Des saisons à écouter des rumeurs, à errer de bouge en taverne, de fête monumentale en bal de province, espérant une information, un détail, n’importe quoi lui permettant de débusquer Elian. La reine restait enfermée sur ses terres sans jamais montrer le bout de son nez.
Heureusement, les informations recueillies, bien assemblées, permettaient à Narhem, après de longues saisons de corruption, d’échanges, de trahison et de suivi, de concrétiser un plan, bien loin d’Elian et de l’anneau d’Elgarath mais c’était toujours mieux que rien.
Narhem avait décidé de se rendre à Gjatil, la capitale de la Trolie, pour célébrer en temps qu’ambassadeur d’Eoxit la fête de la mousson. D’après ses informateurs, les filles d’Armand Thorolf s’y trouveraient également.
En effet, les troliens avaient réussi l’immense succès d’être alliés à la fois avec les falathens et les eoxans, deux peuples qui ne pouvaient pourtant pas se voir en peinture.
Narhem comptait profiter de la fête pour séduire Sylvie Thorolf, l’aînée des filles d’Armand. Tout juste entrée dans l’adolescente, la gamine, blonde aux yeux bleus, se révélait très moche et renfermée. N’étant pas l’aînée, un mariage d’amour ne se révélait pas nécessaire. Ainsi, personne ne la convoitait. Narhem n’aurait pas grand-chose à faire pour la mettre dans sa poche.
Il avait tout de même mis toutes les chances de son côté. Grâce à ses informateurs, il savait qu’elle aimait coudre. Il avait emmené un mouchoir en dentelle qu’il lui offrirait négligemment, sans laisser rien paraître, geste apparemment anodin. Il avait également prévu un collier de diamants et un recueil entier de poèmes.
Il n’avait pas lésiné sur les atours et bien sûr, il maîtrisait les danses en vogue actuellement à Falathon. La gamine lui tomberait dans les bras sans la moindre difficulté. Restait ensuite à faire disparaître Rouk – sans le tuer, ce n’était pas nécessaire, Narhem disposait déjà du levier - et Narhem deviendrait roi de Falathon.
Évidemment, Narhem avait modifié légèrement son apparence. Il s’était rajeuni afin que l’écart avec la jeune adolescente ne soit pas trop grand, sans être trop jeune non plus afin que les nobles voient en lui un homme en qui accorder leur confiance. Après tout, Armand le connaissait. Narhem avait l’habitude de se grimer : changer de voix, de démarche, de style vestimentaire. Il suffisait de peu pour duper quiconque. Nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Narhem arriva sur place bien avant la délégation falathen, totalement confiant en le succès de sa mission. Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Il avait toutes les cartes en main. La victoire lui tendait les bras. Ne restait qu’à la saisir. Quelques mots doux, des cadeaux, des compliments et le trône s’offrirait à lui.
Il fut accueilli avec intérêt par un haut dignitaire et put se promener librement. Lorsque la délégation humaine arriva, grâce à ses contacts à Falathon, il connaissait chaque personne présente.
Sylvie Thorolf, sa cible, maniait le parler avec justesse et délicatesse. Sa suivante, Adelaïde de Farth, était un sacré caractère. Très prompte à donner son avis, elle préférait monter à cheval et tenir une épée à manier le fil et l’aiguille. Ce couple asymétrique avait toujours surpris Narhem qui se demandait chaque jour pourquoi la suivante n’avait pas été éloignée de l’aînée vu leur absence de points communs.
Amanda Thorolf aimait danser et boire jusqu’au bout de la nuit, ce qui n’était pas pour déplaire à sa suivante Caroline Pomly qui aimait également beaucoup les fêtes. Ce duo s’assemblait parfaitement. Les deux jeunes femmes s’entendaient visiblement bien.
Alors que la délégation humaine s’installait, Narhem constata que les préparatifs redoublaient.
- Vous attendez quelqu’un d’autre ? interrogea Narhem au grand intendant.
- La reine des elfes des bois nous fait l’honneur de sa présence. C’est une vrai chance pour notre…
Le grand intendant continua à parler mais Narhem ne l’écoutait plus. Elian allait venir ici, au palais de Gjatil. Elle sortait de son trou ? C’était tellement inattendu, tellement imprévisible. Narhem en trembla de rage, de frustration, de joie, de colère, d’impuissance.
Il dut utiliser toutes ses compétences en méditation pour se calmer. Il ne disposait que de quelques jours pour mettre un plan en place. Enlever la reine des elfes demanderait du doigté, de l’agilité, de la finesse. Il était seul. Lorsque Ariane se déplaçait, pas moins de dix elfes armés la protégeaient. Il allait avoir besoin de renforts.
Il rencontra des mercenaires qu’il paya au prix fort mais peu importait. L’anneau d’Elgarath valait tous les rubis du monde. Il manœuvra pour qu’Elian fut placée dans une chambre avec terrasse, face à la palmeraie. Sa connaissance des elfes fut grandement appréciée. Il aida à tout préparer pour que les elfes se sentent le mieux possible.
Enfin, la délégation fut visible. Trois… Ils n’étaient que trois. Elian se promenait sans escorte valable. Narhem en fut totalement décontenancé. Narhem reconnut l’un des elfes, le nilmocelva présent lors des conseils à Tur-Anion. De mémoire, il ne s’agissait pas d’un combattant. Le second elfe était un adolescent, armé d’une dague, ce qui était très rare chez les elfes. Il bougeait comme un combattant en apprentissage. Prometteur mais encore moyen. L’escorte ne ressemblait à rien. Narhem en fut abasourdi.
Tandis qu’Elian échangeait des politesses avec l’impératrice, le jeune elfe avait marché directement sur… les suivantes des filles Thorolf et entamé avec elles une discussion en lambë, que les suivantes parlaient à la perfection.
- Tu m’as tellement manqué, Caroline ! s’exclama le jeune elfe.
Il avait accompagné le prénom d’un petit sourire.
- Toi aussi, Lorendel ! répondit Caroline.
- Pas à moi, indiqua Adelaïde. Je suis très heureuse d’avoir un toit au-dessus de la tête.
- Tu avais un toit à Irin, n’abuse pas !
