Lorsqu'il s'éveilla, Ianto sentit en premier la douleur pulser dans son crâne, comme si quelqu'un s'amusait à y enfoncer un clou. Il grogna, mais s'aperçut vite qu'aucun son ne sortait de sa gorge. Il ouvrit les yeux, alarmé. Il se souvenait… Son arrivée à Cardiff, la déception de ne pas trouver trace de Torchwood, la recherche d'un autre Gardefé en détresse, et la découverte, dans le hangar…
Il referma les yeux, conscient de sa stupidité. Jane lui avait bien parlé des pièges que tendaient les Collectionneurs pour attirer les Gardefés. Et lui qui n'en avait fait qu'à sa tête…
Il se rappelait aussi de l'homme qui l'avait cueilli comme une fleur dans cette usine, de cet homme qui était reparu dans sa vie comme un fantôme, le souvenir d'un temps qu'il aurait voulu enfouir à jamais au plus profond de sa mémoire…
Comment était-ce possible ?
Dans une tentative de reprendre le dessus, il se força à focaliser son esprit sur son environnement. Il faisait sombre autour de lui, mais peu à peu, ses yeux s'habituaient à l'obscurité. Le Collectionneur — car à présent le Gardefé n'avait plus aucun doute sur son identité — l'avait emmené au cœur d'un bâtiment obscur, aux murs de briques noircies, peut-être un ancien entrepôt. Ianto cligna des yeux, laissant son regard s'adapter aux ténèbres ambiantes. L'endroit était vaste, plus vaste que ce à quoi il s'était attendu au premier abord, et entièrement vide. Les seules éclairages provenaient de soupiraux étroits, accrochés en hauteur, sans doute à ras du terrain vague, et qui ne filtraient à travers leurs carreaux brisés qu'une lumière sale, pâle reflet de la lune qui devait s'être levée. On avait disposé au centre de l'entrepôt une collection entière de cages de tailles variées, pour le moment inoccupées. Sauf par le Gallois, évidemment. Ianto tenta de se lever, mais sa cage, aux barreaux lourds, froids et épais, entravait ses mouvements, et ne l'autorisait qu'à rester assis.
Il voulut crier pour signaler sa présence, mais, à nouveau, aucun son ne sortit. Une bulle de silence. Ianto se rappelait la remarque de Kat, lorsqu'ils avaient découvert les Gardefés dans la cave de ce manoir – Les Collectionneurs n'aiment pas travailler dans le bruit…
Travailler ? Qu'allait-il lui faire, au juste ? Ianto n'avait plus d'ailes, plus rien à offrir à un Collectionneur. Et l'autre le savait, puisque c'était lui-même qui… Non, ne pas y penser, ne pas retourner à cette époque, dans ce temps-là…
Comme pour répondre à sa question, une porte s'ouvrit, de l'autre côté du bâtiment, à l'orée d'un escalier en ferraille à moitié déglingué. Une silhouette massive dévala l'escalier pour atterrir sur le sol poussiéreux, suivie de deux ombres tout aussi imposantes. L'une des ombres tapa du poing contre le mur et la lumière d'un néon crépita, loin au-dessus de la tête de Ianto.
— Salut, moucheron. Alors, comme ça, tes ailes n'ont pas repoussé, après tout c'temps. Quel dommage !
Le colosse tira une chaise devant la cage et s'y installa à califourchon, les avant-bras posés sur le dossier. Dans le silence qui régnait, le son de sa voix résonna comme la stridulation d'une sirène. Ainsi, la bulle de silence ne l'atteignait pas… évidemment.
Il sourit de toutes ses dents gâtées. Derrière lui, ses deux sbires, anonymes au visage indistinct, camouflé par des capuches, se disposèrent d'un côté et de l'autre de la chaise, au garde-à-vous, comme des gardes du corps d'un genre particulier. La petite fiole qui pendait toujours autour de son cou éclairait d'un halo rougeoyant les pans de la chemise ouverte sur son torse.
