Chapitre 36 - Bintou – Aqua

Des saisons à chercher, tenter, expérimenter, rater, persévérer et le mal avançait toujours. Les kwanza échangeaient, discutaient, proposaient, testaient, en vain. La chose grandissait.

L’aridité du désert ne sembla pas gêner le mal qui continua à vitesse réduite à grignoter du terrain, faisant fuir les rares habitants de ces terres sèches, avalant les rares plantes à y survivre.

Des dizaines de saisons dans ce désert aride à s’écharper, à faire des expériences saugrenues, avaient eu des conséquences sur le moral et la cohésion des kwanzas. Les dissensions étaient énormes. Les rixes nombreuses.

Certains échangeaient entre eux. D’autres avaient formé des groupes de deux ou trois et gardaient leurs pensées pour eux, peu désireux de se faire railler par le reste du groupe. Certains avaient disparu des senseurs et cherchaient de leur côté.

Ils n’étaient dérangés par personne. Nul ne vivait dans ce désert aride si bien que l’avancée de la corruption passait totalement inaperçue. Que se passerait-il lorsqu’elle arriverait sur des terres fertiles ? S’arrêterait-elle ou bien ravagerait-elle tout sur son passage ? Bintou ne tenait pas à le savoir. Elle comptait bien arrêter cette horreur avant que cela ne se produise.

La corruption avançait sans pause, jour et nuit. Chaque plante avalée augmentait sa vitesse. Les kwanzas réduisaient au maximum leurs montées sur le mal sombre mais pour tester des hypothèses, certains le faisaient tout de même, nourrissant ainsi le mal, mettant en colère d’autres groupes de réflexion.

La lassitude, le défaitisme envahissait bon nombre d’esprits. La liste d’idées avaient été épuisée. Aucune proposition n’avait émergé depuis des lunes. Bintou soupira. La panique qui prendrait la population en voyant arriver ce malheur sur eux risquait de faire plus de mal que la corruption elle-même.

- Je dois aller parler aux chefs de tribu ronans et leur expliquer la situation, annonça Bintou. Ils doivent bénéficier d’un temps nécessaire à se préparer et ne pas être pris de court.

- Je t’accompagne, annonça Faïza. J’en connais une grande majorité.

La première rencontre fut un échec total. Le chef de tribu ne les croyait pas et refusait de venir voir par lui-même. La mort venait vers eux ? C’était ridicule ! La deuxième fut tout aussi chaotique. À la dixième explosion de rires, Bintou dut se résoudre à l’évidence : nul ne l’écoutait. Deux saisons à tenter de convaincre les habitants environnants… pour rien. Bintou retourna dans le désert auprès des kwanza qui ne faisaient rien à part observer et noter l’avancée inexorable de la corruption.

« Bintou ? »

La Mtawala reconnut la voix de Tania dans son esprit, communiquant sur la toile générale, inutilisée, chacun travaillant seul ou par petits groupes via canaux privés.

« Qu’y a-t-il ? »

« Rania et moi avons réalisé une petite expérience et euh… nous avons commis une erreur… »

Les kwanzas commencèrent à gronder un peu partout. Chacun y allait de son insulte, de sa supputation, de ses interjections.

« Comment ça ? Explique moi depuis le départ. » demanda Bintou calmement en ignorant les remarques désobligeantes venant de toutes parts.

« Hé bien, nous nous sommes dits que l’eau, même corrompue, restait buvable alors que les plantes et les animaux mourraient au contact de ce mal alors on s’est demandé si… enfin… La corruption est née de l’eau mais ne s’en prend pas à elle… comme si elle la protégeait. »

« Tu penses que ce mal aime l’eau ? » s’étrangla Bintou qui avait toujours imaginé l’inverse.

« Qu’il la respecte en tout cas » proposa Tania. « Pour vérifier notre hypothèse, nous avons apporté de l’eau dans le désert, proche de la corruption. Nous ne l’avons pas créée, promis, juste apportée depuis une rivière lointaine. La magie nous a juste aidées à la transporter ».

« Continue » dit Bintou qui ne voyait pas où était le problème jusque-là.

« Nous avons créées une petite mare, très proche de la frontière avec la corruption, dans un endroit abrité du vent et de la chaleur, aux creux de rochers ».

« Très bien, et alors ? »

« Nous nous sommes mises dedans et avons donné de la vie à l’eau afin de prouver à ce mal que nous aussi, nous aimons l’eau, que nous sommes dans le même camp, en quelque sorte. »

« Vous avez voulu envoyer un message à cette chose » comprit Bintou.

Elles n’étaient pas les seules. Tout le monde tentait de savoir si ce mal était doué d’intelligence ou non. La toile était silencieuse. Tout le monde écoutait l’échange avec intérêt.

« Vous avez projeté dans l’eau, c’est ça ? » intervint Faïza.

« Exactement. Nous nous sommes mises l’une à côté de l’autre, au milieu de la mare, assises en tailleur, et nous avons projeté dans l’eau, lui donnant tout, ne gardant que le nécessaire pour survivre ».

« D’accord, et alors ? » demanda Bintou.

« Hé bien… euh… Nous n’avons pas vu le temps passer… On bavardait par l’esprit… On partageait nos souvenirs… On a joué à des jeux mentaux… Aux devinettes… On s’est raconté des blagues… Rania et moi ne nous ennuyons jamais alors... »

Les deux jumelles ne faisaient qu’une. Difficile en effet de les séparer. Bintou imaginait facilement que les deux sœurs puissent rester assises à ne rien faire sans pour autant s’ennuyer.