Ils étaient tellement sûrs que personne ici ne comprenait le lambë qu’ils se permettaient de parler ouvertement. Narhem écouta l’échange, tentant de comprendre quand Adelaïde avait pu se rendre à Irin. Aucun humain ne pouvait y demeurer. Irin restait insaisissable, dans la canopée. Certains privilégiés avaient pu, tels Narhem ou les espions elfes noirs, apercevoir des elfes au sol, mais jamais Irin !
Les deux jeunes femmes connaissaient le même elfe et semblaient proches de…
Narhem se figea. Il comprit : Elian avait sauvé les nièces de son amie et les avaient amenées à Irin pour les protéger, avant de les confier à Thorolf. Ceci expliquait pourquoi Armand refusait obstinément de prendre des décisions lourdes de conséquence pour le pays : il n’était pas roi et le savait. Simple régent, il maintenait le pays à flot en remettant à plus tard les grands changements.
Narhem réfléchit. Armand n’avait pas dû accepter cela sans contrepartie. Son fils Rouk épouserait probablement Althaïs, permettant ainsi à sa famille de monter officiellement sur le trône. Quelle pitié ! Rouk était un incapable. Armand essayait de le former mais le jeune homme ne rêvait que de peinture et d’art, se désintéressant totalement de la politique et des affaires d’état.
Le retour des jumelles royales ruinaient ses plans. Narhem venait de perdre sa porte d’entrée… à cause d’Elian. Cette punaise… Non ! Ce doryphore venait encore de lui ravir sa victoire. Cette salope ne s’arrêterait donc jamais ?
Elian, enfin libérée de sa conversation avec l’impératrice, rejoignit ses compagnons et discuta. Caroline indiqua son déplaisir d’être aux côtés d’Amanda. Narhem en fut grandement surpris car tout indiquait l’inverse. Cette jeune femme semblait douée pour cacher ses émotions, qualité excellente pour réussir en politique. Caroline supplia Elian de parler à Armand, « qui l’écouterait ». Cela confirma ses doutes à Narhem. Elian et Armand se parlaient. Ils étaient alliés. Narhem n’avait aucune chance. Il prit sa décision en un clin d’œil. Tandis qu’Elian rejoignait seule sa chambre après avoir proposé à Theorlingas le nilmocelva de prendre du bon temps, Narhem retourna voir ses mercenaires.
- Changement de plan. Je m’occupe seul de la cible. Elle sera facile d’accès, finalement. J’ai besoin que vous enleviez les suivantes des princesses de Falathon. Vous m’avez bien compris, leurs suivantes, pas les princesses.
- On doit enlever les suivantes, répéta le chef. On n’est pas débiles.
- Elles sont deux, une rousse et une brune. Elles dormiront dans deux chambres séparées, indiqua Narhem avant de désigner les deux pièces sur le plan du palais impérial qu’il avait lui-même réalisé. Vous pourrez entrer par là. Ce couloir vous mènera directement à leurs appartements sans croiser de gardes. Si vous parvenez à être rapides et discrets, vous pourrez repartir par la même route. Nous agirons cette nuit. Vous vous sentez à la hauteur ?
- Entrer, enlever deux gamines et repartir, ça ne me semble pas très compliqué. On vous dépose le paquet où ?
Narhem grimaça. Il ne voulait pas perdre de temps. Elian parviendrait à suivre un rythme élevé, pas ces humains et leurs prisonnières. Attendre encore des lunes ? Certainement pas !
- À l’ouest d’Eoxit, sur la côte océanique, au fort Ha’amuul.
Le chef des mercenaires en resta muet de stupéfaction puis il grimaça, perplexe.
- Quatre cents de plus pour le long voyage, annonça Narhem.
Les hommes échangèrent des regards. Étaient-ils prêts à partir aussi longtemps de chez eux pour…
- Quatre cents chacun, précisa Narhem.
- Ce soir, donc, lança le chef d’un air enjoué.
- Pas de bain de sang inutile ! Je veux les deux filles vivantes et entières, prévint Narhem.
Les mercenaires hochèrent la tête. Narhem fronça les sourcils. Le temps lui avait manqué. Il avait pris au mieux dans le coin mais il aurait préféré prendre davantage son temps. Il retourna au palais et se plaça en position, tentant d’éloigner de son esprit ses craintes quant aux compétences du groupe d’hommes armés. Il n’eut même pas le temps de méditer qu’elle arriva.
Elle semblait à bout de force. Cela n’altérait pas sa beauté. Narhem trembla un instant avant de se reprendre. Elle se massa l’épaule droite en grimaçant. Narhem sourit. Guérie, elle ne l’était pas. Elle survivait plutôt. Nul ne pouvait se remettre d’une telle atteinte.
Elian sombra en pleine méditation. On l’avait prévenu à L’Jor : quiconque blessé au métal noir ne pouvait plus supporter la présence proche du métal noir pur. C’était l’occasion ou jamais de vérifier ces dires.
Il dégaina en même temps son épée et sa dague et la reine elfe s’écroula. Narhem rengaina et sourit. Il vérifia la chambre. Elian était seule. C’était beaucoup trop facile. Narhem mit la reine sur son dos et sortit du palais par des chemins détournés.
Il sortit de Gjatil. Il aurait pu porter Elian jusqu’à Eoxit mais cela l’ennuyait. Elle avait des jambes et pouvait marcher. Il n’était pas une mule ! Il déposa Elian sur le sol dès que les environs furent totalement dégagés. Elle s’éveilla peu après.
- Ce n’est pas trop tôt. Debout. Une longue route nous attend.
- Vous voulez que je marche. Et si je décide de rester là ? lança Elian agressivement.
« Je ne suis pas une mule » pensa encore Narhem.
- Je sors ma dague.
- Vos menaces ne…
Elle allait de nouveau goûter au métal noir pur. Elle n’était pas humaine. Elle avait tué son meilleur ami. Elle avait fait échouer tous ses derniers plans. La voir souffrir ne lui posait aucun problème. Ce fut avec une délectation sadique complète qu’il dégaina lentement sa dague. Sa prisonnière blêmit. Sa respiration se fit difficile.
- Arrêtez, je vais marcher, finit-elle par lancer alors même que la lame n’avait pas atteint la moitié de la taille disponible.
Narhem rengaina tandis qu’Elian se levait en tremblant. Il lui tourna le dos et partit vers Eoxit. Elle tenta d’en profiter pour s’enfuir. Il dégaina entièrement son épée et la reine fut comme frappée par la foudre. Elle s’écroula. « Pratique », se dit-il. « Cependant, elle ne marche toujours pas... ».
