Chapitre 36 - Une vieille connaissance

Par Keina

Oubliant toutes les recommandations de Jane, Ianto se rendit à une station de taxi, le cœur battant, regrettant le SUV qu’il n'aurait jamais l'occasion de conduire, à présent. Le sentiment d’urgence grignotait tous ses sens, comme un nid de fourmis rouges qui couraient le long de son épiderme. Il perdit un temps infini à attendre un taxi, et à tenter d’expliquer au chauffeur qu’il n’avait pas de destination précise, mais qu’il le guiderait au fur et à mesure de son chemin.

S’efforçant de mettre de côté les sentiments divers qui continuaient à le traverser dans un flux constant et déstabilisant, il se concentra sur le fil d'émotions, si fin qu’il menaçait à tout instant de se casser, lancé par le Gardefé en détresse.

Ils roulèrent le long des quais, et s'éloignèrent peu à peu du centre ville pour s'enfoncer dans les quartiers sordides qui s'éparpillaient dans le port. Au bout d'un moment, le chauffeur freina et se tourna vers le siège arrière, secouant la tête d'un air faussement désolé.

— J'vais pas plus loin, mon gars, lui dit-il avec un fort accent gallois. Pas envie de me faire caillasser ma Merco !

Il annonça le prix de la course de façon si insistante que Ianto n'eut d'autre choix que de plonger dans sa poche pour y rechercher les quelques livres Sterling qu'il avait pensé à emporter avant de quitter le Royaume. Puis il sortit, raffermissant les pans de sa parka pour se protéger de la pluie qui avait forci.

Il n'était plus très loin, il le sentait. Tandis que le taxi s'éloignait dans un vrombissement strident, il prit un temps pour contempler son environnement.

Ianto se trouvait dans une zone industrielle déserte. La nuit était tombée, et il n'y avait plus âme qui vive dans la zone. Les lampadaires qui, aux alentours, éclairaient les industries, peinaient à trouer l'endroit obscure où il avait atterri. Face à lui, une usine désaffectée, dont la haute silhouette sombre s'élevait au milieu d'un terrain vague, son toit en dents de scie découpant une ombre acérée sur le sol, flanqué d'une cheminée à moitié écroulée.

L'appel venait de là.

Il ne perdit pas plus de temps et courut vers le bâtiment principal, focalisé sur le torrent d'angoisse et de douleur qui s'en écoulait en flot continu. Pourvu qu’il n’arrive pas trop tard ! Il frappa du pied pour ouvrir une barrière de tôle branlante et s'engouffra dans l'édifice, comptant sur ses sens de Gardefé pour se repérer dans les ténèbres.

Il était là… tout près… il le sentait…

Il courut entre les piliers et les machines abandonnées, projetant ses propres émotions pour tenter d'apaiser la victime.

J'arrive, je suis presque là, je viens te chercher…

Il passa une ancienne cloison vitrée dont il ne restait plus que l'armature, grimpa un escalier, et s'arrêta, essoufflé. Il n'y avait rien. Pourtant, le déluge de souffrance et de désespoir était toujours là, en lui, torturant son âme et tordant ses boyaux.

Comment était-ce possible ? Où se trouvait la victime, si elle n'était pas là ?

Il ferma les yeux, tenta de se concentrer. Et enfin, il le perçut. Le fil encore plus fin, encore plus infime, mêlé à celui qu'il s'efforçait de suivre.

Un fil de haine. De méchanceté. De perversité, pure. Implacable. Inexorable.

Ianto se retourna lentement, tous ses poils dressés dans une chair de poule qui grimpait le long de la colonne jusqu'à atteindre sa nuque. Derrière lui, un homme se tenait dans l'ombre, mais il pouvait malgré tout distinguer le sourire sadique, aux dents pourries et à l'haleine fétide, qui déformait le bas de son visage.

— Bien bien bien, j'crois bien que j'ai réussi à attirer un petit moucheron dans ma toile ! dit l'homme d'une voix traînante que Ianto reconnaissait, sans arriver à déterminer où il l'avait déjà entendue.