« Et donc ? » insista Bintou.

« Ça a marché… » murmura Tania.

« Qu’est-ce qui a marché ? » demanda Bintou.

- Bintou ! Regarde où elles sont ! s’exclama Faïza à côté d’elle.

Bintou utilisa le shen pour repérer leur emplacement. Elle recoupa l’information avec le suivi de l’avancée du mal réalisé par un groupe sous la supervision de Nazir. Tania et Rania se trouvaient à l’intérieur du mal.

« Nous nous portons à merveille » indiqua Tania. « Nous ne sommes pas agressées par le mal. Le sol de la mare est couleur sable, pas noir. »

- Elles ont réussi ! s’exclama Faïza. Elles ont trouvé ! Il suffit de projeter dans l’eau pour empêcher ce mal d’avancer !

« Tania… Rassure-moi… Tu ne donnes pas toute ta régénération naturelle à l’eau ! » gronda Bintou.

Les deux sœurs ne faisaient pas partie des meilleures en ce domaine.

« Nous gardons juste assez pour ne pas avoir besoin de boire, de manger et de dormir ».

« Mais vous vieillissez » comprit Bintou.

« Oui » indiqua Tania.

Bintou sentit une immense peine monter en elle.

- Bintou ? Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Faïza.

- Que se passera-t-il lorsqu’elles cesseront de projeter ?

- Le mal viendra sur elles, probablement, indiqua Mamou qui collait Bintou depuis son arrivée. Ceci dit, il avance lentement. Cela prendra du temps.

- Elles devront bien le traverser pour sortir, répliqua Bintou. Vidées de leur énergie, survivront-elles à cette épreuve ?

- Je peux aller les rejoindre et les faire sortir, indiqua Mamou. J’ai assez de régénération…

- Et nourrir cette chose ? Elle n’avance pas assez vite à ton goût ? s’exclama Bintou. Ni toi, ni moi ne devons parcourir ce monstre. Nous sommes bien trop puissants !

« Tania ? Où en est le niveau de l’eau ? » interrogea Bintou.

« Au départ, nous trempions dans une main. Il reste à peine un doigt. » indiqua-t-elle.

- Il fait très chaud. L’eau va rapidement s’évaporer et disparaître. Elles vont perdre leur protection.

« Tania, Rania, arrêtez de projeter, connectez-vous à votre moi intérieur et régénérez-vous. Prenez un maximum d’énergie. Vous en aurez besoin pour sortir de là. »

« D’accord » dit Tania.

- Elles sont mortes, annonça Faïza un battement cardiaque plus tard.

- Que s’est-il passé ? s’exclama Bintou qui l’avait senti également.

- Le mal les a avalées, pleura Mamou.

- Impossible ! Il avance…

- Il se sera nourri de l’eau gonflée d’énergie, lui permettant d’avancer à une vitesse ahurissante.

- Il faut projeter en permanence, comprit Bintou, sans jamais s’arrêter. Une seule faille et la chose en profite.

- Elles sont mortes, répéta Faïza, hagarde.

« Faites en sorte que leurs morts ne soient pas vaines. Trouvez un moyen d’utiliser leur découverte afin de détruire cette chose. »

La communauté frémit. Jusque-là, les kwanzas se croyaient immortels. Aucun décès n’avait été déploré. Ces deux-là ramenaient les magiciens à la réalité de la dure loi de la vie. Ces êtres immortels venaient de rencontrer la mort. L’insécurité les gagna. Si la corruption n’était pas arrêtée, Tania et Rania ne seraient pas des exceptions mais la règle.

- Comment utiliser cette information ? gémit Faïza.

« Si cette chose n’aime pas l’eau, alors il suffit d’en trouver. Il faut connaître l’emplacement de la moindre goutte d’eau » intervint Bassma.

« Éparpillez-vous et établissez une carte mentale des environs. Pendant ce temps, réfléchissez à un plan », ordonna Bintou.

Les kwanzas s’éparpillèrent dans toutes les directions.

 

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La corruption avançait, grignotant inexorablement le désert. Il restait très peu de temps avant qu’elle n’atteigne la verdure, et alors nul doute que sa vitesse croîtrait rapidement.

Les kwanzas se regroupèrent dans un grand cratère naturel offrant l’espace nécessaire à une assemblée d’autant de personnes.

- Je te préviens, Bintou, mes conclusions ne sont pas bonnes, commença Faïza.

Plusieurs groupes devaient proposer leurs solutions. Faïza commençait.

- Voilà mon tracé maritime, indiqua-t-elle en rajoutant un trait de couleur sur la carte mentale à laquelle tout le monde accédait.

Tandis que le trait apparaissait, elle commentait :

- Le fleuve Vehtë jusqu’au lac Lynia, puis le fleuve Ruvuma qui se jette dans le lac Tanga. De là, de l’eau souterraine jusqu’au lac Lawi et ensuite, les cours d’eau jusqu’à l’océan.

- Qu’est-ce que tu es en train de tracer ? interrogea Bintou.

- La frontière, là où nous allons devoir projeter. Je sais, c’est immense. Mais c’est loin alors le temps que le mal arrive là-bas, nous aurons tous travaillé notre régénération naturelle et avec un peu de chance, nous en aurons assez pour…

- Pour quoi ? s’étrangla Bintou. Tu proposes de laisser cette chose détruire K’Ronak, Eoxit et une bonne partie de M'Sumbiji ?

- J’avais prévenu que les nouvelles étaient mauvaises, précisa Faïza.