- Tu aimes souffrir ? fit-il remarquer en s’approchant. Je peux carrément te toucher avec ma lame, si tu préfères. Je te rassure : tu n’en mourras pas. Tu vas avoir l’impression que ton sang bout, que ton cerveau fond, que tes organes internes explosent mais aucune délivrance ne viendra. Tu veux ?
- Non ! hurla Elian.
- Alors debout… et marche.
Enfin, elle obtempéra et avança à ses côtés mais à une vitesse d’escargot. Narhem lui accorda cette lenteur, pour le moment. Il fallait qu’elle se remette du traumatisme. Elle lui demanda son identité.
- Je m’appelle Narhem Ibn Saïd, lui répondit-il volontiers.
Elle s’énerva. Son nom seul ne lui apportait rien.
- Je suis Elian, reine des elfes des bois. Vous êtes ?
- Reine des elfes des bois ? C’est là le seul titre que tu te donnes ?
Il s’amusa de la voir grimacer. La petite assassin maniant une dague à merveilles n’y connaissait rien en politique. Tuer, oui. Parler, non.
- Ancien membre de la guilde des voleurs de Liennes, énuméra-t-il, vainqueur du grand tournoi annuel d’archerie de Falathon, membre actuel de la guilde des assassins de Tur-Anion, comtesse d’Anargh et reine des elfes des bois, je te l’accorde. Ceci dit, j’en ai oublié un : gardienne de l’anneau d’Elgarath.
Il savoura la réaction sur le visage de son interlocutrice. Elle sursauta mais ce fut fugace. Elle savait bien mentir. Elle ne ploierait pas aisément. Parfait, plus l’adversaire était de valeur et plus il serait satisfait. Naturellement, elle nia. Narhem ne releva pas, se contentant de sourire pleinement. Elle redemanda à ce qu’il s’identifie. Narhem soupira puis en profita. Après tout, elle allait mourir de toute façon. Autant en profiter. Il était rare d’avoir quelqu’un avec qui il pouvait s’ouvrir. D’habitude, il évitait de parler de sa vie, les humains appréciant peu son immortalité. De nature elfique, Elian l’accepterait probablement plus aisément.
Il raconta sans mentir sa vie d’esclave puis comment il était devenu roi des elfes noirs. Elian sembla comprendre l’implication et il sourit, satisfait. Enfin, elle saisissait pleinement qui elle avait en face d’elle. Elle en frissonna.
Il se délecta de raconter comment il avait mené les elfes noirs à leur perte puis sa rencontre avec la magicienne l’ayant doublement maudit.
- Vous voulez mourir, supposa Elian.
Sa remarque prit Narhem par surprise. Il ne s’attendait pas à une telle conclusion.
- Vous voulez l’anneau d’Elgarath, celui-là même qui a été en mesure de supprimer une malédiction. Vous voulez le mettre et espérez qu’il vous permettra enfin de trouver le repos ?
Narhem la contra sur ce point et lui expliqua tout. Elle mourrait, de toute façon, peu importait les informations qu’elle recevrait. Et même si elle survivait… Une fois l’anneau d’Elgarath en sa possession, Narhem deviendrait invincible, libre d’exterminer les elfes noirs. Tant mieux si les elfes des bois restaient en retrait, conscients, grâce aux connaissances d’Elian, du danger qu’il représentait.
Il en profita ensuite pour lui cracher sa rage, à quel point elle avait été une épine dans son pied ces dernières années et dans ses yeux, il lut de la peur. Elle venait de comprendre à quel point il la haïssait. Il apprécia énormément de la voir ainsi, biche terrorisée devant le puissant dragon.
La conversation dériva sur le métal noir et Narhem en profita pour menacer Elian si elle n’avançait pas plus vite et les pas de l’elfe reprirent de la vigueur. Narhem était content. Cette ancienne voleuse était facile à contrôler, finalement. Il s’était attendu à un adversaire plus coriace. Enfin, elle se tut, plongée dans ses pensées et Narhem put lui aussi réfléchir tranquillement.
Ce fut avec joie que Narhem retrouva les plaines fertiles de l’est d’Eoxit, chez lui, sa terre natale. Une énorme nostalgie s’empara de lui. Il se revit marcher au milieu des vignes, modeler le bois pour en faire des tonneaux, les meilleurs de la région. Il revit sa femme et ses enfants. Qu’étaient-ils devenus ? Il n’en avait pas la moindre idée. Y avait-il ses descendants parmi ces fermiers ? Peut-être. Il n’avait jamais cherché à le savoir. Les réponses auraient été trop difficiles à obtenir et inutiles. Narhem n’accordait pas d’importance à sa progéniture. Immortel, cela ne lui aurait offert que le droit de les voir mourir, les uns après les autres. À quoi bon souffrir pour rien ?
Les villageois le saluèrent mais Narhem constata rapidement que les habitants ne s’intéressaient pas vraiment à lui, mais plutôt à sa prisonnière. Une elfe des bois à Eoxit, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Ils croisèrent ainsi de plus en plus de gens et Elian ne parvenait pas à cacher sa gêne. Elle tressautait, grimaçait. Elle détestait clairement être observée de cette façon. Elle réagissait énormément à la dénomination « Ange », qu’elle semblait détester au plus haut point. Narhem enregistra l’information. Son déplaisir lui convenait parfaitement. Cela la mettait dans la bonne condition pour être torturée.
- Nous sommes arrivés, indiqua Narhem alors que le soleil était haut dans le ciel.
Il sentait l’odeur salée de l’océan proche. Comme il aimait cette flagrance. Il était enfin chez lui ! Il se rendit directement dans les donjons. Elian entra dans le cachot sans opposition. « Trop facile. Me serais-je trompé sur la valeur de mon adversaire ? Non, je ne peux pas avoir été contré par une biche écervelée. Elle cache bien son jeu, c’est tout », se dit Narhem qui ne se remettrait pas de constater l’incompétence de celle qui l’entravait depuis des années.
Alors qu’elle se plaçait, sur son ordre, contre le mur du fond, il sortit sa dague et la posa au sol. Instantanément, la reine pâlit et sa respiration s’accéléra.
- Chaque jour, la distance entre elle et toi se réduira. Elle ne s’en ira que lorsque j’aurai l’anneau d’Elgarath dans la main.
- Allez voir dans une tanière d’ours. Il s’y trouve sûrement.
