Cérian pressa son nez contre la nuque de Kael, regrettant de la trouver à ce point familière et réconfortante alors que les vestiges de son cœur restaient éparpillés près du chêne des Solaires.
— Où étais-tu tout ce temps ? s’enquit son ex sur le ton de la conversation. À un moment, j’ai cru pouvoir te rejoindre dans ta maison, mais tu n’y étais pas…
Garde-toi bien de préciser que tu as abattu plusieurs Fées Solaires dans la foulée, surtout.
Le cordon du collier touchait le bas de son visage. En redressant légèrement la figure pour répondre, le jeune homme l’effleura de ses lèvres.
— Je suis resté dans leur village, plus ou moins enfermé dans une grande chambre. On m’a laissé un tout petit peu plus de liberté ces derniers jours, je pouvais me balader dans les couloirs, mais pas sortir dehors.
Voler à dos d’oiseau n’était vraiment pas confortable. Il glissait vers l’arrière et devait sans cesse resserrer son étreinte autour de Kael, tout en faisant attention à ne pas froisser ses ailes déjà abimées.
L’intéressé le regarda par-dessus son épaule, puis lui sourit :
— Je suis si content que tu sois là ! Tu dois avoir des tas de questions.
Il hocha frénétiquement la tête, tâchant de retrouver son état d’esprit datant de ses premiers pas dans le Monde des Fées. Ces moments où il voulait des réponses, tout en étant fasciné par tout ce qui l’entourait.
Comme son ex le regardait toujours, il lui retourna un sourire impressionné teinté de timidité :
— On m’a dit que tu étais le frère de la reine, que tu étais un Prince. C’est vrai ?
— Ah… ça… Oui, c’est vrai, approuva le Commandant avec amusement.
— J’aimerais râler et te demander pourquoi tu ne m’as rien dit sur ta véritable nature, mais j’ai conscience aussi que ça devait être une information difficile à placer, ajouta Cérian avec un rire léger.
— Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua Kael avec bonne humeur. Je comptais te parler des Fées, je n’en ai malheureusement pas eu le temps. Attention, accroche-toi, on descend.
Au grand soulagement du jeune homme, l’engoulevent se posa peu après sur l’herbe, à deux mètres du lac, non loin d’un assortiment de rochers et d’un superbe menhir.
Furtif, Cérian pressa ses lèvres sur la nuque du Commandant. Le bisou innocent d’un mec content de retrouver son amoureux perdu de vue depuis trop longtemps. Le frisson qui se répandit sur la chair de Kael lui indiqua que ce dernier aimait beaucoup de contact. Lui, de son côté, enregistra la texture du cordon en coton contre sa bouche, ainsi que son goût. Celui de Lysandor.
Son compagnon ne devait plus être très loin du village, maintenant.
Son ex descendit le premier, tandis que les Fées Lunaires s’éparpillaient pour vaquer à d’autres occupations. Cérian se laissa glisser du dos de l’oiseau. Sa maladroite descente ne fut pas feinte, il faillit réellement se casser la figure. Kael le rattrapa en émettant un doux rire attendri.
— C’est bon de te revoir…
Le jeune homme refoula son dégoût lorsque ses lèvres rencontrèrent les siennes. Il les entrouvrit, cédant devant le Commandant qui en prit possession, tel un amant heureux de retrouver son chéri après une longue absence. Il jeta ses bras autour de sa nuque pour s’accrocher à lui. Tant qu’il jouait le jeu, l’attention des Lunaires ne se focalisaient pas sur les Solaires. S’il continuait à se comporter comme un imbécile énamouré, on le laisserait peut-être un peu plus libre de ses actions.
— Tu m’as tellement manqué… souffla-t-il avec des trémolos dans la voix. Que s’est-il passé, Kael ? Pourquoi tu es parti ? J’ai cru que tu étais mort, tu sais ? Te revoir, l’autre jour, c’était si… si incroyable !
— Je t’expliquerai tout, c’est promis, répondit son ex en déposant un nouveau baiser sur ses lèvres. Mais ma sœur m’attend. Je dois lui faire un rapport et lui dire que tu es là.
— Je peux venir ? s’exclama l’Hybride en ouvrant de grands yeux trahissant son excitation. Ce serait génial de rencontrer ta famille !
