Chapitre 35

         Cérian s’autorisa dix minutes de pure panique.

         Réfugié sur la grosse racine d’un frêne, les yeux fermés, il tremblait de tous ses membres, l’angoisse lui nouant la gorge et les entrailles. Des larmes roulaient sur ses joues.

         Il allait falloir un miracle pour qu’il s’en sorte vivant. Tout ce qu’il espérait était que le reste des Fées survivrait. Et que Kael ne sache pas à quel point il était effrayé par tout ceci. Il ne savait même pas comment son ex allait réagir en le voyant débouler. Son esprit envisagea plusieurs scénarios, pour pallier au plus d’éventualités possible et ne pas se laisser dépasser par la surprise. Plus il anticiperait, mieux il pourrait adapter ses réactions selon les circonstances.

         Il ne fallait pas qu’il tarde trop. Il voulait arriver avant que le retour de Lysandor au village ne fasse trop de bruit.

         La mort dans l’âme, l’Hybride se retourna et serra instinctivement l’arbre dans ses bras.

         Donne-moi la force…

         Ce serait si facile de s’enfuir, de rentrer chez lui, de s’enfermer et d’oublier le reste.

         Un frisson glacial remonta soudain dans son dos, il hoqueta. Brièvement, il entrevit les Fées Lunaires devant l’entrée officielle du chêne. Elles venaient de faire trembler la barrière, mais celle-ci tenait bon.

         Sa conscience s’étira, passant dans le sol. Il perçut la peur des habitants. Les villageois qui ne savaient pas se battre. Leur inquiétude. Les regards qui se tournaient vers le chêne, à la recherche d’un soutien. Isalys, juchée sur un balcon, tendue, observait les environs. Ses robes avaient été troquées contre un pantalon et un plastron qui ressemblait à du cuir végétal.

         Il s’arracha à ces images et sensations en retirant ses mains du tronc, haletant, la vision obscurcie durant quelques instants.

         Ce n’était pas le moment de faire un malaise.

         Fermant les yeux, le jeune homme effectua plusieurs profondes respirations, tout en ressentant la sérénité impressionnante de son arbre. Un sentiment de chaleur émanant de ce dernier traversa son sternum, avant de se répandre dans tout son être pour le réconforter. Il ne le touchait plus, pourtant il sentait son énergie bien vivante et amicale envers lui.

         Se calmer. Garder les idées claires. Agir comme il pouvait.

         Il compta jusqu’à trente, lentement, écoutant son souffle s’apaiser. Les battements de son cœur s’atténuèrent.

         Lorsqu’il réouvrit les yeux, l’Hybride était déterminé. Prêt à faire face à son destin, quel qu’il soit, un semblant de stratégie dans la tête. Éviter de se mettre Kael et la Reine Lunaire à dos dès le début.

         Résolu, Cérian déplia ses jambes, remercia l’arbre qui avait bien voulu le soutenir, puis décolla sans un regard en arrière.

         Le temps de contourner le chêne, il ne rencontrait plus la moindre difficulté pour voler. Les autres avaient raison, c’était intuitif.

         Sans s’arrêter, il continua son chemin jusqu’à ce qu’il arrive à une centaine de mètres de l’entrée du village.

         Pour le moment, personne ne l’avait remarqué. Il en profita pour se faufiler entre les feuilles d’un chêne et observa.

         Les Fées Lunaires, trop sûres d’elles, ne surveillaient pas leurs arrières. Elles ne se doutaient pas qu’il y avait une autre sortie, ce qui n’était pas plus mal. Au moins, Zéphyra et Lysandor devraient arriver indemnes à destination.

         La plupart des Fées occupaient des arbres alentour, l’attention rivée sur le petit groupe de cinq collé à la barrière. Certaines restaient au sol, d’autres volaient en faisant du surplace. Ces cinq plaquaient leurs paumes sur la frontière invisible, le corps auréolé d’une lumière argentée qu’il trouva inquiétante. Elles utilisaient bien trop de magie pour leur propre bien. D’ailleurs, en plissant les yeux, il en voyait certaines trembler d’épuisement.

         Son cœur cessa de battre une seconde lorsqu’il réalisa la présence d’un fae, étendu dans la terre, juste à côté de l’une de ses consœurs collées à la barrière. Ses ailes étaient éteintes. Ses mains noircies comme si elles s’étaient consumées d’un trop-plein de pouvoir. Et personne ne réagissait. Il était abandonné là, à deux doigts de se faire marcher dessus par sa voisine qui haletait.