Narhem trouva la répliqua acerbe très agréable à entendre. L’adversaire se défendait. C’était tout ce qu’il voulait. Il sortit pour rejoindre ses orcs dans leur grand enclos où tout leur confort était assuré. Après de longs câlins, Narhem laissa ses bêtes de compagnie pour rejoindre les hommes et ses responsabilités de roi.
Chaque jour, la dague avança et chaque jour, Elian trouvait une nouvelle réplique à lancer. Elle ne lâchait rien. Narhem en était très heureux. Il avait le sourire. Tout se passait pour le mieux.
Son état de grâce retomba le jour où les mercenaires troliens passèrent la porte de son château. Le paquet était trop léger.
- On a dû mal se comprendre, dit-il au chef du groupe. Il m’en fallait deux.
Le mercenaire grimaça.
- Une seule ne me sert à rien, continua-t-il calmement. Un… Deux… Vous savez compter ?
- L’autre se battait comme une lionne et elle a été rejointe par deux elfes. L’un d’eux a tué notre chef. Trois des nôtres sont morts dans cette chambre où vous aviez dit que ça serait facile. Le combat s’éternisait. Les gardes commençaient à rappliquer. Nous avons préféré partir avec la moitié que tout perdre. Vous auriez préféré ne rien avoir du tout ?
Narhem serra la mâchoire. Cela aurait dû se faire rapidement, en silence et voilà que le sang avait été versé.
- Deux… Il m’en fallait… deux…
Il y eut un petit silence.
- Dégagez… disparaissez…
- Nous voulons notre argent, gronda le mercenaire.
Un petit geste de sa part suffit pour faire réagir ses soldats. Les mercenaires se retrouvèrent en joue de tous les hommes et femmes présents dans la cour et sur les remparts. Cela eut l’effet escompté. Les mercenaires s’éclipsèrent en ronchonnant. Narhem leva les yeux sur la prisonnière : Caroline, la suivante de la seconde fille de Thorolf. Narhem estima, de ce fait, qu’elle était probablement la seconde jumelle Eldwen.
- Le paiement promis était pour deux, murmura l’homme qui ne parlait à personne en particulier. Que vais-je de toi seule, princesse ? Ta sœur, à la limite, mais toi… Petite chose inutile. Bandes d’incapables.
La jeune femme fit la moue et baissa les yeux. Elle ne nia pas. Narhem avait gagné. Devant lui se tenait bien Katherine Eldwen. Mais que faire d’elle ? Il l’étudia de la tête aux pieds. Bien éduquée, connaissant Falathon, elle pourrait l’aider à s’occuper de traiter ces dossiers-là. Oui, elle lui servirait à gérer la politique falathen.
- Viens. Suis-moi. Tu seras mon page. Autant que tu serves à quelque chose… annonça-t-il et Katherine obtempéra sans attendre.
Il vécut sa matinée comme les autres puis se rendit au déjeuner lors duquel, comme d’habitude, il ne consomma rien. Il demanda simplement un plateau que la prisonnière porta. Il se rendit ensuite aux écuries où il recevrait les audiences du peuple. Une fois installé sur le banc en pierre, il lança nonchalamment :
- Tu peux t’asseoir et manger, Katherine.
Elle frémit. Il venait de l’appeler par son prénom, prouvant ainsi qu’il connaissait sa véritable identité. Elle s’assit sur le sol terreux mais ne mangea pas immédiatement. Son ventre noué devait refuser la nourriture.
La première doléance se présenta. L’homme de bas niveau lui exposa son problème. Narhem écouta patiemment puis annonça sa décision. Les années lui avaient permis de se passer de conseillers… la plupart du temps. Parfois, il appelait un expert à son secours mais cela restait rare. Il passa deux heures à résoudre des problèmes divers puis ce fut l’heure des hautes doléances.
Il allait se lever puis se souvint de la présence de Katherine à ses côtés. Il se tourna vers elle pour constater qu’elle avait avalé la moitié du plateau.
- Laisse-le ici. Un serviteur viendra s’en occuper. Suis-moi.
Elle obéit, laissant la moitié de sa pitance. Narhem sourit. C’était bien trop facile. Il entra dans la salle de réception richement décorée. Il passa une veste de bien meilleure qualité et rajouta un lourd bracelet de diamants avant de s’asseoir dans le fauteuil rouge et bleu.
- Un peu en arrière, debout, annonça-t-il à l’adresse de sa prisonnière. Tu gardes le silence.
Il n’attendit rien d’elle que l’obéissance et l’obtint. Étrange… Il se serait attendu à davantage d’opposition, de résistance, un brin de rébellion, une tentative d’évasion, un mot de travers, un regard assassin, une remarque acerbe mais non, rien. Était-ce là la sœur de la future reine ? Elle ne semblait pas très douée en politique. Narhem se mit à douter. Ferait-elle vraiment une bonne assistante ?
Il répondit patiemment aux experts, cette entrevue leur étant réservée. Narhem préférait ce moment-là car il demandait davantage de finesse et d’attention. Les problèmes soulevés concernaient la gestion générale du pays et non des soucis personnels. Seuls trois experts s’étaient présentés aujourd’hui. Narhem sourit. Il allait enfin pouvoir tester sa prisonnière.
Il se leva et Katherine le suivit sans qu’il n’ait rien besoin de lui dire. Elle était impressionnante de soumission pour quelqu’un censée être au plus haut niveau du pouvoir. D’habitude, ces femmes-là étaient hautaines, prétentieuses, orgueilleuses, surtout adolescentes. Il fallait les détruire psychologiquement pour obtenir ce résultat. Narhem en fut déçu. Il avait espéré s’amuser un peu.
Il rejoignit ses appartements en ronchonnant.
- Tu sais lire et écrire ? lui demanda-t-il à peine entré.
- Évidemment, répondit-elle, visiblement outrée qu’il puisse penser le contraire.
- Tu t’assoies. Tu prends une plume, un parchemin, de l’encre, et tu écris.
Il lui dicta un message rapide d’à peine dix lignes. Sa vitesse d’écriture fut lente. Les lettres, bien formées, jolies et lisibles, formaient un texte bourré de fautes. Comment une noble de haut rang pouvait-elle aussi mal écrire ? Cela lui revint. Elle avait été éduquée par Elian, chez les elfes, ceux-là même qui ignoraient tout de l’écriture. Narhem comprit qu’il y aurait beaucoup à rattraper. Il soupira puis annonça dans un souffle calme :
- Vingt-quatre fautes. Quand je reviens, le texte est recopié au propre, sans faute, sur un nouveau parchemin.
