Clara souffrait de terribles maux de tête. Les paupières baissées, elle observa difficilement ses effets personnels disposés au moindre centimètres disponibles dans sa chambre. L’idée de se rendormir pour fuir cette migraine lui donnait envie mais elle devait encore nettoyer les vestiges de sa soirée, et autant dire qu’il y avait du boulot devant elle !
La jeune femme ouvrit le tiroir de sa table de chevet pour y prendre ses lunettes. A travers ses verres à faible correction, le monde lui parut plus clair. Elle glissa ses jambes en dehors des couvertures puis sortit jeter un coup d'œil dans la chambre de sa sœur. Si elle en croyait ses ronflements, sa cadette dormait comme un loir. Plus pour très longtemps, pensa la jolie brune sournoisement.
– Charlotte, appela-t-elle une première fois.
Face à l’absence de réaction, Clara énonça plus fort :
– CHARLOTTE !
Cette fois-ci, la rouquine releva paresseusement la tête, l’esprit toujours dans les brumes du sommeil. Elle vit sa sœur habillée d’un vieux pantalon de pyjamas, les cheveux relevés en un triste chignon. La fête est terminée ?
– Viens m’aider à nettoyer.
Sur cette injonction, l’influenceuse laissa la lycéenne le temps de se débarbouiller le visage : pendant sa longue nuit, son maquillage s’était étalée sur sa peau, ainsi que sur sa taie d’oreiller, et autant dire que le résultat était loin d’être agréable à regarder.
En descendant les escaliers, Clara soupira. L’étendue des dégâts promettait de longues heures de nettoyage. Des verres renversés, des balles de ping-pong égarées, et que dire du sol recouvert d’alcool sec ? La jeune femme n’avait pas encore commencé qu’elle sentait la fatigue affluée. Armée d’un sac poubelle, elle ramassa tous les déchets à portée de main.
Du coin de l'œil, elle vit ses derniers invités roupiller pendant qu’elle se tuait à la tâche. Elle ne s’embarrassa pas de discrétion : elle écrasa les déchets plastiques de ses deux mains, pour libérer de l’espace dans le sac poubelle, mais aussi pour sonner le départ. La fête est finie, dégagez maintenant. Son appel silencieux fut compris pour certains. Pour les autres en revanche… Elle souffla et se mit à applaudir, aussi bruyamment que possible.
– La fête est finie. Merci de prendre la porte.
Des grognements lui répondirent. Des plaintes s’élevèrent. Et la principale instigatrice de ce boucan n’en avait rien à faire. Elle aida ses invités à retrouver leur manteau, saluant chacun d’entre eux au passage. Elle se devait d’être polie jusqu’au bout après tout.
Au départ du dernier invité, Charlotte pointa le bout de son nez. Elle avait meilleure mine, aussi se mit-elle rapidement au travail. Elles avaient toutes les deux du pain sur la planche. Au bout de 30 minutes, Clara la laissa passer la serpillère pendant qu’elle fit un rapide état des lieux. Elle vérifia chaque pièce à la recherche d’éventuel vomi ou autre fluide corporel. A son grand soulagement, les toilettes étaient restés propres, et les chambres avaient été fermées à double tour. Il n’y avait rien à signaler.
Elle profita de cette petite pause pour vérifier ses notifications. Elle avait été identifiée sur plusieurs photos. La jolie brune vérifia chacune d’entre elles : elle n’hésiterait pas à demander la suppression des clichés si elle ne les trouvait pas à son goût. L’étudiante n’avait pas besoin de nouvelles critiques sur son apparence.
Son pouce resta suspendu devant une photo où l’on pouvait l’apercevoir en compagnie d’un zombie. Elle observa le cliché un long moment avant de se décider à lire la légende.
“On a retrouvé l’homme à la louche !! Il a l’air d’avoir les cheveux soigneux ? @ClaraDqns”
L’image la montrait en train d’attacher les cheveux du jeune homme. Le sourire aux lèvres, elle rassemblait ses boucles indomptables pour les nouer en un solide chignon. Pris de profil, l’angle était loin de la mettre en valeur. Elle voyait sans mal le double menton et le minuscule bourreler dans son dos. Et pourtant, elle se surprit à apprécier le cliché. Le regard fixé droit devant lui, Gabriel était royal dans sa chemise sombre. La ligne de ses lèvres remontait imperceptiblement vers le haut, preuve qu’il avait été heureux à ce moment-là.
Afin de garder une trace de ce moment, Clara prit une capture d’écran de la publication avant de signaler la photo. Un acte futile au vu du nombre de likes et de commentaires. Le cliché avait déjà été relayé par une centaine de personnes. Cependant, cet acte lui permit de se sentir un peu moins coupable vis-à-vis du lycéen. La jolie brune lui envoya d’ailleurs un message d’excuses. Elle savait le jeune homme pudique et elle redoutait la réaction de ce dernier en voyant des photos de lui sur les réseaux.
A quelques kilomètres de la maison Duquesnes, Gabriel n’avait pas la tête à regarder le moindre écran. De légers maux de têtes le tenaient éloigné du moindre appareil émettant de la lumière artificielle. Les yeux dans la vague, il observait son plafond à la recherche du sommeil. Malheureusement, le sommeil le fuyait. Ses pensées étaient parasitées par les événements qui avaient eu lieu quelques heures plus tôt.
