Chapitre 38 - Firework

-Mademoiselle, votre peluche est plus grosse qu’un vélo, et les vélos ne sont acceptés que dans certains trains, à condition de ne pas gêner les autres voyageurs.

-Mais il n’est pas plein, votre train, je ne gêne personne !

-Ça n’est pas la question. Si vous voulez voyager avec votre …  chauve-souris… il va vous falloir la poser sur un siège, et je vais vous demander d’en régler le billet.

-Vous voulez faire payer une chauve-souris, c’est bien ça ?

-En peluche, précisa Eric.

 

Le contrôleur du TER de 17h30 aurait aimé ne jamais se retrouver dans cette situation. Mais à 17h20, quand il avait vu monter une grande blonde avec un objet étrangement volumineux dans les bras, il était venu voir de quoi il s’agissait et, le temps de remarquer que l’objet en question était une incroyable chauve-souris en peluche, remarquablement imitée et duveteuse à souhait, il était trop tard. Il avait investi son rôle avec le zèle nécessaire, et se devait de jouer de son autorité afin de ne pas perdre la face, et ce quand bien même le jouet, de la taille d’un être humain, ne représentait aucun risque pour qui que ce soit, moins qu’un vélo au demeurant, et déclenchait même sur le passage de cette grande blonde et de son petit ami, un amusement général parmi les passagers dont aucun ne s’était plaint.

 

-Ecoutez, je ne fais qu’appliquer le règlement.

-Il y a un règlement qui stipule qu’une peluche doit payer sa place quand le train n’est qu’à moitié rempli ?

-Ne jouez pas à ça, mademoiselle, je fais référence au règlement concernant les vélos, et qui …

-D’accord, dans ce cas je dois pouvoir accrocher cette peluche par la roue avant dans la partie du wagon aménagée spécialement pour les voyageurs sur deux roues. Vous m’accrochez Batman par la roue, s’il vous plait ?

-Mademoiselle…

 

Guignol a toujours raison. Les spectateurs présents dans le wagon, riant de bon cœur, commençaient à manifester leur soutien en encourageant poliment l’employé de la SNCF à lâcher l’affaire. Quant à Éric, il avait envie de surenchérir dans l’absurde.

 

-Au fait Monsieur le contrôleur, il n’y a pas un autre règlement, à propos des animaux non vaccinés et vecteurs de maladies infectieuses ? Parce que les chauves-souris, c’est quand même plein de virus, non ?

 

Il était 17h30. Le contrôleur lâcha l’affaire. Beau joueur, il me demanda par curiosité ce que je faisais avec une telle peluche.

 

-Cadeau d’anniversaire.

-Vous allez devoir l’emballer, remarqua-t-il avec un sourire revanchard.

 

Je m’assis en face d’Éric, à côté d’une fenêtre, la chauve-souris prenant place sur le siège à ma droite, le long du couloir central. La femme à côté d’Éric, et donc en face de la peluche dont l’amplitude d’une aile à l’autre atteignait deux mètres lorsqu’elles étaient déployées, n’avait pas perdu une miette du spectacle. Il fallait qu’elle en sache davantage.

 

-C’est pour un enfant de quel âge ?

-Pour ma sœur.

-Elle va avoir combien ?

-Dix-huit ans, mais c’est resté une sacrée gamine.

-Ahhh quelle drôle d’idée, cette peluche.

-Elle adore ça.

-Les peluches ?

-Non, les chauves-souris.

-Ahhhh quelle drôle d’idée.

 

Éric regardait par la fenêtre, concentré sur le soleil qui se couchait par-dessus le toit de la gare que nous venions de quitter, et tentait d’éviter l’éclat de rire.

 

Quand le train arriva à notre arrêt, je me faufilai entre les passagers, ravis de voir de près la bestiole qui les avait divertis peu avant le départ. Je renonçai définitivement à passer inaperçue, comme cela avait été le cas dans la rue, en sortant de mon immeuble une peluche gigantesque dans les bras, titubant jusqu’à l’arrêt de tram, puis dans le tram lui-même, bondé comme un samedi après-midi de printemps, puis enfin à la gare. Mais le plus surpris fut encore mon père.

 

-Euh Léa… c’est quoi, ça ?

-Une purge.

-Pardon ?

-Je purge dans un dernier cauchemar la hantise que Charlotte m’aura fait vivre avec ses élevages pendant toutes ces années.