Puis il quitta la pièce, désireux d’aller se dégourdir dans un combat amical. Les maîtres d’armes furent ravis de l’échange. Narhem retourna à ses appartements. Les gardes lui apprirent que la prisonnière n’avait, à aucun moment, tenté de sortir. « Vraiment trop facile », pensa-t-il.
À peine eut-il passé la porte que le princesse bredouilla rapidement :
- Je n’ai trouvé que trois fautes. Du coup, je n’ai pas recopié au propre. J’ai jugé inutile de gâcher un parchemin.
Au moins disposait-elle de la capacité à prendre des initiatives correctes. C’était un bon début.
- Tu as bien fait. Montre-moi.
Elle lui tendit le parchemin. Il tira une chaise pour s’asseoir à côté d’elle, prit la plume et corrigea une première erreur. Katherine s’offusqua. Non ! C’était elle qui avait raison et elle lui récita la règle de grammaire correspondante. Il lui énonça la même règle, avec ses exceptions, dont Katherine n’avait jamais entendu parler.
- Le ruyem est identique ici et à Falathon, précisa-t-il. Quelques prononciations diffèrent, quelques expressions aussi, mais les règles majeures sont les mêmes.
Katherine ronchonna, critiquant en murmures audibles Elian et son précepteur à Tur-Anion qui ne lui avaient jamais parlé de ces exceptions. Narhem désigna un autre endroit sur le parchemin où se trouvait la même faute.
- Répète la règle, ordonna-t-il d’une voix douce et ferme.
Katherine obtempéra et corrigea l’erreur. Narhem passa à la suivante. Finalement, il enseigna à sa prisonnière douze règles de grammaire et d’orthographe sur ce seul message. Elle le recopia au propre tandis que Narhem regardait par la fenêtre. Durant toute la leçon, elle avait été attentive et avide d’apprendre, loin d’une élève dissipée à qui il aurait été difficile de faire apprendre quoi que ce soit. Cela ne collait pas avec ses lacunes. Narhem secoua la tête. La jeune femme n’était pas coupable. Ses éducateurs l’étaient.
- J’ai terminé, annonça-t-elle d’un ton fier.
Il vérifia, valida d’un hochement de tête puis annonça :
- Je vais t’amener à la volière. Ce sera la seule fois où je t’accompagnerai. Par la suite, tu devras t’y rendre seule. Il te faut donc apprendre le chemin car si à l’avenir tu devais trop tarder, j’en concluerai soit que tu as pris ton temps, soit que tu as tenté de t’enfuir. Dans les deux cas, tu serais sévèrement punie. Compris ?
Katherine frémit et hocha la tête. Narhem avança, la jeune femme sur les talons, dans un dédale de couloirs, d’escaliers, de cours intérieures, de portes, d’escaliers.
Devant les pigeons, Narhem donna son message au dresseur qui s’en saisit et disparut. Narhem désigna le fort, derrière lui et il décrivit à Katherine où se trouvait quoi. Plus il parlait, plus elle semblait sur le point de fondre en larmes. Elle tremblait, faisant clairement son possible pour retenir les informations et échouer.
- Tu es douée en orientation ? finit-il par demander.
- Non, répondit-elle en hoquetant pour retenir ses larmes.
- Tu ne sais pas te battre. Tu écris comme un porc. Tu n’es pas foutue de retrouver ton chemin. Tu es utile à quoi exactement ?
Il ne lui laissa pas l’occasion de répondre car il lui tourna le dos pour descendre l’escalier. Il l’avait volontairement blessée et humiliée. Il cherchait à la faire réagir, à la pousser dans ses retranchements. Elle le rejoignit en courant et annonça :
- Je suis douée en langue. Je parle excellemment le ruyem et le lambë.
Elle tentait de le séduire, de remonter dans son estime. Ses insultes l’avaient touchée. Il venait de gagner cette première manche. Il s’arrêta net, la regarda dans les yeux et retenant difficilement un rire nerveux, il lança :
- Tu as été élevée par des elfes et tu es humaine. Ta double langue ne te vient pas d’une quelconque compétence de ta part mais simplement de ton éducation, de ton enfance, de quelque chose en dehors de toi. Sais-tu parler l’amhric ?
- L’amhric ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Katherine.
Narhem secoua la tête et s’éloigna en silence, lui indiquant ainsi son mépris. Il venait de blesser son orgueil. Maintenant, il allait taillader son cœur.
Ils descendirent de nombreux escaliers. Katherine fut rapidement à bout de souffle. Elle peinait à le suivre mais puisait dans ses ressources pour y parvenir. Elle tentait de lui prouver quelque chose. Narhem sourit, ce que sa prisonnière, dans son dos, fut incapable de percevoir.
Il arriva à la porte du donjon, grande ouverte et non surveillée. À quoi bon ? Elian ne pouvait de toute façon pas s’approcher de la dague sans s’évanouir. Narhem entra pour trouver la reine des elfes, assise, le dos collé au mur. Elle était pâle et fermait à moitié les yeux. Elle voulait sûrement dormir mais la douleur l’en empêchait.
- Elian ? Qu’est-ce que tu fais là ? lança Katherine en lambë.
- Je m’en fous, dit Elian en ruyem. Vous pouvez la torturer ou la tuer. Je m’en fiche totalement.
- Je sais, répondit Narhem en ruyem également. Tu n’as pas hésité à faire torturer et tuer sa tante alors je me doute.
- Vous l’avez torturée et tuée, nuança Elian.
- Et je regrette d’avoir dû le faire, précisa-t-il. Je déteste m’en prendre aux humains. J’évite au maximum. J’ai été extrêmement peiné en apprenant son ignorance et qu’elle avait dû subir tout cela pour rien. J’ai trop de vies humaines sur les mains. Moins j’en prends et mieux je me porte.
- Vous regrettez aussi d’avoir assassiné son grand-père et son père ? accusa Elian.
- Je ne comprends pas, dit Katherine. La porte est ouverte et il n’y a pas de garde. Pourquoi ne s’enfuit-elle pas ?
- Je te renvoie la même question, cracha Elian.