- Notre groupe a prévu bien moins, intervint Liyr en traçant un trait d’une autre couleur.

Elle avait exclu le fleuve Vehtë et le fleuve Ruvuma, se contentant d’entourer la partie est de M'Sumbiji.

- Il nous semble impossible de tenir une barrière aussi grande que celle proposée par Faïza.

- Ta proposition ne protège pas le nord, se glaça Bintou.

- Si nous avons bien compris, le nord est capable de se protéger tout seul, non ? la contra Liyr.

Bintou comprit qu’elle faisait référence aux eoshen. Bintou n’avait jamais révélé leur emplacement mais ils ne pouvaient pas se trouver au sud où l’océan régnait en maître.

- Lorsque ce mal toquera à leurs portes, croyez-vous qu’ils se contenteront de s’en protéger ou bien chercheront-ils à trouver les responsables pour les punir ? gronda Bintou.

- Nous n’arriverons pas à tenir une barrière aussi grande, insista Liyr. Déjà la nôtre nous semble compliquée.

- Vos deux solutions ne me conviennent pas ! Il ne faut pas laisser le continent à ce mal. Il faut agir dès maintenant, tant qu’il est encore temps ! s’écria Bintou.

- La corruption est dans un désert aride, au cas où tu n’aurais pas remarqué, rappela Faïza. Il n’y a pas d’eau dans le coin.

- Nous proposons de créer un immense marécage au nord, indiqua Gabriel. La magie nous aidera à creuser le sol. Ainsi, seul K’Ronak sera détruit.

- Vous voulez vraiment utiliser la magie pour contrecarrer la volonté de la nature ? railla Faïza. Vous avez conscience que c’est probablement la cause de ce mal à la base ? Notre solution a le mérite d’utiliser ce qui existe déjà, de suivre l’ordre naturel.

- Il faut aller demander de l’aide, intervint Bassma.

- C’est ça, la solution trouvée par votre groupe ? s’étrangla Faïza. Vous avez réfléchi tout ce temps pour en arriver à cette conclusion ? Mais dites-moi, petits malins, vous allez demander de l’aide à qui exactement ?

- À la confrérie de magiciens auprès de qui Bintou a appris. On y va tous ensemble. Ils ne pourront rien contre une force aussi grande que la nôtre, d’autant que selon leurs propres lois, ils n’ont pas le droit de nous tuer avec la magie. Je ne les crains pas.

- Tu proposes de les menacer en espérant leur aide en retour ? railla Faïza. Tu es sûre que…

- Vous ne comprenez pas… murmura Bintou en secouant la tête.

Le silence suivit cette déclaration.

- Soit… Je vais devoir faire un exemple. Je ne vois pas d’autre solution, continua Bintou.

Tout le monde se regarda, interloquée, chacun cherchant dans les regards de ses voisins quelqu’un qui aurait compris.

- Je vais tuer Bassma, sans jamais utiliser la magie contre elle, annonça Bintou en dégainant sa dague.

Tandis qu’elle marchait tranquillement vers Bassma, la kwanza lança :

- Bintou ? Tu déconnes là ? Tu ne vas pas… Merde, Bintou, non ! Arrête !

Bintou continua à avancer, plus que quelques pas. Bassma secoua la tête puis commença à lancer des sorts sur Bintou qui les arrêta d’un simple bouclier de shen, très facile à monter et à tenir.

- Atumane ! Aide-moi ! s’exclama Bassma.

- Comment ? répondit son frère.

- Tu sais te battre ! Sors ta lame ! s’écria sa sœur.

- Elle est bien meilleure que moi, répliqua-t-il. Je perdrai de toute façon.

- Si on est plusieurs à l’attaquer, elle ne pourra pas tenir sous le nombre !

- Tu veux vraiment qu’on attaque tous Bintou ?

- Elle va me tuer ! s’écria Bassma, terrorisée.

Atumane gronda avant de dégainer.

« Non » lança Bintou dans la partie de l’esprit de Faïza qui lui était réservée. « Ne m’aide pas. Reste en dehors de ça et arrête de t’inquiéter. Je ne risque rien. »

« Tu es sûre de ne pas te surestimer ? » s’inquiéta Faïza.

« Certaine ».

Une trentaine de kwanzas répondirent à l’appel de Bassma. Les autres, muets et figés de stupeur, observaient la scène interloqués, immobiles, incapables de réagir, glacés d’effroi.

Bintou élimina Atumane en un instant. Il se retrouva au sol, le cœur transpercé. Il s’en remettrait mais le temps de se soigner et Bintou aurait atteint Bassma, son objectif.

Aucun autre kwanza n’avait de compétence de combat alors aucun ne se frotta physiquement à leur mentor. Tous choisirent d’utiliser la magie qui ricocha sans difficulté sur le bouclier monté par Bintou.

Bassma tenta de s’enfuir mais elle se prit les pieds dans un assemblage de shen au sol. Elle s’écroula et se retrouva la dague de Bintou sous la nuque, pointée vers son cerveau. Elle se figea en tremblant. Plus aucune attaque magique ne ciblait Bintou. L’endroit ne vibrait que d’un immense et intense silence.

Bintou sentit Atumane se relever et rester debout, immobile. Bintou n’avait qu’un geste à faire pour tuer sa sœur et il le savait.

- Je ne suis rien comparée à eux, murmura Bintou mais tous l’entendirent. Tu crois vraiment réussir à leur faire peur ?

Bassma gémit.

- Plus jamais… Plus jamais tu ne laisses entendre que toi et tes minables compagnons puissiez être à leur niveau. Vous êtes des fourmis et eux des géants, c’est clair ?

