Chapitre 37 - Comme d'habitude

Mardi fut une journée plus calme. Après les cours du matin, je rentrai chez moi et allumai mon portable professionnel, ce qui me permit d’entamer le planning de jeudi avec trois clients, dont deux issus du sérail de Mélanie. Jean-Claude et René, respectivement quadragénaire et sexagénaire, prirent place à 12 heures puis à 13h15 pour des séances d’une heure. Un petit nouveau, Reynald, autre quadra, viendrait à 14h30 pour quarante-cinq minutes.

 

Entre quelques appels cochons, ma mère se fraya une place dans le haut-parleur de mon autre smartphone.

 

-Bonjour Maman.

-Bonjour ma chérie, tu vas bien ?

-Très bien et vous ? La pression monte pour samedi et dimanche ?

-Ne m’en parle pas, j’ai l’impression d’organiser un mariage, c’est horrible.

-J’y penserai.

-Euh non, je ne voulais pas dire que ce serait horrible que mes filles se marient !

-Détends-toi Maman, je te taquinais.

-C’est ton père aussi, il veut tout simplifier.

-T’es sûre que c’est pas toi qui veut tout compliquer ?

-C’est pour le gâteau que tu dis ça ?

-Je dis ça parce-que je sais comment vous fonctionnez papa et toi.

-Nous trouvons des compromis.

-Choses dues.

-Pardon ?

-Non rien je divague. Charlotte t’a dit qu’elle m’a invitée à sa fête du samedi ?

-Oui, elle m’a dit que tu viendras avec ton ami, que nous ne connaissons toujours pas.

 

Je perçus sans la relever la petite pique qui m’était adressée.

 

-C’est une bonne occasion de faire les présentations.

-Charlotte m’en a dit du bien.

-Ouf !

-Nous rentrerons vers deux heures du matin, avec ton père.

-Oui je sais, et on se lèvera aux aurores.

-Sauf ta sœur, évidemment. Tu as un cadeau en plus de la participation ?

 

Comme pour mes dix-huit ans, un cadeau familial et conséquent était prévu pour Charlotte. Il s’agissait d’un appareil photo. Ma sœur avait toujours aimé la photographie. Dès l’enfance, et quand elle n’élevait pas les chauves-souris ou d’autres bestioles improbables, elle partait s’isoler dans la nature et captait des paysages, des gros plans de fleurs, ou des animaux. Elle était d‘une incroyable patience et avait un remarquable coup d’œil ainsi que le sens du cadrage. Mais elle avait désormais épuisé les ressources du Nikon que mes parents avaient fini par lui laisser. Cet anniversaire tombait à pic pour lui offrir un appareil de remplacement haut de gamme.

 

-Oui, une surprise, vous verrez. Vous en êtes où, de votre côté ?

-On a beaucoup hésité, et je me suis finalement rangée à l’avis de ton père.

-Donc un bon d’achat.

-Oui. Malgré le côté impersonnel, c’était délicat de faire autrement. J’avais vu beaucoup d’appareils d’un excellent niveau mais je m’y connais bien moins qu’elle, ton père aussi… On nous a abondamment conseillé mais elle sait mieux que personne ce qu’il lui faut, alors autant la laisser choisir.

-C’est plus sage comme ça, vous avez raison. Vous lui offrez un bon d’achat de combien ?

-Deux-mille cinq-cents euros. Toute la famille s’y est mise.

-Wouauouh ! Elle va être sacrément équipée.

 

Dans ma tête, Lola remarqua que j’avais gagné davantage en cinq semaines de massages érotiques.

 

-C’est une somme magnifique. Je suis contente pour elle.

-En effet.

-Mais ton autre cadeau, tu le lui offres samedi ou dimanche ?

-Mais non, dimanche.

-Alors si ça te convient, tu le laisseras dans le coffre de la voiture. Ton père te cherchera à la gare samedi. Tu arrives à quelle heure ?

-Je pense que je vais prendre le train qui arrive à 18h13. La soirée commence vers 20 heures c’est bien ça ?

-Nous partirons à 19h30. Ensuite, advienne que pourra.

-Ça ira, Maman.

-Je sais, oui.

-Toujours inquiète ?

-Non, un peu émue. Mes deux grandes filles sont majeures, et toi tu es déjà partie.

-Mais pas très loin. On se voit samedi ?

-D’accord Léa.

-Je t’aime Maman, à samedi.

-Moi aussi… A samedi ma chérie.