Son enthousiasme fit sourire Kael, même si une lueur d’hésitation passa dans son regard. Pendu à son cou, Cérian lui fit les yeux doux, sans insister, lui laissant le choix de la décision. Refuser sa présence, c’était prendre le risque de le perdre de vue, ce qu’il ne pouvait pas se permettre. Accepter revenait à potentiellement aborder des sujets délicats devant lui.
— Bien sûr que tu peux ! Ce n’était pas prévu, mais pourquoi pas ? Elle a hâte de faire ta connaissance aussi. Je lui ai tellement parlé de toi !
Il pouffa lorsque Cérian effectua une petite danse de la joie à l’idée de rencontrer la souveraine. Intérieurement, ce dernier transpirait à grosses gouttes, effrayé. Le moindre faux pas pouvait lui être fatal.
Malgré les années écoulées, leurs habitudes revenaient comme de rien. Avec un naturel déconcertant, le bras de Kael enveloppa ses épaules tandis que le sien venait enserrer sa taille.
La curiosité de Cérian ne fut absolument pas factice alors qu’il découvrait le mode de vie des Fées Lunaires, tout en lui emboitant le pas.
Si les Solaires habitaient dans la forêt, utilisaient arbres et végétaux pour leurs maisons, ici il trouva surtout de la pierre. Le village, construit très proche de l’eau – des bateaux étaient amarrés non loin – se composait d’un sol de gravier fin et de rochers de dimensions différentes. Sous ses pieds, le gravier crissait. D’un point de vue humain, il devait ressembler à des grains de sable.
Sur l’onde claire, il remarqua des petites barques en train d’y circuler. Deux d’entre elles rentraient justement au port, non pas chargées de poissons, mais d’algues, de plantes d’eau qu’il ne connaissait pas et de ce qu’il supposa être du plancton ou un équivalent.
Un mouvement attira son attention juste à côté d’eux. Kael ne ralentissait pas l’allure et un groupe venait de piler pour les laisser passer, tout en baissant les yeux avec respect. Cérian les observa, tout en notant que son « petit ami » ne prenait même pas la peine de les considérer, comme si les Fées étaient invisibles. Dans leurs paniers, elles transportaient mousse verte, champignons, mûres et noisettes.
En voyant leur récolte, des questions lui vinrent à l’esprit. Lysandor se déplaçait souvent dans d’autres villages où vivaient des Solaires. Existait-il aussi plusieurs zones d’habitations pour les Lunaires ? Elles devaient sûrement souffrir des intempéries. Si le Roi des Fées s’inquiétait de l’hiver à venir, le problème devait également être présent ici. Comment la Reine gérait-elle le souci ? Le peuple Lunaire avait-il assez de nourriture en stock pour les semaines froides qui se présenteraient bientôt ?
Ces interrogations faillirent fuser hors de ses lèvres. En présence de Lysandor, il les aurait posées sans hésiter. Devant Kael, mieux valait éviter de montrer qu’il savait des choses et qu’il avait matière à comparer le fonctionnement des deux clans.
En tout cas, il espérait de tout son cœur que les Lunaires avaient bien des stocks prévus. De son côté, même s’il y laissait sa peau d’ici demain, il y avait déjà pas mal d’éléments dans les placards de sa maison, Lysandor et les siens n’auraient qu’à se servir.
Il s’intéressa aux demeures ; des roches toutes différentes, grandes, petites, plus ou moins larges, avec des ouvertures percées pour pouvoir entrer et sortir. De l’extérieur, il ne pouvait pas en dire davantage.
Il n’y avait pas vraiment de place centrale autour de laquelle les résidences se seraient construites. Les pierres se dressaient sur trois lignes approximatives, les fenêtres et les portes principales disposées en direction du lac. Au milieu de la ligne la plus éloignée de l’eau, l’imposant menhir dominait. L’équivalent du chêne.
Ce fut plus fort que lui, Cérian regarda par-dessus son épaule, essayant d’entrevoir son autre foyer. Lui aussi se situait non loin du lac, même s’il était un peu plus enfoncé dans la forêt. D’ailleurs, ils étaient passés par cette dernière pour venir jusqu’ici, mais il supposa qu’ils pouvaient également longer les rives pour rallier les deux villages souverains.