Bassma gronda en retour.

- Tu veux mourir ? demanda Bintou, agacée du manque d’humilité permanent de la kwanza insolente.

- Peut-être que c’est ce que veut la corruption… la mort de tous les magiciens… proposa Mamou qui avait regardé l’échange de loin, n’ayant lui-même aucun pouvoir.

- Comment ça ? demanda Faïza.

- La magie a crée le problème. La corruption ne cherche peut-être qu’à nous éliminer. Après tout, son action est de voler la régénération naturelle, celle-là même qui nous rend immortels, la base même de nos pouvoirs. C’est peut-être nous, la cible. Les autres ne sont que des dégâts collatéraux.

- Et si tu te trompes ? Si notre mort ne change rien ? Qui protégera le monde ? le contra Faïza. Je ne vais pas me suicider sur une supposition.

L’assemblée confirma.

- Bassma, lâche l’affaire, ordonna Atumane.

- Tu fais chier. D’accord, c’est bon, ils sont des géants et je suis une fourmi. Là, ça te va ?

Bintou retira sa dague et se releva, un goût amer dans la bouche. Bassma venait d’obéir à son frère, pas de réellement changer de valeurs. Bientôt, elle reviendrait à ses anciennes manières. C’était une évidence.

- Parmi vous, quels sont ceux capables de projeter au-delà de leur propre immortalité, pas une broutille, disons… assez pour soigner un coup de couteau au ventre ? interrogea Mamou qui prenait la main alors que Bintou, le ventre noué, tremblait de rage.

Dix kwanzas levèrent la main.

- La solution de Faïza ne tient pas, annonça Mamou. Celle de Liyr pourrait, à condition que beaucoup s’entraînent.

- Peut-être que tout cela ne servira à rien. Si ça se trouve, la corruption s’arrêtera d’elle-même, une fois la colère de la terre passée, murmura Gabriel.

Bintou aurait tellement aimé y croire. Quel réconfort cela devait être que de posséder un espoir aussi beau ! Bintou ne le partageait malheureusement pas. Le pessimisme l’envahissait. Seul réconfort : en choisissant la solution de Liyr, la corruption gagnerait L’Jor et les eoshen protégeraient leurs terres. Avec un peu de chance, ils aideraient leurs voisins…

- Tout le monde devra méditer pour augmenter sa régénération naturelle ! répliqua Faïza.

- Non, dit Mamou.

Bintou hocha la tête pour signifier son accord.

- Douze donateurs ne seront pas suffisants, annonça Bintou. Il me faut des volontaires parmi vous pour prendre ce rôle.

- Donateurs ? répétèrent plusieurs personnes indéterminées dans l’assemblée.

- Ceux qui projetteront dans l’eau pour tenir la barrière.

- Pourquoi tout le monde ne le ferait pas ! s’énerva Faïza.

- Parce que Mamou est comme moi, indiqua Bintou. Il est plein d’espoir et d’optimisme. Il se dit qu’un jour, la nature cessera d’être en colère et rendra possible un renouveau. C’est ça, n’est-ce pas ?

Mamou hocha la tête.

- J’ai besoin de volontaires parmi vous pour devenir…

- Naturalistes ? proposa Mamou et Bintou valida.

- Naturalistes, répéta-t-elle. Ce mal va tout détruire ici mais un jour, ces terres retrouveront leur capacité à porter la vie. À nous de conserver cette mémoire. Nous allons créer un refuge, apportons-y tout ce que nous pourrons trouver : graines, plantes, spores, œufs, animaux, larves. La magie sera probablement nécessaire pour les conserver car ce mal mettra peut-être des centaines de générations avant de se retirer. Les naturalistes vont devoir courir contre le mal dans un premier temps, pour conserver leurs trouvailles dans un second, avant de tout répandre une fois la vie de nouveau possible.

- Tu es vraiment une idéaliste ! s’exclama Bassma.

- Les naturalistes ne pourront pas projeter. Ils devront, au contraire, augmenter leur compétence en magie et non en régénération naturelle. Réfléchissez bien à quel groupe vous souhaitez appartenir car il n’y aura pas de retour possible.

- Je veux être naturaliste, annonça Mamou.

- Je sais que tu adores la nature, dit Bintou. Tu adores fouiner jusqu’au fond des grottes, de l’eau ou en haut des montagnes à la recherche de la plante nouvelle aux effets ahurissants mais tu es, après moi, celui qui a la plus forte régénération naturelle. Tu dois être donneur.

- Je peux être naturaliste pour revenir donner au moment où la corruption atteindra la future zone protégée.

- Si tu augmentes ta régénération naturelle au lieu de courir les routes, le gain sera immense. Toi et moi devons nous résigner. Il va falloir méditer, tout le temps, sans relâche, pendant que les autres font le travail. Nous n’avons pas le choix.

Mamou baissa les yeux de tristesse. Autour d’eux, les kwanzas échangeaient des regards soucieux. Ils discutèrent quelques temps, réfléchissant tous ensemble. La journée était bien avancée lorsque Gabriel vint vers Bintou.

- Je veux être naturaliste, annonça-t-il sans surprise.

Bintou comptait lui donner le commandement de ce groupe. Gabriel passait tout son temps à courir les champs, à la recherche de nouvelles plantes. Mamou et lui étaient très liés.

- Je connais la faune et la flore de M'Sumbiji sur le bout des doigts, continua-t-il. J’ai idée de l’immensité du travail à accomplir et la zone protégée est trop petite.

- Trop petite ? répéta Bintou.