 

J’enfilai le petit short avec lequel j’avais randonné le week-end précédent, un t-shirt, mes baskets, et sortis dans le soleil persistant de ce 20 mars, pour retrouver Chloé dans le parc où nous avions fixé notre rendez-vous running hebdomadaire. Respectant scrupuleusement ses conseils, je m’y rendis en petite foulée, afin de m’échauffer. Elle pratiquait des étirements quand je fis mon entrée dans le parc. Elle portait la même tenue dédiée que la semaine précédente, legging et t-shirt près du corps, et baskets fluos de compétition. Elle me vit arriver et remarqua le short.

 

-Sexy, dis-donc ! Ça change de la semaine dernière.

-Et j’ai attaché mes cheveux, ce coup-ci.

 

Nous nous fîmes la bise. Elle était prête, moi aussi.

 

-Tu me suis ?

-Comme la dernière fois.

-On tente un peu plus ?

-Allez, soyons folles.

 

Ragaillardie par mon premier essai encourageant, par ma randonnée forestière et par le début du printemps, je suivis Chloé avec moins de peine, tenant le rythme dans les montées, gérant mon souffle, et adaptant ma cadence à la sienne. N’ayant toujours pas emmené de montre, je ne sus qu’à la fin que nous avions couru un peu plus de cinquante minutes. Paradoxalement, je me sentais moins essoufflée que sept jours auparavant, où j’avais frôlé l’apoplexie.

 

-Pas mal, dit-elle !

-Quelle distance ?

-Dix bornes.

-Sans déconner ? Moi, je viens de courir dix kilomètres ?

-Et aussi vite que les huit de la semaine dernière. Un peu plus, même !

 

Je m’allongeai dans l’herbe, le visage baigné de soleil, contente de moi.

 

-T’y prends goût ?

-Sincèrement oui, je suis ravie.

-On continue chaque semaine, alors ?

-Y’a intérêt.

 

Chloé s’assit à côté de moi. Je me redressai pour boire. Deux mecs passaient dans l’allée à côté de la pelouse où nous étions installées. L’un d’eux ralentit.

 

-Salut. On peut courir avec vous ?

-On vient de finir, coupai-je.

-Alors on peut récupérer avec vous ?

-T’as perdu quelque chose, lui demanda Chloé ?

-L’habitude des si jolies filles.

-On en a croisé plein, là-bas, dis-je en tendant le bras, l’index pointé dans une direction aléatoire qui eût pu s’appeler « loin ».

-Ok les filles, on ne vous dérange pas plus. Bon après-midi.

 

Les deux gars reprirent leur chemin.

 

-Ça c’est ton short, commenta Chloé.

-Ou le printemps.

-C’est un lieu de drague ici.

-Je vois, oui.

-Et le soir venu c’est même un lieu de débauche.

-Sérieusement ?

-Oui. Y’a plein de rencontres qui se font sur le parking des voitures, à l’entrée de l’autre côté.

-Bien renseignée dis-moi. T’as déjà expérimenté ?

-Non mais j’habite à côté donc je connais le quartier. Et puis quand je dis « rencontres » je parle de trucs un peu particuliers, pas simplement de drague.

-Développe.

-Libertinage, mateurs et voyeurs… un peu plus loin près du pont c’est un spot de prostitution, les filles sont sur le trottoir, les clients s’arrêtent en voiture et consomment sur les parkings des immeubles dans les rues adjacentes.

-Vie nocturne animée, donc.

 

Je passai chez elle prendre un café avant de rentrer chez moi. Chloé restait assez secrète, parlant davantage de sa passion pour le running, des compétitions déjà effectuées, de celles envisagées, ou revenait à nos études communes, puisque nous étions inscrites dans le même master, mais s’exprimait peu sur elle-même. Nous n’en étions qu’à deux séances de course ensemble, et il était peut-être trop tôt pour les confidences.

 

De retour à mon studio, je pris une douche et me mis à travailler, laissant mes deux portables allumés.  

En fin d’après-midi, je passai un coup de fil à Éric. Il était rentré très tard dimanche soir, à tel point que son père avait dû le ramener en voiture. Je lui proposai un petit dîner dans mon studio demain soir. Il accepta et me dit qu’il passerait vers 19 heures.

L’autre téléphone sonna un peu après.

 

-Allo, oui ?

-Salut Lola, c’est Kevin.

-Kevin ?

-Oui… tu te souviens ?

-Ce n’était qu’hier !