- Parce qu’elle ne peut pas s’approcher de la porte. Elle s’écroulerait avant d’avoir atteint le seuil, indiqua Narhem répondant à Katherine.
Il se tourna ensuite vers Elian.
- Toujours rien à me dire ?
- Allez chercher un milieu d’un bûcher, il y est peut-être… répondit Elian.
Narhem sourit puis tourna le dos à Elian. Juste avant de sortir, du bout du pied, il poussa sa dague, la rapprochant ainsi de la reine des elfes. En réponse, Elian gémit et avala difficilement sa salive. Katherine courut pour suivre Narhem. Cet échange avait été inintéressant. Il ne voulait pas discuter, juste menacer un peu plus sa prisonnière humaine et visiblement, l’objectif était atteint.
Narhem se rendit à la grande salle de bal. Il y rencontrait un gouverneur ce matin. La chancelière et l’intendant avaient besoin d’un compte rendu écrit.
- Là, dit-il en désignant un lutrin à Katherine. Tu écoutes et tu prends des notes. Ça peut être bourré de fautes, je m’en fiche.
Elle hocha la tête, se mit en position et passa l’heure suivante debout à écouter et écrire. Lorsque le gouverneur sortit, Narhem tendit la main. Son assistante forcée lui donna trois parchemins.
- Ça, c’est inutile, indiqua-t-il.
Elle trembla.
- Je suis en train de t’expliquer. Tu retiens et tu t’amélioreras la prochaine fois.
Elle soupira d’aise.
- Tu perds du temps, de l’énergie, de l’encre et du papier pour ces informations inintéressantes. Va droit au but. Trouve l’essence même de l’échange. Ça, par exemple, c’est bien, mais incomplet.
Narhem continua ainsi et au final, Katherine dut écrire sous sa dictée un petit paragraphe d’à peine dix lignes synthétisant l’échange.
- Tu as compris ?
- Je crois mais je doute d’être capable de faire ça.
- Ça va venir, assura Narhem. Tu vas apprendre, voilà tout.
La jeune femme hocha la tête.
- Vous avez enlevé une princesse falathen juste pour en faire votre secrétaire ? demanda Katherine d’une voix humble et perdue.
- Je n’ai pas cherché à enlever une princesse mais une reine. C’est ta sœur qui m’intéressait. Que veux-tu que je fasse de toi ? Si tu ne me sers à rien, autant te trancher la gorge tout de suite, non ?
Katherine pâlit brusquement.
- Ma prise de notes s’améliorera rapidement, souffla-t-elle.
- Je n’en doute pas, cingla Narhem en retour. On retourne à mes appartements. Tu passes devant.
Katherine en resta muette. Elle gémit misérablement avant de sortir dans le couloir et de regarder à droite, puis à gauche, visiblement incapable de se décider.
- Droite, indiqua Narhem.
Katherine obéit et fut ainsi guidée à la voix tout le long du trajet. Même au bout du couloir, elle ne reconnut rien. C’était peu dire qu’elle avait un mauvais sens de l’orientation.
- Je sais prendre des repères en forêt, indiqua Katherine. Je ne me suis jamais perdue à Irin.
- C’est la même chose dans un bâtiment. Au lieu de choisir une souche, prend un statue, une tapisserie, un bibelot quelconque.
Katherine acquiesça avant de le suivre à l’intérieur. Il ferma la porte puis demanda :
- Que représente la tapisserie devant mes appartements ?
- Je ne sais pas, admit Katherine d’une voix faible.
- Va voir.
Katherine ressortit tandis que Narhem secouait la tête. L’enseignement serait long… très long…
- Une bataille, dit Katherine en revenant.
- Nous sommes dans un fort, pas un palais, précisa Narhem. Je suis combattant. Je préfère. Cela implique que toutes les tapisseries ici représentent des batailles. Ce n’est pas avec ce genre d’informations que tu retrouveras mes appartements. Décris-moi cette bataille.
- La cavalerie au nord essaye de contourner les archers par le flan tandis que les catapultes pilonnent les ponts pour empêcher les renforts et le repli des troupes ennemies.
Narhem sourit. Il ne s’attendait pas à cela. Katherine connaissait l’art militaire.
- Parfait, indiqua-t-il. Pense à toutes les regarder pour mieux te repérer.
- D’accord.
- J’attends de mon assistante qu’elle trie mon courrier, indiqua Narhem en montrant son bureau recouvert de dizaines de parchemins encore scellés. Pour cela, il m’est essentiel que tu comprennes mes besoins et mes objectifs. Prends-en un au hasard.
Katherine obtempéra et son visage resta neutre.
- Ça ne te surprend pas ? demanda Narhem.
- Quoi donc ?
- Que je reçoive des messages de la part d’une haute famille noble de Falathon.
Katherine observa le sceau et resta neutre. Incroyable ! Elle ne connaissait pas les signatures de son propre pays. Était-elle vraiment la sœur de la reine ? Narhem en aurait douté si son identité n’avait pas déjà été clairement révélée.
- Tu ne sais pas reconnaître les sceaux de ton propre royaume ? critiqua Narhem. Il ne faut surtout pas que ta sœur meure ! Tu serais une reine minable !
Katherine baissa les yeux de honte.
- C’est le sceau des Thorolf, la famille la plus inf…
- Non, le coupa Katherine. Les Thorolf ont un lion comme emblème, pas un cerf ! Je le sais quand même !
- Tu ne connais pas le fonctionnement de ton propre royaume, répéta-t-il en soupirant. La famille royale porte l’emblème du lion, qu’importe l’origine de ses représentants. Armand Thorolf porte donc, à tort mais quand même, l’emblème du lion. Ses frères, ses sœurs, ses parents, ses cousins, en revanche, ont conservé leur ancien emblème : un cerf.
Il lui parlait comme à une gamine débile. Il était décontenancé par l’ignorance de son interlocutrice. Il avait espéré trouver en cette jeune fille une personne cultivée à même de le servir correctement. Sa déception immense se lisait sur son visage et dans le ton de sa voix.
- Quelle est leur devise ? interrogea-t-il.
Katherine secoua la tête. Elle l’ignorait clairement.
- Petite chose inutile, murmura Narhem en soupirant.
- Je peux apprendre, assura-t-elle.