- Il est impossible d’y faire tenir l’immensité de variété de la nature. Des graines prennent moins de place qu’un arbre mais la zone reste trop petite. Les animaux sont les plus difficiles à maintenir. Ils ont besoin d’espace, d’autant que les prédateurs vont demander du doigté pour ne pas compromettre l’équilibre fragile qui s’instaurera là-bas une fois que nous y aurons amené des espèces étrangères. La magie nous sera utile pour les diriger mais…

- Mais ? s’enquit Bintou.

- Il y a une espèce en particulier qui nous dérange, annonça Gabriel et quelques kwanzas, de futurs naturalistes à n’en pas douter, hochèrent la tête. Elle est très intrusive, demande beaucoup d’énergie, consomme énormément de ressources, trouble l’ordre naturel. De plus, sa conservation en temps qu’espèce ne posera de toute façon pas problème puisque nous sommes là.

- Je ne comprends pas, avoua Bintou et Mamou plissa des yeux d’incompréhension.

- Je parle de l’espèce humaine, Bintou, annonça Gabriel.

- Quoi ?

- Les humains doivent quitter la zone sans quoi il ne nous sera pas possible d’y maintenir un équilibre correct. Nous sommes immortels. Si nous devons repeupler le continent – et nous espérons bien que cela ne sera pas nécessaire – nous pourrons le faire. Notre nombre est dans la limite basse de la quantité nécessaire pour assurer la survie d’une espèce, mais nous sommes immortels si bien que nous pourrons nous reproduire sans limite, et cela sera viable si nous faisons attention à bien choisir les parents afin de ne pas avoir trop de consanguinité.

- Tu te moques de nous ! gronda Bassma qui apparut à côté du groupe, comme sortie de nulle part. Je ne serai pas qu’un ventre prêt à repeupler le monde, baisant avec un homme choisi pour ses origines éloignées des miennes !

- Tu veux exterminer les msumbis ? murmura Faïza, incrédule.

- Non, nous avons plutôt imaginé les faire partir, expliqua Gabriel. La corruption est au sud. Elle avance lentement. Si les msumbis partent plein nord, ils s’éloigneront des terres sombres, gagnant ainsi énormément de temps… plusieurs générations. Assez peut-être pour donner le temps à la nature de se calmer et à ce mal de se retirer.

- Tu veux déplacer tout notre peuple au nord, comprit Faïza.

- Notre seul souci est qu’ils risquent de ne pas être les bienvenus au nord, précisa Gabriel. Après tout, les mages de la confrérie où Bintou a appris la magie y demeurent.

- Non, dit Bintou. Au nord de Falathon, j’ignore ce qu’il y a… À ma connaissance, rien.

- Bintou, dit Faïza, si la confrérie n’est ni au sud, ni au nord, ni au centre – car je les imagine mal vivre à Falathon où la magie est proscrite, alors où se trouve-t-elle ?

Bintou la transperça des yeux et Faïza reçut le message. Elle n’aurait pas sa réponse.

- Il va falloir les faire partir au plus vite, annonça Bintou, déjà afin de laisser la place libre aux naturalistes mais aussi parce qu’ils ne seront probablement pas les seuls à remonter.

- Comment ça ? interrogea Gabriel.

- Que crois-tu qu’il se passera lorsque le mal sombre atteindra les premiers hommes ? La population va paniquer. Les gens fuiront dans toutes les directions. Ceux qui choisiront le sud et l’ouest mourront. Une bonne partie ira au nord et rejoindra les msumbis. S’ils ont pu s’installer en premier, ils auront un sacré avantage.

- Je confirme, annonça Atumane.

- D’accord, mais comment comptez-vous amener les msumbis à quitter leurs terres pour s’exiler dans un endroit inconnu ? interrogea Bassma. Moi je sais que je ne le ferai pas de mon plein gré, même si on me disait qu’un mal inexorable venait à moi. J’attendrai qu’il soit sous mon nez pour fuir.

- Comme les chefs de tribu ronans, comprit Bintou. Il va falloir les forcer à partir. Nous avons besoin d’un troisième groupe.

- Tu veux utiliser la magie contre notre peuple ? s’étrangla Bassma.

- Contre ? Nous essayons de trouver une solution pour…

- Sauver des antilopes, des araignées, des loutres, des fougères et des arbres, finit Bassma à sa place. Seraient-ils plus importants que les gens que nous sommes censés protéger ?

Bintou sentit son ventre se nouer. Ce choix-là serait terriblement difficile à faire.

- Gabriel ? Si tous les msumbis se regroupent dans la zone protégée, l’endroit est-il viable ? Peut-il supporter un tel regroupement ?

- En ressources, oui, dit Gabriel. Surtout avec notre présence pour soutenir et réguler en cas de besoin.

Bassma rayonna à ces mots.

- Mais la densité sera telle que les interactions sociales deviendront compliquées, intervint Atumane. Les ressources seront limitées. De ce fait, la jalousie et l’envie apparaîtront et avec elles, le vol, l’agressivité, la guerre… Quand un territoire est trop petit pour une espèce, surtout des prédateurs, les membres s’attaquent entre eux pour réduire le poids. C’est inévitable.

Bassma dévisagea son frère. Qu’elle se sente trahie était une évidence. Il venait d’aller dans le sens contraire de sa sœur.

- Gabriel ? demanda Bintou.

- Je suis d’accord avec Atumane, indiqua le naturaliste. Le risque de frictions est énorme.