-C’est vrai.

-Vous voulez déjà revenir ?

-Non, là c’est juste pour moi que j’appelle.

-Je t’écoute.

-Je me demandais …

-Oui… ?

-Voilà, j’aimerais te revoir.

-Et bien écoute si tu veux, oui. Quand ça ?

-En fait, j’aimerais autre chose.

-Autre chose ?

-Oui, j’ai vraiment adoré… toi… la rencontre… Et j’imaginais un hôtel, deux ou trois heures, du champagne…

-Tout ça pour un massage ?

-Pas pour un massage, non. J’ai envie de toi.

-Ah…

-Je sais que tu ne le proposes pas. Mais je tente ma chance quand même.

-D’accord Kevin, mais puisque tu sais que je ne le propose pas, tu connais ma réponse.

-Je veux bien y mettre le prix.

-C’est pas une question de prix, Kevin, mais de principe. Je masse, c’est tout.

-T’imagines même pas à quel point j’ai envie de toi.

-Tu n’as sans aucun doute que l’embarras du choix parmi des filles toutes plus jolies les unes que les autres, et sans payer.

-Oui… mais j’ai quand même envie de toi.

-Le message est passé, Kevin. Je t’en remercie. Mais je t’ai donné ma réponse.

-Il n’y a aucun prix qui pourrait te faire changer d’avis ?

-On ne va pas commencer à aligner les chiffres, ça ne serait pas raisonnable.

-Mille euros pour trois heures.

-Kevin, tu as eu ma réponse.

-Trois mille euros pour trois heures.

-Kevin, s’il te plait…

-Et si on se voyait juste, et que je tente de te séduire ?

-J’ai un copain, Kevin.

-C’est pour ça que tu ne fais que des massages ?

-C’est une décision personnelle de m’en tenir là. Je t’explique juste pourquoi je ne peux pas non plus t’encourager à me séduire alors que je ne suis pas libre.

-Cinq mille euros…

-Je ne sais pas combien tu gagnes dans ton club, Kevin, mais là ça devient vraiment excessif.

-Je suis dégoûté.

-Il ne faut pas.

-Je veux même plus revenir pour un massage, j’aurais trop envie de quelque chose en plus.

-C’est dommage, tu te prives d’un bon moment.

-Je sais.

-C’est comme tu veux. Si un jour tu veux un massage, tu m’appelles. Juste un massage.

-Ok. Bye Lola.

-Salut Kevin.

 

J’étais réellement impressionnée par ce qui venait de se passer. Ignorant son salaire de réserviste, je ne pouvais pas savoir si le dernier montant proposé était réaliste, et s’il l’aurait effectivement déboursé, mais cela dépassait l’entendement. En dehors des aventures « gratuites » qui ne devaient pas lui manquer, il existait des escort-girls bien plus sublimes que moi et qui auraient aligné trois heures de sexe non-stop avec lui pour cinq fois moins cher que ce qu’il venait de me proposer, tout en restant parmi les plus onéreuses du marché ! Lui avais-je tapé dans l’œil à ce point-là, ou bien n’était-il pas habitué à ce qu’on lui résiste, et s’était-il simplement retrouvé dans une logique de surenchère ? Cinq-mille euros ! J’en avais des frissons…

 

Je dinai devant les trois premiers épisodes de la saison 2 de Lost et me couchai tôt. De l’autre côté du mur contre lequel était disposé mon lit, il me sembla entendre gémir une jolie et pulpeuse italienne. J’ignorais si c’était avec Amine, Vincent, Marvin, une nouvelle conquête ou un canard en silicone, mais je m’endormis bercée par le plaisir de Mélanie.

 

Après les cours en fac, mon cours particulier avec Eva et les séances de danse du mercredi après-midi, je rentrai fourbue chez moi et me mis à travailler pour être disponible pour Éric. Vers 18 heures, Mélanie passa. Je la fis entrer.

 

-C’est le printemps, dit-elle en me regardant.

-Oui, et puis je vois Éric dans une heure.

 

J’avais enfilé une jupe fluide quasiment estivale, en viscose légère qui s’arrêtait au-dessus des genoux, à fond jaune et aux petites impressions graphiques orangées. Je la portais avec mon top noir dont la dentelle ajourée dévoilait les épaules. J’arborais rarement des couleurs aussi vives, mon teint pâlot de blondinette n’étant pas des plus adaptés, mais je m’en permettais de temps en temps en association avec le noir qui magnifiait la luminosité des couleurs. Les après-midi atteignaient désormais les vingt degrés en ce printemps précoce et j’avais viré les collants pour la première fois de l’année, restant simplement pieds nus.