Déçu, il ne vit nulle trace de l’arbre, tout en songeant qu’il n’avait pas non plus aperçu le menhir depuis le chêne, même quand il était monté très haut.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda le Commandant.
— Tout ! s’enthousiasma l’Hybride. Cet endroit est génial !
L’air fier, un tantinet hautain, de Kael lui donna envie de le tirer vers le lac, de l’assommer contre l’une des barques, puis de le noyer.
Cérian regarda à nouveau devant lui. Son mensonge n’en était pas un. Par principe, il aurait aimé haïr ce village, mais… Il s’y sentait bien. Le lieu n’était pas responsable des agissements de ses occupants.
Sans compter que l’un de ces rochers devait être l’ancienne maison du défunt Elior…
Les coups d’œil curieux lui brûlaient la peau depuis son arrivée. Certaines Fées s’arrêtaient pour murmurer à l’oreille d’une autre, tout en le dévisageant avec insistance. On le désignait par des discrets mouvements de bras. Il tâcha de les ignorer tout en fixant les roches tour à tour.
L’avidité dans les yeux de certains. L’inquiétude chez d’autres.
Mal à l’aise, il se concentra sur les pierres, se demandant dans laquelle vivait son père autrefois. Une imposante, avec plusieurs Fées, comme dans un immeuble ? Ou bien un caillou individuel ? Comment savoir ?
Kael l’embrassa sur la tempe, il resserra l’emprise sur sa taille en réponse.
Deux soldats montaient la garde à la porte principale du menhir. Ils se tinrent au garde-à-vous lorsque le Prince franchit le seuil en compagnie de l’Hybride. Là encore, Son Altesse n’accorda pas la moindre attention à ses sous-fifres.
À l’instar des arbres des Solaires, la pierre était creusée et taillée à l’intérieur. Comme chez leurs consœurs, les Fées Lunaires ne s’embarrassaient pas de décorations inutiles. Là aussi, une pente douce passait devant des pièces différentes d’où s’échappaient des bruits et des odeurs, indiquant qu’il s’agissait des zones réservées avant tout aux domestiques.
La disposition était sensiblement la même que dans le chêne, plus ils montaient, plus ils arrivaient sur des espaces destinés aux nobles. Sauf que personne ne trainait dans les couloirs. Les seules Fées qu’ils croisèrent furent deux servantes qui s’empressèrent de baisser les yeux à leur approche et de se plaquer contre le mur pour les laisser circuler. Et des soldats à chaque palier.
Tout était moins convivial que chez les Solaires. Toutes étaient surveillées.
À mi-chemin du menhir, Kael dévia sur un palier qui donnait sur un couloir. Un tapis de velours bleu s’étendait en direction d’une double porte de granit fermée. Il prit sa main en l’entraînant dans cette direction.
— Je vais vérifier si ma sœur est bien disposée à te rencontrer maintenant. Tu veux bien attendre ici ?
Il lui désigna l’un des très grands balcons, non loin. Cérian acquiesça aussitôt.
Après un baiser au coin de ses lèvres, Kael se dirigea vers le battant. Tout en se détournant vers l’ouverture en arceau, l’Hybride eut le temps de le voir chuchoter quelque chose aux deux gardes présents devant la porte, juste avant qu’il ne se faufile à l’intérieur.
Dès que le Commandant disparu dans la pièce, le jeune homme sentit le regard des deux types se braquer sur lui.
Surveillé. Impossible de s’enfuir.
Nonchalant, il s’avança sur le balcon, tout en frôlant la pierre grise des murs. Contre sa paume, la roche jusqu’alors froide se réchauffa sensiblement.
L’idée de déguerpir à tire d’ailes l’effleura. Mais il doutait de pouvoir semer les deux armoires à glace qui ne le quittaient pas des yeux, sans compter toutes les sentinelles dispersées un peu partout dans le village. Sans les voir, il devinait leur présence. Et même s’il parvenait à leur échapper, les Fées Lunaires risquaient de tourner leur vengeance et leurs recherches droit sur les Solaires.
Quel dommage qu’un si joli endroit soit teinté par la crainte qu’inspiraient les souverains Lunaires.