C'était il y a longtemps, très longtemps… Il secoua la tête, s'efforçant à nouveau de se concentrer sur le flux de détresse qu'il continuait à percevoir et qui venait…

… d'un flacon translucide que l'étranger tenait ouvert dans sa main droite, attaché à une longue chaîne qui se balançait dans le clair-obscur. Dans la lumière d'un carreau cassé, le liquide qu'il contenait flamboyait d'un rouge profond, traversé de reflets d'or. L’essence d’un Gardefé, le reliquat de ses ailes brisées…

Les émotions étaient factices.

Réalisant soudain le guêpier dans lequel il s’était jeté, Ianto recula prudemment.

— Oh, si j'étais toi, gamin, je n'ferai pas ça, dit l'homme d'une voix grinçante. J'te tiens, monsieur l'aberration. C'est fou c'qu'on peut faire avec une toute petite fiole de rien du tout comme celle-là…

Pour illustrer son propos, il fit tinter le flacon, revissa fermement son bouchon puis, avec des airs de cérémonie, passa la chaîne qui la retenait autour de son cou.

De fait, Ianto se sentait… comme anesthésié. Il ressentait toujours le hurlement de désespoir qui s'échappait du liquide, mais par dessus, la volonté de l'étranger l'écrasait de tout son poids, s'infiltrant dans son esprit jusqu'à enserrer son crâne dans un étau. Il connaissait cette voix, ce sourire, cette carrure, ces yeux qu'il apercevaient à peine dans l'ombre. Mais d'où ? Il n'arrivait pas à réfléchir, il n'arrivait pas à…

— Oh là là, on m'avait dit que c'était jouissif mais… j'avoue, j'm'attendais pas à ça. T'es mon premier, t'sais ça ? Ça fait si longtemps que j'me prépare, si longtemps… Quatre ans… Ma vie a changé cette fois-là… Quand j'ai rencontré les Collectionneur…

Tandis qu'il parlait, l'homme vint se poster dans la lumière. Alors que le brouillard envahissait son esprit, Ianto cligna des yeux, avec l'impression de voir surgir une figure du passé, une personne qu'il n'aurait jamais voulu revoir, qu'il n'aurait jamais cru revoir…

Une silhouette massive, des tatouages qui se dessinaient sur sa peau hâle, un crâne rasé, des traits plus vieux, plus ridés, mais des yeux toujours aussi enfoncés, jaunis, chassieux, sous des sourcils broussailleux, qui le scrutaient maintenant avec attention.

— Tiens donc, on s'connait, toi et moi, hein ? Ça alors, si j'm'attendais… vlà-t-y pas que je me retrouve face à une vieille connaissance… (Un sourire cruel s'épanouit sur ses lèvres) Mon premier… dans tous les sens du terme. Dire que c'est grâce à toi… et que c'est toi qui as été attiré par la… (il reprit la fiole entre ses mains, songeur) Quoique, quand j'y pense… C'qu'y a là-dedans, c'est un peu de toi, t'sais ? Pas étonnant qu'elles m'aient amené dans ce monde et qu'elles t'aient attiré là à ton tour… Quand je pense à l'allure que t'avais ce jour-là, ahah…

Oui, Ianto s'en souvenait aussi, de ce jour. Le jour de la honte. Le jour où il avait décidé de de se mutiler pour sortir de sa condition de Gardefé… Avec une horreur grandissante, il dévia son regard sur la petite fiole emplie du liquide rouge aux reflets dorés, un liquide qu'il reconnaissait enfin, et dont les hurlements qui s'en échappaient sonnaient familièrement à son oreille, parce que c'était les siens, sa propre détresse, son propre désarroi lorsqu'il s'était présenté, ce jour-là, pour qu'on le débarrasse de ce qui remplissait désormais le récipient…

L’extrait de ses propres ailes, broyées, compressées, essorées pour n’en retenir que le principe essentiel qui luisait maintenant dans le noir.

Et, tandis qu'il sentait sa conscience l'abandonner, Ianto entendit dans un ultime murmure :

— Ouais, c'est bien tout ça, très bien… Ne t'inquiète pas, petite aberration, tonton Geoff s’occupe de tout.

Tonton Geoff s’occupe de tout… les mêmes mots, prononcés de la même façon, que le jour de leur rencontre.

Comme un écho sinistre et implacable qui réduisait à néant les quatre dernières années de la vie de Ianto Jones.

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