 

-A propos de printemps, t’avais l’air en forme hier soir.

-Oupssss.

-C’était Amine ?

-Vincent.

-Ça devient sérieux avec lui ?

-Je ne sais pas.

 

Le seul fait qu’elle ne réponde pas « non » avait son importance. Dans la bouche de Mélanie, cela signifiait « bien davantage que je ne l’avais imaginé, et je suis du coup bien emmerdée, moi qui adore changer de pénis tous les trois jours ». Je n’insistai pas.

Ma chère voisine venait faire le bilan des tractations avec Silia à propos du montage de notre site. Il restait dix jours de validité à notre annonce actuelle, il était temps d’être opérationnelles. Selon Silia, la meilleure solution était un blog. Le problème était que, compte-tenu de la nature de ce qu’on allait y afficher, l’immense majorité des hébergeurs nous censureraient. Il fallait donc soit en monter un totalement indépendant, en payant seulement ce que Silia appelait « l’accès au web », soit trouver un hébergeur davantage habitué à ce genre d’annonces coquines rémunérées… ce qui nous renvoyait au point de départ, puisque ceux-ci sont payants et chers. Je me remémorai Mohamed.

 

-J’ai eu un client qui m’a dit qu’en programmant en html on pouvait tout faire nous-mêmes.

-Oui mais c’est ça que propose Silia, elle nous le fait. Et on paye son « accès au web » c’est-à-dire un emplacement, un espace de stockage etc.

-Ah j’avais pas compris que ça revenait à ça.

-Si, si.

-Et elle, on ne la paye pas pour le boulot ? Elle a déjà fait deux séances de photos gratos…

-Elle ne demande rien mais je pense comme toi, donc on lui fera un cadeau.

-Bonne idée. On fait comme ça, alors ?

-Oui, je crois.

-Ok. Mais dis-moi… tu lui as donc dit ce que nous faisions ?

-Bien obligée.

-Elle a fait le lien avec les photos, du coup.

-Oui.

-C’est la première personne de notre entourage qui est au courant.

-Oui.

-Elle a réagi comment ?

-Elle a appelé les flics, je sors de garde à vue.

 

Mélanie resta jusqu’à ce qu’Éric arrive. Je lui parlai de l’appel étonnant de Kevin.

 

-Cinq mille, j’en reviens pas…

-Moi non plus.

-Ça arrive de temps en temps qu’un mec propose de coucher. Mais en général ce sont des types au courant des tarifs et ils te proposent un montant cohérent. A la limite mille euros pour trois heures on est déjà dans la fourchette très haute des call girls de luxe mais pourquoi pas, après tout t’es canon… Mais cinq mille !!

-Pourtant il ne doit pas gagner le fric que se font les stars du foot.

-Honnêtement… t’as hésité ?

-Sincèrement non, j’ai été super claire.

-On peut être claire dans sa réponse, mais hésitante dans sa tête.

-Une telle somme, ça fait forcément réfléchir, mais comme a dit une excellente amie, je ne me suis pas lancée là-dedans pour collectionner les Louboutins.

 

J’étais sincère. Sincère sur les deux parties de ma phrase. Je ne cherchais pas à me vautrer dans le luxe. Financer mes études me suffisait. Mais une telle somme, oui, cela fait réfléchir…

 

Quand Éric sonna, je lui ouvris la porte de l’immeuble et Mélanie l’accueillit dans mon studio pendant que je finissais de me préparer à l’aide d’une petite retouche de parfum dans mon cou et de rouge sur mes lèvres. Je proposai à Mélanie de rester dîner.

 

-Je veux pas tenir la chandelle…

-Dîner, j’ai dit.

-Parce que je peux tout aussi bien vous écouter de chez moi. En plus à ce petit jeu, cette semaine je mène un à zéro…

-Dîner, j’ai dit.

 

Éric nous regardait sans vraiment comprendre, simple témoin de notre complicité. Finalement Mélanie prit une chaise et s’assit à table. Je servis un verre de vin blanc à tout le monde.

 

-Elle est pas craquante, ta copine, en mode printemps, comme ça ?

-Irrésistible, répondit Éric en laissant ses yeux trainer sur la jupe et descendre le long de mes jambes jusqu’à mes pieds nus.