Ses mots n’étaient pas dictés par la peur. Elle ne tremblait pas, ne baissait pas les yeux. Au contraire, elle se tenait droite, défiant presque Narhem du regard. Cette enfant avait envie d’apprendre. Elle se rendait compte de l’immensité de son ignorance et réclamait de combler ses manques. Elle venait de trouver un défi et comptait bien le relever. Narhem sourit. L’élève venait de choisir le maître.
- Soit, répondit-il, acceptant ainsi de prendre en charge l’instruction de la jeune femme qui sourit pleinement en retour. Lis le message à voix haute.
Elle brisa le sceau et commença à lire distinctement d’une voix claire, désireuse de montrer que cela, elle savait le faire :
- Cher ami, je suis empli de tristesse. Mes deux sœurs sont mortes, assassinées cruellement au palais de Gjatil.
Katherine perdit un peu de sa superbe. Rouk lui-même écrivait ces mots, le fils d’Armand, l’actuel roi de Falathon. Pourquoi ces deux-là étaient-il en contact ?
- Rien de nouveau, annonça Narhem. Je regrette profondément ces deux décès. J’avais indiqué que je ne souhaitais surtout pas un bain de sang mais un enlèvement rapide et discret. Je suis dégoûté d’avoir mal choisi mes hommes de main. Continue.
Katherine avala difficilement sa salive puis continua :
- La nouvelle a été accompagnée de celle d’une cruelle trahison : la suivante de ma très chère Sylvie portait une faux nom. Il s’agit en réalité d’Althaïs Eldwen, la reine légitime de Falathon. Mon père m’a promis à elle depuis ma plus tendre enfance et n’a jamais trouvé bon de m’en parler. Je ne peux pas refuser. Tout a été décidé en amont. Je n’ai pas le choix. D’ici à ce que tu reçoives ce message, je serai déjà roi car le couronnement est pour demain. Tous nos espoirs tombent à l’eau. J’en suis navré, mon ami. Tu m’as offert un espoir. Il ne se concrétisera jamais. Tu n’y peux rien. Merci pour cette espérance m’ayant permis de faire de beaux rêves. Prends bien soin de toi. Amicalement. Rouk.
Katherine tremblait de rage et d’incrédulité.
- Rouk n’est pas content de devenir roi ? s’exclama Katherine.
- C’est un crétin. Son père n’arrête pas le lui répéter. Armand a tort de le prendre de cette façon. Rouk est un jeune homme sensible adorant l’art. Il a un coup de pinceau remarquable. Il ressent les couleurs et les retransmet de manière admirable. Il suffit de s’intéresser un peu et il s’ouvre, se confie, raconte tout sans limite. Ceci dit, ça ne change pas le fait que c’est un crétin, incapable de tenir un royaume. Quant à ta sœur, excuse-moi, mais passer son temps dans les tournois à regarder des hommes se taper dessus avec des épées ou dans des expositions de catapultes et de scorpions… Ils font un couple tellement harmonieux… ironisa Narhem.
Katherine resta muette face à cette réplique.
- Lis le suivant, ordonna Narhem.
- Quel était cet espoir que Rouk avait ? interrogea Katherine.
Narhem sourit. La petite ingénue demandait des explications. Voilà qui le surprenait.
- Un laisser passer pour Eoxit où il serait à la tête d’une troupe d’artiste, avec une exposition permanente dans la plus grande ville du royaume.
- Il voulait fuir Falathon pour venir faire de la peinture ici ? s’étrangla Katherine.
- Au moins est-il conscient de son incapacité à tenir un royaume.
- Espérons qu’il va écouter son père, murmura Katherine. Armand est excellent dans ce rôle. Dommage qu’il soit un usurpateur.
- Je te parie que Rouk va expédier son géniteur le plus loin possible de lui. Il est du genre rancunier et cette trahison risque de lui rester en travers de la gorge.
- Vous avez perdu votre porte d’entrée sur le trône de Falathon et vous semblez… indifférent, fit remarquer Katherine.
Narhem sourit. Son ticket se trouvait dans le donjon, torturée au métal noir. Bientôt, il aurait l’anneau d’Elgarath et tout cela n’aurait plus d’importance. Il prendrait Falathon par les armes, ayant raté son biais politique.
- Rouk sait-il avec qui il communique ? interrogea Katherine.
- Qui suis-je ? répondit malicieusement Narhem.
- Narhem Ibn Saïd, le roi de ce pays, indiqua Katherine.
- Comment s’appelle mon pays ?
- Eoxit, répondit-elle en souriant.
- Tu écoutes admirablement bien, répondit-il. Tu as bien retenu cette information dans mon discours. Où se trouve Eoxit, par rapport à Falathon, je veux dire ?
Katherine serra les dents. Elle n’en avait pas le moindre idée. Lors de son enlèvement, un sac avait été placé sur sa tête, seulement retiré pour manger. De ce fait, elle n’avait pas la moindre idée de la direction prise. Cela pouvait tout aussi bien être à l’est, au nord ou à l’ouest de la Trolie.
- Ce pays est plus grand, plus petit, équivalent à Falathon ? continua Narhem.
Katherine haussa les épaules, indiquant ainsi son ignorance.
- Rouk en sait à peu près autant que toi, voir moins car tu connais mon vrai nom, ce qui n’est pas son cas, lui apprit Narhem.
- Vous lui promettez une exposition permanente dans la plus grande ville d’un pays dont il ignore la taille, la position, la grandeur, et il accepte de laisser son trône en échange de cette chimère ? s’exclama Katherine.
- Accepterais-tu de quitter Falathon en échange d’une vie dans un immense territoire peuplé d’elfes ?
- C’est quelque chose que vous ne pouvez pas m’offrir, fit remarquer Katherine.
- Si tu le dis…
Katherine plissa des yeux, cherchant visiblement à savoir s’il était sérieux.
- Le message suivant, s’il te plaît, demanda-t-il.
Elle obtempéra. Chaque message enfonçait un peu plus Katherine dans l’ampleur de la trahison. Aucune famille n’y échappait. Narhem avait des entrées partout. Narhem expliqua les besoins de chacun, ses objectifs, ses plans pour untel, ses volontés concernant la dame, le courtisan, la servante. Finalement, il lui demanda de classer les parchemins sans lui indiquer la manière. Le classement fut cohérent. Elle avait compris. Tout n’était pas perdu. La petite montrait une intelligence fine, rapide et vive.