— T'sais qu'c'est grâce à toi que j'ai rencontré les Collectionneurs ? Ils m'ont approché pour recueillir tes ailes et les transformer… D'abord, j'ai voulu leur vendre à un bon prix, c'était pas d'la camelote que j'leur proposait ! Et puis, ils m'ont fait une autre offre, une bien meilleure offre… Je suis entré au service de leur chef, pendant quatre ans. J'ai fait le sale boulot à sa place… J'étais doué ! J'ai tout appris avec lui. Ya quelques mois, il m'a dit que j'avais gagné mon indépendance, ouep, et ma place parmi eux. Et me v'là Collectionneur à mon tour. Ouep. Clairement pas un hasard, tout ça…
Ianto s'efforça de soutenir le regard chassieux de Geoff, caché derrière ses sourcils broussailleux. Il n'était plus le jeune homme hagard et perdu, violé de toutes les manières possibles, dans sa chair et dans son âme, qui s'était présenté à lui si longtemps auparavant. Il avait grandi, évolué. Il avait appris à se satisfaire de sa condition, et même à s'en servir pour une bonne cause. Il avait gagné des amis, des alliés, une famille…
Est-ce que tout ça allait disparaître à nouveau, balayé par l'homme qui avait déjà essayé de mettre un terme à son existence, se délectant de le mener jusqu'au martyr ?
Ce dernier cilla, et, pour reprendre contenance, serra ses doigts noueux autour de la fiole et fit danser son contenu devant Ianto.
— Ouep, c'est bien c'que tu crois… l'essence de tes ailes, c'que j'ai failli vendre… Y en a plus beaucoup, mais c'est bien assez. Mon talisman de Collectionneur… Mon ancien maître me l'a légué pour que je puisse trouver un nouveau monde où établir ma petite entreprise. Me suis servi d'une petite goutte pour ouvrir un passage vers ce monde, puis d'une autre pour t'attirer dans le piège. Heureusement, il m'en reste encore assez, bien assez… Puisque t'as plus d'ailes à m'filer… Mais t'inquiète pas, moucheron, ya encore beaucoup, beaucoup de choses à tirer de toi. Pis, t'es que ma première prise !
Il sourit à nouveau, exhalant un souffle vicié, comme la manifestation odorante de son âme corrompue. Ianto plissa le nez et se recroquevilla dans le fond de sa cage. Il ne pouvait pas parler, mais il s'efforça de garder l'esprit en alerte. Il devait trouver un moyen de s'évader, ou, au moins, d'éviter que d'autres Gardeféss tombent dans le piège.
— J'sais à quoi tu penses, moucheron, et tu ferais mieux d'arrêter tout de suite. Personne viendra te chercher ici, t'entends ? Personne à part tes copains les autres moucherons, et on les cueillera avant qu'ils puissent faire quoi que ce soit ! J’ai installé un mur de défense invisible, tout autour de l’usine, une invention de mon cru. Infranchissable, sauf pour ceux qu’ont des ailes à m’donner !
Cette fois-ci, il ricana franchement, et ses deux hommes de main ricanèrent avec lui.
Ianto n'essaya pas de protester. De toute façon, il n'y avait rien à dire. Il tenta de trouver une autre position, plus confortable, et passa ses bras autour de son torse. Il avait froid. Ses ravisseurs l'avaient délesté de son manteau et de sa chemise, et il sentait l'humidité qui s'infiltrait sous le maillot de corps qu'il portait. Il s'efforça de ne pas penser à ce que l'homme allait lui faire. Il se rappelait ce que lui avait raconté Alonso. Les tortures, les sévices infligés par simple perversité… Geoff n'était pas un Collectionneur expérimenté. Peut-être n'avait-il pas encore appris les pires cruautés de ses condisciples… mais il avait passé son « apprentissage » auprès du plus grand maître, lui-même s'en était vanté. Ianto frissonna, de froid, mais aussi de peur. Le Collectionneur se redressa, et étendit sa haute stature de colosse sur le corps recroquevillé du Gardefé.
Que tout s'arrête, s'il vous plaît… Que tout cela ne soit jamais arrivé… Si seulement il n'était pas parti seul… Si seulement il avait prévenu Kat, ou Jane, ou Angie, de sa destination… Si seulement…
Mais au lieu de ça, dans un silence complet, surnaturel, la porte de sa cage s'ouvrit. Geoff se pencha vers lui, son haleine de mort à un cheveu de son visage.
— Bon, finis les discours. Il est temps de commencer.