-T’as pas honte de la battre, t’as vu la bosse qu’elle a ? Tu laisses des marques, en plus.

 

Éric vint vers moi regarder mon front. La bosse avait désenflé et il ne restait plus qu’une petite trace du choc, cachée en grande partie par mes cheveux. La teinte de l’arnica avait bien sûr disparu mais les chairs endolories avaient pris une coloration violette qui perdurait encore malgré le fond de teint que je tartinais chaque matin sur les deux ou trois centimètres carrés concernés. Il déposa un baiser sur mon crâne.

 

-Z’êtes trop chou, tous les deux.

 

Éric parla de la fin du dimanche qu’il avait passé chez ses parents. Mélanie, qui savait tout aussi bien écouter que déconner, fit rapidement le lien avec ce que je lui avais moi-même exposé de la situation.

Ma phrase malheureuse à propos de notre rencontre « dans un bar » avait servi de prétexte à Françoise pour investir la relation entre son fils et moi, y transférant son ressentiment et ses inquiétudes quant à son propre ménage. Éric avait fait face à un questionnement insistant. Sa mère s’imaginait qu’il trainait dans les bars en pleine nuit, sautait des filles entre les poubelles dans les rues au petit matin ivre mort, et introduisait dans sa famille des coups d’un soir elles-mêmes amatrices de ces vies licencieuses. Les exagérations de sa mère avaient déclenché une nouvelle dispute. J’étais désolée de ma maladresse.

 

-T’en fais pas, ils sautent sur n’importe quel prétexte, en ce moment.

-Oui mais là c’est avec toi, pas entre eux.

-Mais même, ça ne change plus grand-chose, ils sont en mode agressif, avec moi, toi, entre eux, avec les voisins, tout est bon.

-Je suis quand même désolée pour toi.

-J’avais qu’à parler de toi avant !

-Tu voulais protéger ta relation avec Léa, intervint Mélanie.

-Oui, quelque chose comme ça.

-Samedi dans ma famille ça va être du sport aussi tu vas voir. Ma mère est du genre psychorigide qui veut tout contrôler.

-Je connais déjà Charlotte qui est une fille super.

-Carrément, confirma Mélanie.

-Mais c’est vrai qu’ils ne sont pas dans un tel contexte de défiance l’un par rapport à l’autre. Et même s’il n’est parfois pas facile, le dialogue existe.

-Vous dormez là-bas dans la nuit de samedi à dimanche ?

-Oui.

 

Nous avions répondu en chœur, ce qui fit sourire Mélanie. Finalement elle resta dîner et, pour le dessert, elle alla chercher dans son studio quelques verrines de tiramisu qu’elle concoctait toujours par lots de dix. Sa recette était à base d’amaretto, à la fois intégré au mélange de mascarpone et des œufs montés en neige, et dilué dans le café très fort qui imprègne les biscuits. Selon elle, c’était LA recette originelle ! Originelle ou pas, son tiramisu était une tuerie. Les verrines léchouillées jusqu’à la dernière goutte, elle se leva pour traverser le couloir. 

 

-Bon, je vais quand même vous laisser baiser.

-C’est très aimable à toi.

 

Nous nous fîmes la bise et elle embrassa Éric en lui soufflant quelque chose à l’oreille, puis disparut avec ses verrines vides.

 

-Elle est terrible, ta copine.

-Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

-Elle m’a dit « et fais-la jouir ! »

-Comme si c’était ton genre d’oublier ce détail…

 

Quand il repartit, je l’accompagnai nue jusqu’à la porte de mon appartement, me cachant derrière celle-ci. Éric se pencha pour ramasser un papier qui avait été déposé sur mon paillasson. Il y était écrit « un partout ». Il me le tendit avec un air interrogatif.

 

-Private joke.

-On y va pour quelle heure, samedi ?

-C’est le train de 17h30. On se retrouve à la gare vers 17h15 ?

-D’accord.

 

Il m’embrassa, me tirant contre lui dans l’embrasure de la porte, et ses mains retrouvèrent mes seins qu’elles venaient à peine de quitter.

 

-Si tu continues comme ça je vais mener deux à un.

-Vous êtes très complices, Mélanie et toi.

-On aime bien se taquiner, oui.

-Allez tu vas t’enrhumer du sein droit, rentre.

 

Je fermai la porte et mis mon sein droit au chaud.

Le gauche aussi.