-Mais tu as trouvé ça où ?

-On s’en fout, je l’ai trouvée, et c’est bien là l’essentiel, mais j’aurais dû la faire livrer directement chez vous. Papa, je te présente Éric.

 

Une fraction de seconde, mon père crut que la chauve-souris avait un prénom masculin. Puis il vit enfin le jeune homme barbu qui se tenait à côté de moi.

 

-Oh excusez-moi Éric, bonjour, je suis Antoine, le papa de Léa et de Charlotte.

 

Nous tentâmes de caser la peluche dans le coffre que mon père fut obligé de vider totalement, déposant tout son fourbi sur la plage arrière, avec les deux sacs de voyage dont Éric avait la charge. Il s’assit à l’arrière entre eux et le fourbi, tandis qu’enfin libérée de mon compagnon ailé, je montai à l’avant.

 

-Il va falloir la laisser dans le coffre si tu ne veux pas que Charlotte la voie.

-Oui, on ira la chercher demain matin pendant qu’elle dormira. Je ferai le paquet à ce moment-là.

-J’espère qu’on a assez de papier cadeau !

 

Mon père et Éric bavardèrent dans la voiture, bien plus naturellement et spontanément que je n’avais su le faire avec Françoise le week-end dernier. En arrivant au bout de la longue route principale du petit village, à la sortie duquel la maison était située, coincée entre le cul-de-sac d’une impasse perpendiculaire et la forêt, la voiture s’immobilisa devant ma mère sortie à notre rencontre. Je l’embrassai pendant que mon petit ami s’extrayait de la plage arrière, puis fis les présentations.

 

-Voilà donc Éric.

-Bonjour Éric, je suis Véronique. Et si vous vous demandez comment deux parents de moins d’un mètre soixante-dix ont pu faire une aussi grande fille, nous n’avons pas non plus la réponse.

-Le facteur n’était pas un géant filiforme, dans les années quatre-vingt ? commenta mon père, ne déclenchant qu’un rictus irrité chez ma mère, qui n’avait pas imaginé que sa petite saillie humoristique destinée à briser la glace serait reprise de la sorte.

 

J’avais hérité d’elle une réserve, un besoin de distance, mon père ayant transmis son côté affable et sa bonhomie à Charlotte. Fort heureusement, j’avais davantage le sens de l’humour que ma chère maman, et acceptais plus facilement qu’elle l’ironie et l’auto-dérision.

Je laissai Éric et elle faire connaissance en quelques phrases. Celle concernant le lieu de notre rencontre arriva en bonne position, fatalement. Éric me regarda, amusé. Je répondis à sa place.

 

-Dans un bar, maman.

-Tu traines dans les bars, toi ?

-Mais oui, avec ma jupe en cuir, mes plateformes et mon petit sac rempli de billets et de préservatifs, tu sais bien…

-Léa !!

-Oui, maman ?

-Excusez ma fille, dit-elle à Éric. Elle aime bien me provoquer.

 

Et c’était même souvent la seule façon de désamorcer les idées stupides qui pouvaient germer dans son esprit perpétuellement inquiet.

Mon père ouvrit le coffre et appela son épouse, qui regarda dedans, puis me regarda moi, puis regarda à nouveau le coffre, se demandant comment elle avait pu mettre au monde une fille aussi grande, certes, mais également affublée d’initiatives aussi loufoques, elle qui était la rigueur-même et qui avait vainement tenté de me transmettre cette valeur pendant dix-huit années de vie commune.

 

-Ça ne te quittera jamais, cette histoire de chauves-souris…

-C’est juste un cadeau qui devrait plaire à Charlotte.

 

Mon père prit mon parti.

 

-Je trouve que c’est une très belle idée, moi.

-Le fait est qu’elle est magnifique, oui.

 

Éric claqua le coffre de la voiture subitement. Charlotte cavalait dans le jardin et ses cinquante kilos toute mouillée me sautèrent dans les bras. Après m’avoir fait un câlin et un lumbago, elle alla embrasser Éric.

 

-Alors, lâcheur, t’as raté un super petit-déj et un film dégueu, l’autre fois !

-Oui je sais, Léa m’a dit que la nuit s’était bien terminée mais que le dernier film était terrifiant.

-Elle t’avait trop épuisé, ma sœur ?

-Je prends un an chaque semaine passée avec elle.

 

Charlotte gloussa.

