu me le promets, Barou ?

Il capta son regard et s’y implanta fermement.

— Je te le promets.

Pour la première fois depuis des semaines, Kotla esquissa un sourire.

 

***

 

L’immense ombre du palétuvier géant de Marova les immergea. Imposant, magnifique, il les accueillit du doux chant de ses feuilles. Des terrasses, des chemins, des maisons se creusaient dans son tronc, s’entassaient, s’enlaçaient ou se repoussaient pour presque voler. Des rubans décoraient les rambardes et les façades.

Mais moins qu’avant.

Les bateaux des Meutes descendaient vers la cité. Ceux des habitants la fuyaient. Ils croisèrent des centaines d’embarcations, du grand navire de commerce à la coquille de noix, chargées de visages effrayés et inquiets. Ils remontaient le fleuve pour se cacher dans la forêt.

Le Baroudeur comprit lorsque l’ombre protectrice de l’arbre divin les délaissait, révélant derrière elle le métal grisâtre de bateaux républicains dont l'étendard flottait face à la capitale du Marêt.

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Sorryf
Posté le 16/01/2023
Niss T___T
Sora T_________________________T
Heureusement que le parricide est la pour nous faire rigoler! "A condition qu'il soit stérilisé", hahahaha! Et j'aime bcp sa relation avec Agnès !
Barou a bien changé... Il a fait tant de chemin! Il est devenu une meilleure personne. La fin entre lui et Kotla etait si belle, Kotla a muri aussi. C'est un truc que j'aime dans ton histoire, les persos changent. Sora aussi a beaucoup appris et beaucoup changé ! Et bientot c'est leur monde qui va changer ! Enfin j'espere. Chapitre tres emouvant, bravo !
pas dans l’état où il est.

Juste : "— Mais ça ne doit pas te faire du mal…" Je n'ai pas compris. Qu'est-ce qui ne doit pas lui faire du mal? De se rappeler la mort de son fils? De voir une amie effondree sur le cadavre de son pere? Barou a mal choisi ses mots, selon moi. (A moins qu'ils aient un sens que j'ai pas capté)
AudreyLys
Posté le 17/01/2023
Je suis très contente que tu aimes le duo Agnès/Ellis parce que moi je l'adore :3
Merci pour ces beaux compliments <3
"pas dans l'état où il est" ?

Ah je comprends que la formulation peut prêter à confusion, mais ce que le Barou veut dire c'est qu'elle peut soutenir Niiss mais que le soutien qu'elle lui apporte ne devrait pas lui causer de la souffrance (à Sora).
Sorryf
Posté le 17/01/2023
Alors... Je me suis retourné le cerveau pour comprendre ce que je voulais dire par : "pas dans l'etat ou il est" Et apres 15mn d'enquête, il se trouve que c'est un residu de copier coller de ton texte que j'avais pris avec la phrase d'apres et que je n'avais pas vu et donc pas supprimé x.x voila pourquoi je deteste commenter sur tel!
AudreyLys
Posté le 17/01/2023
haha d'accord pas de souci !
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