 

Je n’avais que trois clients prévus jeudi. Cela me permettrait de travailler tout l’après-midi ou presque, ce qui n’était pas plus mal : mon week-end s’annonçait chargé.

Après m’être mise en tenue, j’allumai mon portable pour patienter pendant les vingt minutes avant l’arrivée de Jean-Claude. Cinq suffirent pour qu’il sonne.

 

-Allo, oui ?

-Bonjour c’est pour les massages.

-Oui, je vous écoute.

-C’est quoi vos tarifs ?

 

Je récitai les tarifs.

 

-D’accord. C’est négociable ?

-Vous plaisantez ?

-Non. Je suis commercial et je sais que tout est négociable.

-Non.

-Ah si ! Tout !

-Pourquoi me demandez-vous si mes tarifs sont négociables, alors ?

-Pour savoir s’ils le sont !

-Vous venez de dire qu’ils le sont !

-Ben non.

-Ben si.

-Je ne comprends pas.

-Pas grave.

 

Je raccrochai en le laissant mijoter sur les syllogismes et blacklistai.

Trois minutes plus tard, on m’appelait à nouveau.

 

-Allo, oui ?

-Oui bonjour qui êtes-vous ?

 

C’était une voix féminine.

 

-Euh… c’est vous qui venez de m’appeler !

 

Silence au bout de la ligne. Après un laps de temps qui sembla interminable, la femme reprit.

 

-J’ai trouvé votre numéro dans la liste d’appels de mon mari.

-Ah bon. Mais comme je ne vois pas qui peut être votre mari, je ne peux pas vous aider.

-Vous êtes sa maitresse ?

-Madame, je ne sais même pas de qui vous parlez ! Qu’espérez-vous que je vous réponde ?

-C’est Laurent.

 

Je n’avais jamais rencontré de Laurent. Il devait d’agir d’un mec ayant essayé de m’appeler sans y parvenir, ou d’un de ces nombreux hommes que j’avais éconduits pour une raison ou une autre. Si ça se trouve je l’avais même blacklisté, sauf que là c’est sa femme qui appelait depuis son portable à elle !

 

-Je ne connais pas de Laurent.

-Vous mentez mal, mademoiselle.

 

Pas de bol, je ne mentais même pas.

 

-Posez la question à votre mari. Moi je ne peux rien pour vous.

 

Je raccrochai et blacklistai. Plusieurs fois je m’étais demandé s’il était possible que la conjointe d’un client tombe sur la trace d’un appel, voire d’une rencontre. Mélanie m’avait parlé d’une histoire qu’elle avait vécue avec la femme d’un habitué qu’elle avait vu quatre ou cinq fois à ses débuts. Elle l’avait appelée, un soir, exactement comme l’épouse de ce « Laurent », sauf qu’elle avait eu la présence d’esprit de google-iser le numéro de téléphone et, celui-ci étant public, puisque mentionné sur l’annonce, cette femme savait parfaitement à qui elle avait affaire. Mélanie en avait été quitte pour se faire traiter de pute et de différents noms d’oiseaux. L’adresse du salon ne figurant pas sur l’annonce, le risque que l’épouse débarque en personne était moindre, et l’histoire s’était arrêtée là, y compris pour le client que Mélanie n’avait plus jamais revu.

 

La loi des séries n’étant pas qu’une vue de l’esprit, mon portable tinta une nouvelle fois juste avant midi. Je décrochai.

 

-Salut j’aimerais un massage.

 

Ça démarrait mal.

 

-Oui bonjour.

-Oui, oui, bonjour, j’aimerais un massage.

-Quel genre de massage cherchez-vous ?

-Avec une finition.

-Ok mes tarifs vont de cinquante à cent-vingt euros.

-Je peux payer en chèque-resto ?

-Non, mais en bons d’achat Fnac, éventuellement…

-Ah c’est cool, il doit m’en rester.

-Je plaisantais…

-Ah bon ?

-…

-Mais alors on peut vous payer comment ?

-Légumes de votre potager, peut-être ?

-C’est con, merde, j’ai pas de potager.

 

Je devais être en train de rêver … Mais non ! Insensible à la moindre ironie, Forrest Gump reprit sa négociation.

 

-Et si en échange je vous rends des services, ça vous va ?

-Oui. Un service en particulier.

-Ah oui, lequel ?

-Vous promettez de le faire ?

-Promis !

-Ne m’appelez plus jamais.