- Hé bien voilà une chose à laquelle tu es douée : le raisonnement, la tactique, la politique. Tu as excellemment bien compris ce que je t’ai raconté et tu en as tiré les bonnes conclusions. Tu n’es peut-être pas complètement inutile finalement.
Katherine rayonna de bonheur.
- Ceci dit, expliquer tout cela a pris du temps et le dîner est passé. Tant pis, tu mangeras mieux demain. Plume, encre, parchemin, ordonna-t-il.
La jeune femme obéit et prit sous la dictée les réponses, en s’appliquant.
- Quatre fautes, annonça Narhem en lisant le premier écrit. Trois d’entre elles sont excusables. Je ne t’ai pas encore expliqué cette règle. La quatrième, en revanche…
Katherine lui arracha le parchemin des mains et, les sourcils froncés, parcourut le document, serrant les dents de rage. Ses yeux passèrent et repassèrent sur les lignes. Elle en avait les larmes aux yeux, des larmes de colère et de déception. Elle posa le parchemin en tremblant, admettant sa défaite. Narhem lui désigna un endroit sur le texte. Katherine prit le temps de réfléchir puis corrigea elle-même sa faute.
- Que cela ne se reproduise plus, prévint Narhem.
- Je croyais que vous ne souhaitiez plus avoir du sang humain sur les mains, fit remarquer Katherine, un brin insolente.
- Si tu ne m’es pas utile, tu le seras sans aucun doute à la maison de passe devant le fort. Toute la garnison y fait quotidiennement un tour. De quoi bien remplir tes journées.
Katherine resserra les jambes à cette remarque.
- Pardon, dit-elle. Je veux apprendre, s’il vous plaît.
Avec patience et douceur, il lui expliqua les règles liées aux trois dernières fautes. Katherine dut rédiger une autre réponse, puis une autre, puis une autre. La nuit était déjà bien avancée. Épuisée, affamée, elle tenait difficilement sa plume et son nombre de faute augmentait significativement.
- Il va te falloir apprendre à accélérer si tu veux dormir davantage les prochains jours, annonça Narhem lorsqu’enfin, la session fut terminée. La salle de bain est là. Tu y trouveras des vêtements plus convenables à ton nouveau rang social. Tu te laves et tu mets seulement les habits présents dans la pièce. Ensuite, tu pourras dormir, là, indiqua-t-il en désignant une couche de paille à même le sol.
- Vous allez dormir dans le lit à côté ? supposa Katherine.
- Je ne dors pas, précisa Narhem.
- Vous ne mangez pas non plus, chuchota Katherine et il ne répondit rien.
La jeune femme disparut dans la pièce voisine et Narhem put enfin commencer sa nuit. Il l’indiqua en accrochant un collier d’ambre à la poignée de sa porte. Tout le monde au fort connaissait la signification de ce symbole. Une première femme vint se présenter, se mordant la lèvre inférieure. Narhem l’accueillit volontiers et referma sur elle les baldaquins, par besoin d’intimité mais également de chaleur.
Lorsque la dame ressortit, Narhem constata que Katherine, habillée d’une robe simple de chanvre beige, dormait profondément. Sa première journée avait été très longue. Malgré le bruit et la faim, elle s’était écroulée. Il sourit devant cette enfant offerte puis se tourna vers la porte.
Un homme venait timidement proposer un moment intime. C’était sa première fois avec Narhem. Ce n’était qu’un soldat de base, n’ayant même pas encore passé un premier niveau. Narhem l’accueillit volontiers. Il se fichait du sexe, de l’âge, des compétences, de la richesse, du sang… seul le plaisir partagé importait et le soldat se montra plus que réceptif.
« Sylvie Thorolf, l’aînée des filles d’Armand. [...] N’étant pas l’aînée, un mariage d’amour ne se révélait pas nécessaire. » => j'ai mis du temps à comprendre que Sylvie est l'aînée des filles mais pas l'aînée tout court
« Changement de plan. Je m’occupe seule de la cible » => seul
« Était-ce là la sœur de la future reine ? Elle ne semblait pas très douée en politique. » => pourtant, tout à l'heure, il avait remarqué qu'elle cachait remarquablement ses émotions, ce qui devrait lui laisser penser qu'elle joue un rôle, non ?
Si ça se trouve elle a fait exprès de faire des fautes d'orthographe (même si je ne crois pas que ça aille si loin) mais en tout cas je pense qu'elle va libérer Elian simplement en enlevant la dague
Oui, Sylvie a des frères aînés.
Katherine n'est pas complètement nulle non plus. Elle a été éduquée mais il n'empêche que Narhem est déçu. Il s'attendait à mieux.
Encore merci pour tes commentaires.
Le passage où il raconte tout à Elian est assez douteux, on dirait le cliché du méchant qui veut à tout prix raconter tout son plan à son ennemi juré au détriment de la prudence. Certes, Narhem veut se confier, mais pourquoi prendre des risques ? S'il avait dit à Elian qu'il voulait l'anneau d'Elgarath simplement pour pouvoir se bourrer la gueule parce que ça lui manque / mourir parce qu'il est fatigué de l'immortalité, et s'il te plaît Elian dis-moi où il est, de toute façon Falathon pense que l'anneau est définitivement perdu donc il ne sera plus nécessaire pour les prochains mariages, un peu de pitié pour un pauvre homme, si tu me le donnes je te libère, il y aurait eu une chance qu'elle accepte et que tout se passe simplement. En plus, Elian lui a déjà échappé une fois, et il sait qu'il ne doit pas la sous-estimer.
Et sinon, le passage avec Katherine est toujours aussi chouette, on voit vraiment que Narhem l'apprécie voire se reconnaît en elle (avoir toujours eu de mauvais professeurs mais être déterminé à progresser), et on comprend pourquoi Katherine s'attache à lui, vu qu'il est la première personne à vraiment voir son potentiel (et pas juste son sang). En tout cas c'est très différent de découvrir la relation Katherine-Narhem via Narhem-seul, il semble beaucoup plus sympathique (même si je pense que son obsession de prendre Falathon pourrait être justifiée par autre chose que simplement "je veux pouvoir passer par là pour tuer les elfes noirs")
Je n'ai pas encore lu ton chapitre mais les trois précédents étaient consacrés à Bintou non ? Dans ce cas, ce ne serait pas plutôt au tour d'Elian ?
Je sais. J'ai besoin de cette saute. C'est totalement voulu. Bien vu en tout cas !