         Cette folie devait s’arrêter. Immédiatement.

         Avec soin, il évita de regarder ce qu’il se passait dans son village, préférant localiser Kael. Il le trouva, debout sur un rocher. Les bras croisés, le visage inexpressif, il contemplait le spectacle des siens en train de mettre leur vie en péril.

         L’apercevoir provoqua un mélange d’émotions contradictoires en Cérian. Dégoût, mépris, déception. Colère. Soulagement de le voir vivant. Joie. Envie de le serrer dans ses bras.

         Malgré tout, il était content de ne pas le savoir au fond d’un cercueil, tout en songeant qu’il y aurait pourtant parfaitement sa place. À son cou pendait le collier de Lysandor.

         Il faut que je l’amadoue… Que je me concentre sur les sentiments positifs qu’il déclenche chez moi, tout en restant sur mes gardes.

         Malgré sa très grande envie de lui arracher le pendentif volé pour le rendre à son compagnon.

         Après une dizaine de secondes à observer son ex, Cérian quitta discrètement sa cachette, prêt à jouer le numéro qu’il avait mis au point avec lui-même, en espérant que ça allait fonctionner. Il se dégoûtait lui-même pour la comédie qu’il allait devoir interpréter.

         Il posa le pied au sol, retira son collier qu’il rangea – non sans regret – dans sa poche arrière, puis courut en direction du rocher. Comme la première fois que ses ailes s’étaient déployées, il se retrouva à mi-voleter maladroitement, mi-marcher :

         — KAEL !

         Son cri de joie détourna l’attention de toutes les Fées qui pivotèrent dans sa direction.

         La stupeur se peignit sur le visage du Commandant qui s’empressa d’effectuer un geste de la main, tout en dégringolant de son perchoir avec une aisance maîtrisée. Répondant à son ordre silencieux, le groupe de cinq cessa aussitôt de se presser contre la barrière.

         Cérian continua de galoper vers lui. Son ex le rejoignit en chemin et le réceptionna dans ses bras, comme s’il était sincèrement heureux de le retrouver.

         — Cérian ! Bon sang, tu es là ! Je… Laisse-moi te regarder !

         Les yeux de fae brillaient d’un soulagement mêlé de curiosité en détaillant le jeune homme.

         — Tu n’es pas blessé ? Ils ne t’ont pas fait de mal ?

         L’intéressé secoua la tête en s’accrochant à lui.

         — Tu m’as manqué. Ça fait des jours… des semaines que je pense à toi. Je ne savais pas comment te rejoindre.

         — Je suis désolé, Trésor, répondit Kael en prenant son visage entre ses deux mains. J’ai essayé de t’approcher, mais tu étais bien gardé. Comment es-tu sorti ? Depuis quand… ?

         L’air émerveillé, il désigna ses ailes dans son dos, tout en cherchant son regard pour voir s’il était inquiet ou non.

         — Depuis quand tu… ? Tes ailes. Elles sont si belles. Tu t’es enfui ?

         — Plus ou moins. Oh, Kael…

         Comme dans le grenier, une vingtaine de jours plus tôt, Cérian l’étreignit comme si le fae était la chose la plus importante pour lui à cet instant. Son corps obéissait à sa volonté, mais ses pensées restaient vissées à Lysandor. Le collier de ce dernier se pressait entre leurs deux torses.

         Salopard.

         — Elles sont sorties ce matin. Je n’ai rien contrôlé, ça a été brutal. Les autres, ils m’avaient bien dit que j’étais comme toi, un fae… mais j’avais du mal à les croire. Mais là, depuis mon réveil, c’est une catastrophe. Je ne maîtrise rien. J’ai des vertiges et des maux de tête… Je ne sais même pas vraiment comment je suis sorti. Je voulais prendre l’air et m’éloigner d’eux tous. En errant, j’ai dû franchir la frontière sans faire gaffe… j’ai soudain réalisé que je n’étais pas loin de toi…

         Quelques petites larmes pour ponctuer son mensonge, tandis que ses doigts s’agrippaient au Commandant comme à une bouée de sauvetage.

         Kael l’embrassa dans les cheveux, en lui murmurant des paroles de réconfort, sans le lâcher non plus :

         — Je suis désolé d’avoir mis autant de temps. Trésor, je suis là, maintenant, tu ne crains plus rien.