 

Jean-Claude avait failli désespérer de ne pouvoir me joindre. Encouragé par Mélanie, qui avait fait ma pub tout en lui massant la verge, il avait persévéré, avec succès. C’est donc radieux qu’il pénétra à midi dans un salon qu’il connaissait bien. Client d’Alessia de la première heure, ce quadra avenant, marié et père, venait se changer les idées ente midi et deux très régulièrement.

 

-Le printemps, ça donne des envies, me dit-il comme pour justifier sa présence.

 

Il avait souhaité un massage d’une heure et paya pour que je fasse tomber le soutien-gorge. Il parla beaucoup, de sa femme, de ses enfants, de son travail, de sa belle-mère, du chien de son voisin qui aboyait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit… J’étais une psy du quotidien, seins nus sur talons aiguilles, la main arrimée à son pénis, lui prêtant à la fois mon oreille et une partie de mon corps, tout en lui apportant un mélange d’écoute et de plaisir. Ses mains me caressèrent presque mécaniquement, tellement habituées à ce que le corps de la masseuse soit à leur disposition, qu’elles donnèrent l’impression de le faire sans y penser, et surtout sans procurer à Jean-Claude d’émotion particulière. Non pas que cela me vexât, mais je trouvai dommage de se payer une telle prestation pour n’en profiter qu’avec une telle indifférence. Seul son sexe exprimait du désir, l’érection ne laissant aucune place au doute. Même les secondes qui précédèrent l’éjaculation sonnèrent faux. Jean-Claude me faisait penser à un mauvais acteur récitant son texte à la va-vite avant la représentation, pour s’assurer qu’il l’a bien en tête, mais sans y mettre les intonations et le lyrisme qui lui donneraient ensuite corps, âme et sens. Tel un robot, il me laissa essuyer la semence étalée sur son ventre, se leva, pivota vers la salle de bains dont il ressortit en sous-vêtements, s’habilla en me parlant du troisième trimestre mal engagé de son petit dernier qui allait devoir s’orienter vers la voie professionnelle au lieu d’aller en seconde générale si ça continuait, puis me fit une bise en me débitant des compliments qui se voulurent profonds. J’eus tout à coup un doute : en écrivant sa chanson, Claude François pensait-il à l’usure du quotidien dans un couple ou dans un salon de massage ? Si le texte de « Comme d’habitude » ne souffre aucune ambiguïté, je trouvai dommage que le comportement de Jean-Claude ait pu me l’évoquer, à l’endroit-même où il venait casser sa routine…

 

Le client suivant, René, me venait également de Mélanie. C’était un petit bonhomme sexagénaire tout rond et tout chauve. Il sentait le cigare, ce qui n’était pas spécialement agréable. Si je supportais sans aucun problème les quelques cigarettes quotidiennes que mon petit-ami fumait, de sa propre initiative systématiquement dehors ou au minimum à la fenêtre, et qui restaient sans incidence sur son haleine, le goût de ses baisers ou l’odeur de ses mains, les barreaux de chaise que devait déguster René n’étaient pas sans conséquence. Je remarquai toutefois qu’il sentait le propre et que son haleine était mentholée. Il était donc précautionneux quant aux effets secondaires de ses plaisirs cubains.

Lui aussi voulait me voir pendant une heure, et lui aussi voulait voir mes seins. Ce massage le plus cher de la liste, offrant deux jolis globes de taille 85B et une heure de volupté glissante contre cent vingt euros, était en définitive celui qui avait le plus de succès. Je me rappelai la leçon de massage de Mélanie, sur mon canapé, et de mon réflexe de cacher mes seins quand il avait fallu que je me retourne, ce qui avait déclenché le sourire amusé de ma prof. Cette pudeur des premiers jours s’était envolée. Je déambulai désormais seins nus sans même y prêter attention et je me rendis compte qu’à l’instar de Jean-Claude, je m’étais moi-même installée dans une certaine routine. Toutefois, et contrairement à lui, mes rencontres se faisaient à chaque fois avec un homme différent (voire deux hommes, voire une femme !) et donc avec une histoire différente, et j’aimais ces moments de découverte. Si tous les massages n’avaient pas été agréables pour moi, certains m’avaient vraiment laissé un bon souvenir. On s’enrichit toujours en allant vers les autres et, même dans ce contexte si particulier, bien que je fusse moins démonstrative que ne pouvait l’être la brune méditerranéenne avec qui je partageais le salon, j’avais eu de très beaux et de très humains moments.