De son perchoir, il voyait mieux le lac. Le soleil s’y mirait, envoyant des éclats de lumière dans son reflet. Ils se situaient sur une partie des rives inaccessibles aux humains. Lyr le lui avait confié, le soir avant son départ ; en réalité seul un quart du lac restait ouvert aux Hommes. Tout le reste appartenait aux Fées. Ce même soir, son grand-père lui avait confirmé que des enchantements permettaient de dissimuler l’endroit aux yeux des humains, si d’aventure ils parvenaient à venir jusqu’au domaine des Fées. De loin, ils pouvaient voir le chêne, et certainement le menhir, mais n’arrivaient jamais à s’approcher d’assez près : trop de végétation, chemin impraticable, un animal qui détournait leur attention… Dans le pire des cas, les plus aventureux ressentiraient un malaise assez fort pour les forcer à faire demi-tour.
Cérian s’appuya d’une épaule contre l’encadrement de la fenêtre. D’ici, il pouvait observer une bonne partie du village, tout en étant un peu en retrait. Les bras croisés, il soupira intérieurement. Jouer les idiots était une chose, mais il n’était même pas sûr que ça servait à quelque chose.
Un mouvement attira son attention. Un fae venait de sortir de l’une des maisons. La demeure se situait à l’écart des autres, bien qu’elle soit dans la continuité de la ligne d’habitations la plus proche du lac. Cérian eut la curieuse impression que soit la grosse pierre avait été déplacée pour être isolée, soit qu’on en avait détruit une ou deux entre elle et les autres, pour garder une distance. L’occupant était un homme qui approchait de la soixantaine, aux longs cheveux gris tressés au niveau des tempes.
D’abord, Cérian se demanda pourquoi cet individu l’interpellait, puis réalisa qu’il venait de sortir non pas par l’un des balcons face à l’eau, mais par une porte située à l’arrière de la demeure. À pied.
De ce qu’il voyait, les autres Fées partaient ou revenaient en volant, elles se posaient sur les grandes ouvertures et rares étaient celles qui quittaient les maisons sur leurs jambes. Il y en avait, mais pourtant elles n’attiraient pas son attention… alors pourquoi… ?
Un frisson lui remonta le long de l’échine.
Les ailes de cet homme étaient complètement déchirées. Elles trainaient dans son dos, comme un poids mort. Inutilisables.
Une émotion de tristesse traversa l’Hybride qui le suivit des yeux. Il marchait vers le port en regardant devant lui, insensible aux autres Fées qui détournaient la tête sur son passage ou qui s’éloignaient précipitamment. Personne n’osait lui adresser la parole ou s’approcher de lui. Ce n’était pas par crainte ni par dégoût…
L’information surgit dans l’esprit du jeune homme sans qu’il ne la réclame, mais avec une précision nette. Il aurait juré que c’était le mur de pierre contre lequel il était appuyé qui venait de lui donner la réponse. C’était de la honte.
Près d’une barque éloignée, il y avait un panier. Le fae mutilé le ramassa. Cérian comprit qu’il contenait de la nourriture qui lui était adressée. Personne ne voulait que cet homme traine dans le village pour se fournir en provision. Qu’avait-il donc fait pour mériter une telle mise à l’écart ?
Son chargement dans les bras, il fit demi-tour, empruntant le même chemin. En revenant près de la porte de sa maison, il s’arrêta.
Le souffle de Cérian se coupa un bref instant lorsque leurs regards se croisèrent soudain. Avait-il senti son attention braquée sur sa personne, lui le paria habitué à être ignoré ?
Sa surprise en voyant l’Hybride lui fit faire un pas en arrière. De son côté, le jeune homme entrouvrit la bouche d’étonnement. À nouveau, la pierre du menhir venait de lui chuchoter la réponse. Il savait qui était cet homme.
Révolté par l’information qu’il recevait, il serra un poing.
— Cérian ?
Arraché à ses pensées, il sursauta en regardant par-dessus son épaule. Kael passait une tête par la grande porte ouverte.
— Tu peux venir, ma sœur t’attend, lui lança-t-il joyeusement.
L’Hybride lui offrit son plus beau sourire, non sans jeter un dernier coup d’œil en direction de la maison isolée. Le fae avait disparu à l’intérieur.
Feignant l’excitation, il courut jusqu’à son ex, ses pieds foulant l’épais tapis qui étouffait ses pas. Une partie de lui se montrait réellement curieuse de savoir à quoi ressemblait la rivale de Lysandor.