- Si tous les msumbis ne peuvent pas rejoindre la zone protégée, alors comment choisir les heureux élus ? Sur quels critères ? lança Bintou.

- Et encore une fois, c’est surprotéger une espèce en échange de millions d’autres, insista Gabriel.

- On s’en fout de tes bestioles et de tes mangues ! pleura Bassma. Nous parlons de nos frères et sœurs, de nos parents, de nos enfants…

- En partant au nord, ils auront de bonnes chances de survie, surtout s’ils s’exilent dès maintenant, la rassura Atumane. J’accepte de les guider vers ces terres nouvelles. Je suis plutôt bon en contrôle de l’esprit. Je convaincrai les trois anciens de lancer l’ordre du départ, sans qu’ils me remarquent.

- Vous allez devoir traverser Eoxit et Falathon, indiqua Bintou. Amadou connaît ces endroits pour y avoir vécu durant de longues années. Je le nomme chef des… guides.

Mamou valida la dénomination d’un geste de la tête.

- Très peu d’entre nous sont capables de manipuler ainsi l’esprit des gens, grimaça Faïza qui sentait déjà la tâche ingrate lui tomber dessus.

- Je sais, maugréa Bintou, et je ne peux pas être partout à la fois. Je dois être donneuse.

Mamou la soutint d’une douce caresse sur l’épaule. Lui aussi aurait préféré ne pas passer l’attente de l’arrivée du mal sombre à la zone à méditer pour augmenter sa régénération naturelle.

- Les guides seront peu nombreux, en conclut Bintou. Ils porteront à eux seuls l’énorme charge de sauver les msumbis. Les naturalistes collectionneront les formes de vie. Les donneurs offriront une terre d’asile pour cette collection. Tant que j’ai les matériaux nécessaires, je vais réaliser des huiles de massage afin que nous puissions continuer à nous dénouer. Meilleurs nous serons et moindres seront les risques que la barrière s’effondre. Nous avons pu constater que la moindre défaillance…

Bintou ne finit pas sa phrase. Le décès de Tania et Rania remonta à la mémoire de tous, faisant planer une atmosphère lourde sur l’assemblée.

- Nous nous retrouverons ici, à l’aube. Chacun devra avoir choisi son rôle. Bonne réflexion à tous.

Bintou passa la nuit avec Mamou à augmenter sa régénération naturelle tandis que Faïza méditait, ciblant l’ancrage de contrôle d’esprit.

À l’aube, les kwanzas étaient au rendez-vous. Une atmosphère lourde pesait sur toutes les épaules.

- Devant Mamou et moi, les donneurs, annonça Bintou et quelques mouvements commencèrent à émerger. Devant Amadou, les guides. Devant Gabriel, les naturalistes.

Seuls les dix kwanzas capables de projeter au-delà de leur immortalité se placèrent devant Bintou et Mamou. Les deux autres groupes étaient équilibrés.

- La frontière ne tiendra jamais avec si peu de monde, maugréa Bintou, même avec Mamou et moi. Il doit y avoir davantage de gens devant moi. Certains d’entre vous vont devoir revoir leur position, abandonner leur volonté pour nous rejoindre.

- Je veux aider à l’exil des msumbis, annonça Phyllis. Lorsque ça sera fait, je rejoindrai les donneurs.

- C’est sûr qu’une fois l’exil terminé, les guides deviendront inutiles, dit Mamou.

- Soit, dit Bintou. Tous les guides deviendront donc donneurs une fois la corruption parvenue aux portes de la zone protégée.

« Hé merde » grogna Bintou dans l’esprit de Mamou. « Ça veut dire que Bassma rejoindra notre groupe. Putain… J’ai pas envie d’avoir à la gérer. »

Mamou sourit à demi, trahissant à peine l’échange qui venait d’avoir lieu.

- Cette donnée rajoutée, certains d’entre vous souhaitent-ils changer de rôle ? interrogea Bintou.

Personne ne bougea.

« Fais chier. Elle n’a pas changé de groupe. »

Mamou sourit de plus belle.

- Parfait, finit-elle. Au travail !

Les donneurs rejoignirent M'Sumbiji. Tandis que Bintou créait des huiles de massage sans relâche en prévision de l’absence de matériau, les onze donneurs méditait. Chaque lune, ils sortaient de leur transe pour se rejoindre par binôme afin de se masser, éliminant les nœuds apparus, avant de replonger.

Durant combien de générations allaient-ils devoir s’offrir, se perdre, ignorer leurs besoins ? Aucun ne se rebella. Aucun ne se plaignit. Leur don de soi fut total et plein d’abnégation.

Bintou ne savait pas trop ce qui se passait sur le continent. Elle méditait sans cesse, dénouant elle-même Mamou sans perdre son lien avec sa régénération naturelle, ce qu’elle était la seule à savoir faire. Mamou, ne sachant pas se connecter avec le shen, ne pouvait pas lui rendre la pareille mais cela n’avait pas d’importance puisque l’assemblage de Bintou ne se nouait jamais.

« Tout M'Sumbiji a été vidé » annonça Faïza dans l’esprit de Bintou.

Combien de temps cela avait-il pris ? Bintou avait perdu le compte des levés et couchers de soleil depuis bien longtemps.

« Je vais aller à Eoxit » intervint Bassma.

« Ce n’est pas ce qui avait été décidé » gronda Bintou. « Nous avons besoin de donneurs. Jamais nous ne tiendrons quoi que ce soit à douze ».