 

-C’est quoi cette histoire de film dégueu ? demanda ma mère à nouveau sur la défensive, en se tournant vers moi.

-Rien, rien, juste une fille écorchée vive et maintenue en vie pendant des semaines, après quoi il y avait des viennoiseries.

-En effet, t’aimes bien la provoquer, me souffla Éric à l’oreille, déclenchant quelques frissons le long de mon dos.

 

Charlotte remonta dans sa chambre quatre à quatre pour finir de se préparer avant l’arrivée d’une bonne moitié des élèves de Terminale du lycée. Ma mère avait eu son lot de tourments et préféra traiter les informations non essentielles par le mépris. Mon père et elle devaient quitter les lieux moins d’une demi-heure plus tard, pour n’y revenir qu’au milieu de la nuit. Ils nous firent entrer dans le jardin, au bout duquel Éric aperçut la petite piscine bâchée.

 

-Tu m’avais pas dit qu’il y avait une piscine.

-Je ne voulais pas que tu me sautes uniquement pour mes richesses. 

 

Mes parents n’avaient pas le temps de proposer une visite complète à Éric, qui découvrirait les quelques pièces peu à peu. Nous nous installâmes dans la cuisine, attenante au séjour, et ma mère nous proposa un café. Elle prit place avec nous, avalant ce qui devait être son six ou septième de la journée.

 

-Je voulais vous dire, Éric, qu’avant même de vous connaître, j’étais contente que vous existiez. Vous n’imaginez pas le changement qu’il y a eu chez Léa depuis que vous la fréquentez.

-A ce point, vraiment … ?

-Ah oui. Je ne l’ai jamais vue aussi radieuse, aussi affirmée, aussi équilibrée.

-N’en fais pas trop, maman…

-Ma chérie, pendant six mois j’ai été la mère la plus inquiète ! Je ne sais pas si tu t’en rendais compte, mais tu n’allais pas bien. Alors Éric, merci d’avoir rendu à ma grande fille sa joie de vivre.

 

Éric trinqua en entrechoquant sa tasse de café avec la sienne.

 

-Alors vous êtes un futur architecte ?

-Oui, enfin je l’espère.

-Vous en êtes où dans vos études ?

-Je termine ma licence. Cet été je fais un stage à Londres dans un cabinet d’architecture qui doit lancer mon master et je le poursuis à l’université début 2013, à mon retour.

-Vous allez vivre à Londres six mois ?

 

Elle m’avait lancé un regard en lui posant la question. Je savais très bien à quoi elle pensait. Gaël et moi avions rompu en juin à cause de son départ au Canada, me précipitant dans la déprime dont elle venait de remercier Éric de m’en avoir tirée. Mais Londres était à portée de train ou d’avion, et un stage de six mois n’a rien de définitif, contrairement au poste qu’avait accepté mon ex petit-ami. En dehors de l’esprit maternel angoissé, ce qui relève du pléonasme, personne n’aurait eu l’idée de lancer une analogie entre les deux situations.

 

-Oui, en gros de juillet à décembre.

-Ça va aller ?

 

Elle s’était tournée vers moi, et son interrogation eut le don de m’irriter. On parlait d’Éric, et il fallait qu’elle ramène la couverture à son propre traumatisme qui, d’ailleurs, aurait dû être le mien.

 

-Je me suis inscrite sur Meetic, quelques mecs sauront bien prendre le relai pendant six mois, en me culbutant tour à tour, t’inquiète.

-Tu tournes tout en dérision, Léa.

-Tu me facilites la tâche, maman.

-Je m’inquiète pour ma fille, c’est normal, non ?

 

Son buste droit comme un I avait re-pivoté en direction d’Éric, à qui la question courroucée était destinée, à moins qu’elle ne le fût à l’humanité toute entière soudainement prise à témoin de mon outrecuidance.

 

-Je crois que vous vous inquiétez un peu trop. Léa est une fille fabuleuse et indépendante.

 

J’eus subitement une putain d’envie d’envoyer valser ces fringues inutiles, d’emmener Éric dans la piscine, et de baiser toute la nuit.