 

Ancien garagiste à la retraite, René fréquentait Mélanie depuis quelques mois et l’avait vue à quatre ou cinq reprises avant de tenter sa chance entre les mains d’une grande blonde. Il vénérait littéralement son Alessia, dont il me parla pendant la quasi-totalité de la rencontre. Je ne sais pas quelle était la nature exacte des sentiments qu’il nourrissait pour elle, ni quelle était la part d’admiration purement physique d’un corps dont il me vanta les qualités et les atouts sans se rendre compte qu’il avait de la chance que je ne sois ni jalouse ni complexée, ou encore s’il s’était établi entre eux un courant de sympathie qui dépassait le strict cadre de l’émerveillement des sens. J’ignore enfin si le terme « amoureux » convient dans ces situations de rencontres fantasmées, réinterprétées et relues à l’aune d’une évidente tendance à la mythomanie d’autant plus aspirante que bien des clients s’inventent une vie à présenter sur la table de massage, comme pour mieux se déculpabiliser d’y tromper leur femme : « c’est pas vraiment moi, c’est un type que j’ai créé ». Mais tout en écoutant ce petit vieux rondouillard me vanter les mérites de Mélanie avec emphase et émotion, il me parut évident qu’elle avait fini par représenter dans sa vie une icône assez forte, et très présente. J’en vins à me demander, sans la moindre aigreur, pourquoi il avait voulu changer de crémière, car je me sentais bien impuissante à lui offrir ce qu’il aimait tant lors des massages avec Alessia : Mélanie elle-même.

De même qu’Alessia avait vanté mes mérites à Jean-Claude en le masturbant, je me retrouvai dans une sorte de situation inverse, menant René à son orgasme alors que, les yeux remplis d’un beau visage bien plus hâlé que le mien, son esprit divaguait entre les seins de Mélanie. Certaines séances sont bizarres. Et certaines se succèdent parmi des journées bizarres.

 

Enfin, Reynald sonna au portail à 14h30. Il m’annonça avoir quarante ans. Il était de taille moyenne, les cheveux aux épaules, peu soignés, le visage émacié, et ne donnait pas l’impression d’être en bonne santé. Il était gentil, mais timide. Il travaillait à la sécurité dans un hypermarché dont il arpentait les lignes de caisse à la recherche des voleurs de pommes. Célibataire, n’ayant jamais eu ni mariage ni enfant, il respirait la misère sexuelle et la dépression solitaire. Il me demanda dans quelle tenue je pouvais le masser et choisit de retomber à une demi-heure de prestation afin de me voir en sous-vêtements sans faire augmenter le prix maximal de soixante euros qu’il s’était autorisé. Je fis trainer la finition, menant l’ensemble à près de quarante minutes, sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. J’avais du mal à communiquer avec lui, et je le regrettai. Une tristesse s’échappait de cet homme venu se faire plaisir auprès d’une jeune fille ayant la moitié de son âge, mais il n’arrivait pas à nouer un contact autre que celui de ses mains courant sur mon corps. Il le fit sans vulgarité, sans agressivité. Je ne me sentis ni réduite à un objet sexuel, ni méprisée. Je me dis simplement qu’après-tout, j’étais aussi là pour ça.

Sa verge petite mais épaisse eut une éjaculation très réduite. Peut-être Reynald se masturbait-il très fréquemment, peut-être même l’avait-il fait la veille, voire le jour-même. La quantité de sperme expulsée fut si faible que j’en vins à douter qu’il ait réellement joui. Je n’osai lui poser la question, espérant que si ça n’avait pas été le cas, il aurait trouvé les mots pour le dire et me demander de continuer.

Il repartit après m’avoir très poliment saluée.

 

J’étais contente que ma journée se termine tôt. Entre ces trois séances chacune source d’émotions inattendues et contrastées, et les coups de fil surprenants, j’avais matière à réflexion pour laisser l’esprit de Lola infuser jusqu’au lundi suivant. D’ici-là se profilait un week-end festif, les présentations d’Éric à mes parents, les dix-huit ans de la femme de ma vie, ma petite Charlotte peut-être enceinte, et peut-être pas, et une énorme chauve-souris en peluche de deux mètres d’amplitude à transporter dans un TER bondé un samedi soir. Léa était sous les feux de la rampe !

 

Comme d’habitude, toute la journée

Je vais jouer à faire semblant

Comme d’habitude je vais sourire

Comme d’habitude je vais même rire

Comme d’habitude, enfin je vais vivre

Comme d’habitude

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