Il avait ressenti une forme de complicité avec la sœur de son amie. Aussi bizarre que cela puisse paraître, il s’était senti normal à ses côtés. L’espace de quelques minutes, il était parvenu à oublier la cicatrice qui lui déformait le visage. Sans qu’il ne s’en rende compte, un sourire vint faire disparaître les traits soucieux qui résidaient en permanence sur son faciès de jeune homme tourmenté. Expression qui disparut aussi vite qu’elle était apparue en se rappelant la suite des événements. Il avait été lâche de laisser ces garçons s’en tirer à bon compte. Le jeune adulte souffla. Maintenant, il ne lui restait que des regrets et des scénarios improbables dans la tête.
Dans l’un d’entre eux, il se voyait arracher de téléphone des mains du pervers pour le jeter au sol. Dans un autre, il frappait l’inconnu qui refusait de supprimer les clichés. Puis, plus insolite encore, il invitait Clara à affronter elle-même ces photographes en herbe, qui, bizarrement, le remercier d’un baiser à la fin de la scène. Gabriel grogna d’embarras à cette dernière perspective. Il prenait vraiment ses rêves pour une réalité. Comme si la jolie brune voudrait embrasser quelqu’un comme lui...
Il se retourna dans son lit et essaya de penser à autre chose. Ses pensées migrèrent alors vers son frère qui s’était enfermé dans sa chambre un peu plus tôt. Gabriel n’avait pas eu l’occasion d’écouter le sujet de conversation et maintenant, il s’interrogeait : quelle bêtise avait bien pu commettre son aîné cette fois-ci ? Elle devait être suffisamment sérieuse pour que leurs parents se disputent de cette manière. Le balafré se redressa dans son lit.
Est-ce qu’il devait aller le voir ? Il n’en avait pas vraiment envie. Raphaël l’intimidait beaucoup et ses mots pouvaient être de véritables poignards quand il était en colère.
Son indécision le poussa à se lever quand il repensa à ce groupe de malappris. Il ne pouvait pas fuir à chaque fois. Il inspira un bon coup et se dirigea vers la chambre de son frère. Il pouvait le faire. Gabriel toqua à la porte et attendit une réponse qui ne vint jamais. Il ouvrit donc timidement la porte pour voir son aîné faire ses sacs.
– Qu’est-ce que tu fais ? l’interrogea-t-il, surpris.
– Ça ne se voit pas ? Dégage de là.
Le ton employé ne laissa pas de place à la négociation, et Gabriel hésita. Il resserra sa prise sur la poignée de porte pour demander :
– Tu t’en vas ?
Il entendit Raphaël souffler, agacé. Le plus vieux passa une main dans ses cheveux plus courts avant de la laisser tomber le long de son corps. Il avait oublié sa diminution capillaire. Son regard sombre rencontra celui de son frère :
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux juste savoir ce qui se passe. Je suis le seul à ne pas être au courant…
– T’as pas besoin de le savoir.
– Mais j’ai envie de savoir.
L’aîné recommença à préparer ses sacs, déterminé à partir. Il ne pouvait plus rester ici. Il ne voulait pas subir de nouveaux regards remplis de déception. Ajouter en plus celui de son frère quand il saura. Non. Il ne pourrait pas le supporter.
Gabriel resta planté devant la porte. Il ne bougerait pas. Raphaël avait des comptes à lui rendre. Ce dernier savait pratiquement tout de lui, et il ne s’écraserait pas cette fois-ci. Alors quand le jeune homme eut fini ses bagages, il fit face à l’expression déterminée du morveux.
– Laisse-moi passer, ordonna Raphaël.
Incapable de soutenir son regard, il le détourna. Un souvenir, qu’il aurait préféré oublier, se manifesta à lui : Gabriel, inconscient dans les bras de sa mère, qui hurlait de douleur. Le rouge qui recouvrait le sol et les vêtements de Gloria restait malheureusement inoubliable pour l’étudiant. Son frère avait lui aussi fait une tentative de suicide. Cette affaire les replongeait, lui et ses parents, quelques années plus tôt.
C’était un mercredi après-midi. Le jeune homme s’en souvenait très bien parce que son entraînement de boxe avait été annulé ce jour-là. Il discutait avec une fille de sa classe sur son smartphone. Il ne se souvenait plus du sujet de conversation, ni de la fille d’ailleurs. Il se rappelait juste de la pluie qui tombait sur la fenêtre. Les gouttes qui éclataient contre la vitre l'apaisaient.
Il était seulement sorti de sa chambre pour aller manger un morceau dans la cuisine. Sa mère était montée à l’étage jeter un œil dans la chambre de son frère quand il l’avait entendu crier. Le son parvenait encore à lui donner des frissons. Il avait été si strident que Raphaël s’était mordu la langue. Le garçon était alors monté à l’étage pour tomber sur un scène qui lui refilait des cauchemars encore aujourd’hui. Gloria tenait son frère inerte dans ses bras. Des larmes de désespoir ruisselaient le long de ses joues. Et du sang les recouvraient tous les deux. L’adolescent avait l’impression d’assister à une véritable scène de crime. Le liquide rouge se répandait partout autour d’eux.
– Va chercher mon téléphone. Il faut appeler les pompiers ! Hurla sa mère.
Le jeune garçon s’était alors ressaisi et lui avait donné son propre téléphone. Il nageait en plein cauchemar. Ce ne pouvait être qu’un cauchemar… Raphaël ne put retenir ses larmes devant cette vision d’horreur.
Ce souvenir fut si violent que le jeune homme retint difficilement son chagrin. Il avala avec beaucoup d’effort sa salive. Il se sentait étouffé par la culpabilité. D’abord Gabriel, et maintenant Manon… Il avait l’impression de détenir un Death Note bien malgré lui. Il ne voulait la mort de personne et pourtant, cette dernière ne cessait de le côtoyer en permanence. Il était voué à subir le malheur des autres, sous le couvert de sa propre responsabilité. Il était coupable.