A l’heure prévue, mon père démarra la voiture et emmena son épouse passer la nuit la plus longue et angoissante de sa vie. Éric et moi montâmes nous changer dans ma chambre dont il découvrit qu’aucun poster de Charles Trénet n’en couvrait les murs. Je n’avais d’ailleurs jamais eu de poster. Si j’adorais le rock des sixties, le blues, la chanson française de toutes les époques, et que je ne nourrissais pas davantage d’adoration de principe pour les chanteurs à texte, que je ne m’obligeais à snober les lauréats des télés-crochet, mon attitude vis-à-vis du star système s’était toujours résumée à cette citation pleine de modestie de l’une de ses figures les plus populaires : « Les chansons sont souvent plus belles que ceux qui les chantent. » Par ailleurs, l’indépendance d’esprit ayant toujours figuré en bonne place parmi les valeurs qui me furent très tôt chères, je n’avais jamais éprouvé le besoin de tapisser les murs de mon espace avec des clichés à l’effigie de je ne sais quelle icône dont il m’aurait absolument fallu le sourire sur papier glacé et une signature pour mieux m’endormir le soir. Les seules images punaisées de façon aléatoire étaient des photos, sans réel rapport les unes avec les autres, portraits, paysages, figuratives ou macro, un bon nombre d’entre elles ayant été prises à différentes époques par Charlotte, les autres évoquant l’univers de la danse. Mes étagères contenaient des objets que mon studio n’avait pu accueillir. S’y alignaient des disques non prioritaires (mon intégrale de Serge Gainsbourg, celle de Queen, ainsi que quelques autres essentiels ayant été parmi les premières pièces à intégrer mon studio), des livres, des bandes dessinées du Chat de Gelück ou de Gaston Lagaffe, et toute une collection d’ouvrages sur la danse, recueils de photographie, beaux livres, manuels d’apprentissages, et autres romans sur le sujet. Les deux armoires vides de vêtements pouvaient enfin contenir les jouets de l’enfance encore proche, parmi lesquels Éric chercha en vain une poupée Barbie ou une dinette, tombant plutôt sur des caisses entières de briques issues d’un jeu de construction danois, petits parallélépipèdes multicolores déclinables et emboitables à l’infini, et sur quelques jeux de société. Des peluches, adorables mais de taille raisonnable par rapport à celle qui attendait dans le coffre de la voiture, s’entassaient entre les caisses de jouets. Des cartons de livres en tous genres attendaient leur sort. On y trouvait aussi bien de la bibliothèque verte que des grands classiques de la littérature française, quelques romans historiques et des polars. Flaubert conversait ainsi, première contre quatrième de couverture avec Stephen King, dans un mélange des styles et des genres qui résumait très bien ces années passées à dévorer heure après heure tous les livres qui avaient pu me tomber sous la main, investissant les histoires, humant l’écriture au détour des paragraphes, plongeant dans les intrigues, pleurant les drames du monde et les amants éperdus, découvrant la puissance du verbe dans les envolées de nos auteurs engagés, tremblant d’émotion sous la plume acérée et la perfection syntaxique des grands hommes encore capable d’éloquence, et donnant tout son sens à la chanson de Renaud, vibrant hommage à « l’amour des livres qui fait qu’tu peux voyager d’ta chambre autour de l’humanité ». Un petit lit à une place jouxtait mon grand bureau métallique, plein de tiroirs qui avaient dissimulé bien des secrets.

 

-C’est très éclectique, à la fois dans le contenu et dans la déco.

-Pièce désordonnée pour fille tourmentée ?

-Pièce originale pour fille à forte personnalité. Ton bureau…

-Oui, je sais.

-Non mais j’adore. Ça fait très loft industriel, dans une chambre de fille malgré tout pleine de féminité, mais en dehors des clichés habituels… Ça te correspond bien.

 

L’idée d’Éric nu dans la piscine, corps immergé et pénis érigé dans mes chairs aqueuses, devenait obsessionnelle. Le désir sexuel peut être d’une inouïe violence.

Nous nous changeâmes rapidement. Éric mit un jean slim noir et une belle chemise blanche à pois gris, à la fois festive et élégante. De mon côté j’enfilai un collant noir à plumetis, petite touche sexy, je remplaçai le jean du matin par ma jupe patineuse noir, parfaite pour danser, les baskets par mes derbies plates lacées et vernies noires, et passai un top bleu roi très près du corps, dont j’aimais la façon qu'avaient les fines bretelles de se croiser avec élégance dans le dos nu, ainsi que la couleur qui s’accordait avec celle de mes yeux. Le rouge à lèvres « rouge-noir », réservé aux grandes occasions, vint colorer ma bouche pour la deuxième fois seulement, apportant ses nuances de mystère et de sensualité.