Utiliser le shen lui faisait perdre son lien avec la régénération naturelle. C’était l’un, ou l’autre, pas les deux. Cependant, un arrêt de quelques instants ne changerait rien. Certes, l’absence de Bassma la ravissait mais ça n’était pas une raison pour la laisser abandonné son poste. Bassma était censée devenir donneuse. Bintou comptait bien le lui rappeler.

« Je ne peux pas laisser le massacre continuer » pleura Bassma.

« Quel massacre ? » s’enquit Bintou.

« Tu avais raison », expliqua Faïza. « Les ronans ont complètement paniqué. Les marabouts de la mouvance Shaïma ont commis l’erreur d’ouvrir leurs gueules. Tous les ronans savent que la magie est responsable. S’en est suivie une véritable chasse aux sorcières. Les marabouts sont pourchassés puis offerts au mal sombre en sacrifice. Le peuple espère ainsi calmer la colère de la nature. »

« Ils ne font que la nourrir davantage ! » grinça Bassma.

« Eoxit refuse le droit d’entrée sur ses terres aux ronans, qu’il accuse d’être responsables du mal et ne voit pas pourquoi il devrait assumer cette charge. Des centaines de marabouts ont été brûlés vifs sur les places centrales des villes et villages d’Eoxit. » continua Faïza.

« Les eoxans espèrent eux-aussi s’éviter la colère de la nature » comprit Bintou.

Après tout, cela se tenait.

« Ce sont des magiciens, comme nous » pleura Bassma. « Leur unique tort est d’avoir réagi en présence de la magie. Ils se font exterminer sur ce seul critère. »

« J’en suis navrée » indiqua Bintou « mais si nous ne tenons pas la barrière, tout ça n’aura servi à rien. Vous, les guides, êtes d’excellents magiciens mais de très mauvais guérisseurs. Sans un entraînement rigoureux, le moment venu, vous ne fournirez pas assez d’énergie. Faïza ? Où en est la corruption ? Nous disposons de combien de temps ? »

« Elle est à mi-chemin » annonça Faïza.

Bintou blêmit. Non ! Impossible ! Cela allait bien trop vite !

« Ils la nourrissent ! » répéta Bassma. « Bien sûr qu’elle avance vite ! Elle a dévoré des milliers de magiciens, des centaines de villages, de femmes, d’hommes, d’enfants... »

« D’animaux et de plantes » compléta Gabriel. « Nous tentons d’aller plus vite qu’elle pour compléter notre collection mais c’est tendu ».

« Vous en raterez forcément » le rassura Bintou. « Chaque graine ramassée est une victoire ».

« Je rentre » annonça Faïza.

« Moi pas » insista Bassma. « Je ne laisserai pas ce massacre continuer. Atumane ? »

« Désolée sœurette mais tu es seule sur ce coup-là » prévint Atumane.

Un par un, chacun des guides annonça être en chemin vers la zone protégée.

« Bassma ? » lança Bintou directement dans l’esprit de la kwanza et non via le canal publique. « Prends soin de toi, je t’en prie. Ils pourchassent les magiciens alors… reste discrète, d’accord ? »

Elle avait décidé de laisser tomber. Après tout, aucun guide ne suivait son exemple. Bassma avait le droit de suivre sa conscience.

« Je reviendrai… quand j’aurai sauvé un maximum de gens du massacre » promit-elle avant de disparaître, ne laissant qu’un immense silence derrière elle.

Bintou, installée sur le lac Tanga, un endroit merveilleux, magnifique, reprit l’augmentation de sa régénération naturelle. Elle sentit les guides arriver, récupérer leur huile de massage personnelle puis, par binôme, se rendre à leur position afin d’y méditer. Dehors, les naturalistes continuaient leur harassante et interminable tâche.

La corruption se rapprocha et bientôt, elle fut aux portes de la zone protégée. Les naturalistes passèrent la ligne invisible et cessèrent leurs allers et retours pour se concentrer sur la protection du trésor. Tous les autres kwanzas se mirent en place et de concert, projetèrent dans l’eau, à leurs pieds ou loin sous terre à travers le sol, rivière souterraine ou aérienne.

Quelle sensation étrange ! Des picotements, un soubresaut, rien de visible à l’œil mais dans le shen, un bonheur complet, total. L’eau souriait et se rugissait de bonheur. Depuis quand l’eau pouvait-elle ressentir quoi que ce soit ? pensa Bintou. Pourtant, le ressenti ne disparut pas, bien au contraire, il s’accentua au fur et à mesure que la vie affluait depuis les donneurs.

« Bintou ! Tu es celle qui donne le plus. Tous les donneurs ensemble donnent moins que toi toute seule ! » s’exclama Mehmet. « Même Mamou ne représente qu’une aiguille dans cette botte de foin ».

- Je sais, gronda Bintou à voix haute si bien que Mehmet ne l’entendit pas.

Elle ne pouvait pas utiliser le shen et projeter en même temps. Cela lui était trop difficile. C’était l’un ou l’autre, pas les deux. La question était plutôt : cela suffirait-il ?

- Jamais personne ne pourra te remplacer, murmura Mamou près d’elle d’un ton navré, prouvant que Mehmet avait fait l’effort de l’inclure dans l’échange télépathique.

Bintou n’était pas de cet avis. Trop d’incertitudes planaient encore pour pouvoir affirmer cela. Elle garda ses réserves pour elle, préférant ne pas entrer dans un débat avec son ami alors que la concentration était primordiale.

Les arbres tombaient sous ses yeux. La corruption approchait et Bintou trembla. Et si tout cela n’était que de la poudre aux yeux ? Et si ça ne fonctionnait pas ? Ne risquaient-ils pas au contraire de nourrir encore plus cette corruption avide de vie ? Bintou ferma les yeux, apeurée à l’idée de voir le désastre se produire.