         À travers ses yeux mouillés, Cérian vit que toutes les Fées Lunaires s’intéressaient à eux, sans pour autant lever leurs armes. Il reconnut la plupart d’entre elles : elles étaient dans son grenier, des semaines plus tôt. Quant au groupe de cinq, elles étaient assises ou affalées sur le sol, épuisées, mais en vie. Certaines de leurs comparses venaient de leur apporter de l’eau et de quoi manger pour les remettre sur pied.

         Il enfouit son visage dans le cou de Kael pour ne pas voir les réactions de celles du village. Malgré tout, aussi faible qu’un chuchotis, il percevait les rumeurs, les messes basses sur ce qui était en train de se produire.

         — Commandant, ça s’agite, l’interpella un archer en volant vers leur direction et en désignant le chêne. Peut-être que nous devrions partir ?

         — Cérian, tu te sens de nous accompagner ?

         L’intéressé détesta la gentillesse et la bienveillance qu’il entendait dans sa voix. Autant qu’il haïssait ses mains qui caressaient son dos pour le rassurer.

         Parce que s’il n’avait pas su la vérité, il aurait été leurré par cette attitude.

         — Je te suis, murmura-t-il. Où tu veux, du moment qu’on part d’ici.

         Dans un état un peu second, qui pouvait passer pour le choc de sa journée, il laissa son ex envelopper ses épaules d’un bras, tout en le guidant vers l’engoulevent et en distribuant des ordres de repli.

         Les Fées Solaires allaient pouvoir souffler. C’était déjà ça de gagné.

         — … C’était pour moi, tout ça ? demanda-t-il d’une voix incertaine en désignant les troupes.

         En l’aidant à grimper sur le dos de l’oiseau, Kael lui adressa son plus beau sourire charmeur :

         — Eh oui ! Le Roi ne t’a rien dit ? Je l’ai rencontré plusieurs fois à l’amiable pour qu’il te libère, il a toujours refusé. Alors j’ai décidé d’employer les grands moyens.

         Le jeune homme avait été le premier surpris de l’aisance avec laquelle il avait sorti son propre bobard. Il réalisa à cet instant à quel point son ex-petit ami avait également le mensonge facile. Sa réponse avait fusé sans la moindre hésitation, ponctuée par une attitude et un ton qui ne laissait planer aucun doute.

         — Oh woaw ! s’exclama-t-il en retour. Je… Wow ! Tu es très héroïque, tu sais ? Tu as l’air d’un vrai Prince de roman ou de série !

         Le compliment fit mouche. Kael s’esclaffa avec modestie, avant de grimper devant lui. Sans qu’il lui demande, Cérian noua ses bras autour de sa taille pour se tenir à lui.

         Va brûler en enfer, espèce d’enfoiré !

         Aujourd’hui, il connaissait le mensonge. Mais Kael restait déconcertant dans son naturel à lui raconter n’importe quoi. Terrifiant. Bien plus effrayant que ce qu’il avait pu imaginer.

         Néanmoins, quelque part, ça rendait son détachement émotionnel plus facile…

         Ils s’envolèrent, suivis par leur escorte Lunaire. Cérian risqua un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction du village. Il le regretta aussitôt.

         Pétrifiée, pâle, toujours sur le balcon, Isalys regardait dans leur direction, une main au niveau du cœur. Mais ce n’était pas pire que de voir Lyr, juste à côté d’elle. Son grand-père affichait un visage horrifié et devait se tenir à la rambarde pour ne pas tomber. Il chancela, sans le quitter des yeux. La Princesse se précipita pour le soutenir.

         Je suis désolé…

         Cérian détourna la tête. Il aperçut le reste du village. Beaucoup les observaient s’éloigner. On les pointait du doigt. Surprise. Peur. Un sentiment de trahison aussi. Il n’avait pas été discret, tout le monde le voyait partir avec l’ennemi.

         L’attaque contre la barrière avait peut-être été stoppée, mais à présent une véritable appréhension ravageait le cœur des Fées Solaires. Avec un peu de chance, le retour imminent de Lysandor les apaiserait un peu.

         Par terre, le fae Lunaire décédé n’avait pas été ramassé. Les siens l’abandonnaient. Voilà toute la considération de ce peuple pour leurs propres membres. Cérian espéra que les Solaires sauraient faire preuve d’empathie envers ce défunt, même s’il était mort en voulant forcer leur sécurité. Dans un coin de son esprit, il sut que oui. Chaque vie comptait pour son Roi, peu importait la couleur de ses ailes.

 

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