Deux bras m’enlacèrent, par derrière, glissant sur la viscose, effleurant mes deux seins qu’aucun soutien-gorge ne dissimulait. L’effet dos-nu en eût été gâché, et le décolleté était sage et droit, ce qui permettait à une fille dotée d’une poitrine menue de se dispenser pour l’occasion de cet accessoire, dont l’absence stimulait tout autant l’imagination que les broderies, les laçages et les dentelles avaient le pouvoir de l’exacerber.

 

-On n’a pas le temps, dis-je à regret.

-Je sais.

 

Éric m’embrassa dans le creux de la nuque, et les frissons descendirent cette fois jusque dans mes reins.

 

Charlotte sortit de sa chambre alors qu’Éric et moi avions débarrassé la table de la cuisine et le plan de travail. Le principe de la soirée était simple. Chaque invité devait ramener quelque chose à manger ou à boire. Charlotte et mes parents avaient décoré le salon et la salle à manger qui offraient une belle superficie. Finalement, entre quarante et cinquante lycéens étaient attendus, Charlotte ayant souhaité un juste milieu entre la présence de ses amis les plus proches, et un nombre suffisamment important pour que l’ambiance soit festive. Le beau temps permettrait d’utiliser la terrasse et le jardin, avant que la nuit ne devienne trop fraîche. Maman avait sûrement alerté tout le voisinage sur l’éventualité de quelques décibels inhabituels.

A deux jours près, ma sœur avait encore dix-sept ans. Mais c’est une jeune femme lumineuse que je vis pénétrer dans le séjour. Elle portait une jupe midi noir, très fluide, qui longeait sa silhouette et ses cuisses, puis coupait gracieusement ses jambes nues au niveau des mollets, qu’elle avait assez fins pour que cela fût élégant. Le bas de ses jambes s’achevait dans les escarpins gris irisés qu’elle avait trouvés lors de son week-end chez moi, et les talons galbaient magnifiquement ses chevilles. Qu’elle réussisse ou non à danser avec ça était une autre histoire, mais dans l’immédiat, elle dégageait une féminité que je lui avais rarement vue, et ce d’autant plus qu’elle portait le cache-cœur bordeaux acheté le même jour, dont le décolleté incendiaire attirait l’œil irrésistiblement, le pendentif en or glissant le long de la gorge nue, pour se poser avec volupté entre ses deux seins.

 

-Pas de commentaire déplacé, dis-je à Éric.

-Je n’en pense pas moins.

  

Un flot de lycéens débarqua en quelques minutes. J’avais quitté le lycée en juillet 2007, auréolée de mon bac, alors que Charlotte terminait sa classe de cinquième. Je n’avais donc pu côtoyer personne parmi les arrivants pendant ma scolarité. A part une ou deux têtes connues, avec qui Charlotte était amie depuis les débuts du collège ou l’école primaire, je ne connaissais personne. Charlotte fit les présentations au début, puis, trop affairée, me laissa m’en charger ensuite. Loïck fut parmi les premiers à arriver, et après l’avoir longuement et généreusement embrassé, elle resta quelques instants sans savoir quoi dire, un peu maladroite et embarrassée, ce qui était communicatif.

Éric avait davantage de distance, et il sut en profiter.

 

-Alors la fille gênée numéro un, tu la connais, c’est ta copine, elle a dix-huit ans moins deux jours et elle s’appelle Charlotte, la fille gênée numéro deux, c’est Léa, sa grande sœur, et accessoirement ma copine, et moi je suis Éric, le mec qui n’en a rien à foutre et qui peut donc remplacer les deux nanas un peu coincées pour faire les présentations. Loick, c’est ça ?

 

Dieu que ça allait être long, d’attendre la nuit pour enfin me ruer sur Éric et jouir, jouir, jouir et jouir encore. Tout mon être et tout mon corps de femme le réclamait.

Charlotte éclata de rire et de soulagement.

 

-Ouais je suis Loïck, mais je t’ai déjà vue, Léa, dit-il en me regardant.

 

Je lui fis la bise. Bien sûr que je l’avais déjà vu !

 

-Et on a un tout petit peu parlé de toi, surtout, depuis une semaine, rajouta Charlotte en prenant la main de son petit-ami.

-A ce propos, et après on en parle plus… pas de nouvelles ?

-Pour le moment, rien.

 

Charlotte avait estimé l’arrivée de ses règles entre samedi et lundi. Nous n’étions qu’au début de la fourchette et entrions dans la phase la plus pénible : l’attente. Mais pour l’heure, il y avait bien d’autres raisons de faire la fête.

 

La maison se remplit d’adolescents. Je m’en sentais à la fois proche, quatre à cinq ans seulement me séparant d’eux, mais déjà passée à autre chose, éloignée de leurs préoccupations qui furent les miennes il n’y a pas si longtemps. Bien que liés par de nombreuses histoires, comme ces noms de profs, actuels pour eux, anciens pour moi, dont les anecdotes déchainent toujours les éclats de rire en même temps que les souvenirs amusés, j’étais extérieure à ce microcosme si particulier, à cette petite société lycéenne, organisée dans l’inconscient adolescent par ses codes, son vocabulaire, ses sous-entendus, ses références cryptées. Comme l’avait prévu Mélanie, je ressentis effectivement de la curiosité à mon endroit, parée de l’aura de l’étudiante qui vit en ville ! Mais cela renforça mon sentiment d’être différente, sans mes repères d’il y a cinq ans, comme un anthropologue se préparant à une immersion dans une tribu inconnue.

Tout à coup une main claqua sur mes fesses et je sursautai. Le temps que je comprenne, Éric avait pris ma main, m’emmenai au milieu du rez-de-chaussée transformé en piste de danse, et se mit à crier.

 

-Allez faites du bruit pour la grande sœur de Charlotte, qui danse le rock comme personne !

 

Des acclamations chaleureuses saluèrent notre entrée et je vis ma cadette se précipiter derrière le canapé, où elle avait branché la chaine-hifi. Éric continua son numéro.

 

-Est-ce que vous avez faim ?

 

Quelques ados répondirent que non. Il reprit, poussant sa voix dans des intonations de disc-jokey.

 

-J’ai pas entendu ! Alors les futurs bacheliers, est-ce que vous avez déjà faim ?

-NOOOON hurla l’assistance, qui ne demandait qu’à se prendre au jeu.

-Est-ce que vous avez déjà soif ?

-NOOOOOON.

-Est-ce que vous avez envie de faire vos exercices de trigo pour lundi ?

-NOOOOOOOOOOOOOOOOON.

-Est-ce que vous avez envie de danser ?

 

Un brouhaha monumental vibra dans la pièce pour saluer enfin l’excellente proposition. Les enceintes se mirent à grésiller, Charlotte régla l’amplificateur, et l’Alphabeat s’éleva dans les airs. Éric prit mon autre main et me fit tourner sous les applaudissements. Ce type venait de réussir à me tirer de ma transe de vieille fille coincée, pour me faire bouger le cul sur du David Guetta, sous les encouragements de plus de quarante lycéens ! Me surprendre à ce point-là n’était pas donné à tout le monde, et j’aurais pu le violer à-même le parquet, tant j’avais envie de lui. En attendant, danser, ça je savais le faire !

 

Après ce premier titre, Charlotte lança les Firework de Katy Perry et Éric la remplaça aux platines pour qu’elle pût me rejoindre. Si elle n’était pas une grande danseuse, je lui avais appris les quelques passes qui permettent de danser correctement le rock, même celui approximatif de Katy, et nous virevoltâmes entre sœurs, moi l’aidant à retrouver ses marques, elle gérant plutôt bien ses hauts talons inhabituels, et ses amis commencèrent à nous rejoindre, lançant la soirée dans l’enthousiasme. La compilation de Charlotte featuring Eric contenait quelques titres ensorcelants, et une première heure se passa dans des rythmes endiablés, sous les airs de Carly Rae Jepsen, Evanescence, Fun, Gossip, Kelly Clarkson, Lady Gaga ou Basto. Les sonorités latines de Shakira me permirent de faire une petite démonstration de salsa dans laquelle j’emmenai à nouveau Charlotte, sous les cris joyeux d’une assistance sous le charme, jouant les cavalières pour la guider et mener la danse, trouvant les huit temps sur lesquels ma cadette cala en miroir ses hanches et ses pieds, et me suivit en ondulant, plus belle qu’elle ne l’avait jamais été, dévorée des yeux par Loïck, qui avait reçu une semaine plus tôt l’inestimable offrande de sa virginité, et à qui je rendis la star du jour pour le deuxième titre de la sublime colombienne, avant d’aller enfin retrouver les bras d’Éric dans lesquels je me blottis en regardant avec tendresse et émotion ma sœur danser les adieux à sa vie d’enfant.

 

La soirée fut absolument parfaite. Il y eut plus d’alcool que ma mère ne l’aurait souhaité, il y eut plus de flirts que ma mère ne l’aurait souhaité, il y eut plus de bruit que ma mère ne l’aurait souhaité, il y eut plus de miettes éparpillées un peu partout que ma mère ne l’aurait souhaité, et il y eut moins de sages bonnes sœurs en soutanes que ma mère ne l’aurait souhaité. Je ne fis pas le flic, je n’étais pas là pour ça, et ça n’était pas la peine. Charlotte invita gentiment quelques couples à calmer leurs ardeurs dans le canapé du salon, ne surenchérit pas sur l’alcool, ni pour elle ni pour les autres, et cela n’empêcha personne de s’amuser en toute insouciance. Après quatre heures de danses entrecoupées de distribution de gâteaux et de discussions dans le jardin auxquelles j’avais fini par me mêler, Charlotte ouvrit dans une ambiance indescriptible les cadeaux que ses invités lui avaient apportés en arrivant, et qu’Éric et moi avions stockés dans la chambre du bas qui servait de bureau à mon père.

La musique reprit ensuite ses droits pendant une dernière heure, et Charlotte baissa le son quand il fut temps de tirer le rideau. Nos parents arrivèrent vers 1h45 du matin, alors que les derniers lycéens repartaient en vélo, en scooter, ou cherchés par leurs parents. Avant de rentrer dans la maison, ils attendirent que tout le monde se fût éclipsé. Loick partit en dernier, serrant Charlotte dans ses bras sur l’allée du jardin qui menait à la porte d’entrée, bouches longuement collées par la sensualité du baiser qu’ils échangèrent sans faire attention au monde extérieur. J’eus un petit pincement au cœur en imaginant maman, assise à la place du mort, regarder sa fille de presque dix-huit ans embrasser aussi goulument un garçon, féminine, habillée avec goût et sensualité, comme elle ne l’avait sans aucun doute jamais vue, prémisse de la femme éblouissante qu’elle était vouée à devenir. Quand elle pénétra dans la maison, quelques larmes mal essuyées avaient laissé sur ses joues une trace de fierté et de nostalgie.

 

Nous nous couchâmes enfin peu après 2h30, après avoir promis à ma mère qu’Éric et moi serions sur le pont dès 7h pour l’aider à ranger, préparer, organiser et la rassurer.

Et enfin, enfin, Éric me fit l’amour. Coincés dans mon petit lit, au même étage que ma cadette endormie et que mes parents qui avaient eu leur lot d’émotions pour ce soir, nous ne fîmes aucun bruit. Cet homme qui avait su réveiller en moi la fêtarde cachée derrière ses doutes, qui avait su débrider les conversations embarrassées et se dépêtrer de ma mère avec tact, m’avait excitée toute la soirée comme rarement un homme n’y était parvenu avec une telle intensité. Quand sa verge s’insinua entre les parois offertes de mon sexe impatient, il fallut que mes dents mordent son épaule pour que la violence de l’orgasme qui m’emporta en quelques secondes seulement ne me fît hurler. Agrippée à mon amant, dans cette chambre qui m’avait vue plus souvent seule à l’œuvre de la découverte de ma sexualité, qu’en présence d’un partenaire, je me laissai délicieusement faire, profitant de l’étroitesse du petit lit pour donner les clés de mon corps à Éric. Après deux orgasmes quasiment coup sur coup, qui enfin rassasièrent l’insoutenable besoin de stupre qu’il avait déclenché dans mon âme sans même s’en apercevoir, Éric éjacula en moi, muscles tendus, peau moite, yeux sombres et pénétrants, mes jambes posées sur ses épaules, ses doigts noués autour des miens, son ventre fébrile effleurant mon piercing, sa langue caressant la mienne dans des baisers sans souffle, et je m’endormis pour quelques heures, entièrement nue, collée à lui, son cœur battant dans mes oreilles comme une rythmique sexuelle qui manqua de peu, à elle seule, me procurer une troisième jouissance.            

 

You don’t have to feel

Like a wasted place

You’re original

Cannot be replaced

If you only knew

What the futur holds

After a hurricane

Comes a rainbow

 

Cause baby you’re a firework

Come on, let your colors burst

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