Elle n’entendit rien, ne vit rien, ne ressentit rien. Elle ouvrit un œil terrifié. La corruption s’était arrêtée au bord de l’eau, tout simplement. Aucun choc. Aucune collision. Pas d’onde sismique. Juste rien. La corruption respectait cette eau puissante, s’inclinait devant sa force, admirait sa beauté, l’effleurait sans oser la blesser, la caressait avec une douceur infinie.

Ils avaient réussi. La zone protégée resterait intouchée. Bintou pensa au reste du continent. Bientôt, les eoshen verraient le mal arriver sur eux et le repousseraient. Puis, ils chercheraient les fautifs mais Bintou et ses kwanzas se trouvaient bien à l’abri, derrière des lieux de corruption, intouchables même pour les eoshen.

 

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« La corruption s’est arrêtée au bord de l’eau de son côté sur une grande partie de la frontière mais aux endroits les plus critiques, où le niveau d’eau est le plus faible, elle dépasse la moitié de la zone humide. Je préfère que pour le moment, tout le monde reste en place. »

Les donneurs ne pouvant communiquer via la shen, Mehmet gérait les pauses de chacun, nécessaires pour se faire masser et ainsi augmenter sa régénération naturelle, permettant peut-être ainsi un jour à certains de cesser de projeter afin d’effectuer un roulement. Si Mehmet se trompait et proposait aux mauvaises personnes de cesser de donner, les conséquences seraient catastrophiques. Il portait une lourde responsabilité pour laquelle il s’était porté volontaire.

Un jour, peut-être, la terre se calmerait. Sa colère redescendrait et la quantité de vie à donner pour protéger la zone diminuerait. Cela n’était que des hypothèses, des espoirs, des rêves.

- Bintou ? appela Mamou près d’elle. Ça n’a pas l’air d’aller ! C’est une grande victoire que d’avoir empêché l’avancée des terres sombres. Pourquoi ne te réjouis-tu pas ?

- Où est Bassma ? interrogea Bintou.

Mamou regarda vers le nord. La forêt de l’autre côté de la frontière mourrait d’ouest en est. Les arbres tombaient, les uns après les autres, leur vie happée par l’ombre tueuse. Bientôt, elle atteindrait le fleuve Ruvuma puis les marécages. Si Bassma n’était pas revenue d’ici-là, elle ne pourrait plus passer. Le temps était compté.

 

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- Bonjour, Bintou.

La Mtawala leva les yeux tout en continuant à projeter. Elle était capable de réaliser des tâches simples tout en utilisant le shen. Elle découvrit Bassma mais ce qu’elle vit la griffa méchamment. Il lui fut extrêmement difficile de s’empêcher de ressentir. Si elle le faisait, elle perdrait son lien avec le shen. Sa projection cesserait et le mal sombre passerait, réduisant à néant des générations d’efforts conjoints.

- Bassma… Je suis heureuse de te savoir en vie, dit-elle sincèrement d’une voix amère. Que… t’est-il arrivé ?

Son assemblage était noir et solide. Il ne vibrait plus, ne voletait plus gaiement, comme s’il avait été brûlé, calciné, détruit par une force démesurée. Les ancrages cramés se fissuraient par endroit. Seule la ligne de vie principale restait blanche mais elle tremblait.

Bassma, dégoulinante de la tête aux pieds, baissa les yeux.

- Assieds-toi et raconte-moi.

Une larme coula sur la joue de Bassma. Bintou comprit qu’elle avait vécu des moments terriblement difficiles.

- J’ai été orgueilleuse, gémit Bassma.

Ce trait de caractère était clairement celui de la kwanza. Dommage que des évènements tragiques aient été nécessaires pour qu’elle en prenne conscience.

- Gabriel avait raison ! Aucune espèce ne devrait avoir de primauté sur une autre. J’ai voulu sauvé des êtres humains. Résultat : ils se font massacrer !

- Et si tu reprenais depuis le début, que je comprenne quelque chose parce que là, j’avoue, je suis perdue, admit Bintou.

- Je n’ai pas pu sauver les ronans, indiqua Bassma. C’était trop tard. La corruption avait déjà atteint l’océan le temps que nous déplacions les msumbis. La plupart des gens étaient bloqués au sud. La traversée tuait à coup sûre. Nous sommes capables de le supporter parce que notre régénération naturelle est haute mais aucun non mage ne peut y rester plus… d’une journée, peut-être deux, à condition de ne pas dormir ou se reposer, et de ne pas être faible ou malade au départ.

Bintou hocha la tête.

- Les eoxans ont vu le mal sombre arriver sur eux et il ne s’est pas arrêté à la frontière. Le massacre des marabouts n’a servi à rien. Le roi a ordonné un départ dans le calme vers le nord. C’était sans compter sur le roi de Falathon. Il a refusé le passage aux eoxans. La magie, il déteste vraiment ça. Il était au courant des accords passés avec nous mais également de la présence de marabouts tueurs. Ses soldats exécutaient toute personne tentant de passer le fleuve Vehtë. Quelques eoxans passèrent de nuit mais cela restait marginal.

Bintou soupira.

- Je suis devenue la maîtresse du roi de Falathon, annonça Bassma. Je l’ai manipulé et l’exode a pu avoir lieu. Les eoxans ont commencé à traverser par milliers, remontant plein nord au-delà des montagnes vers la terre promise, celle sur laquelle les msumbis avaient eu la possibilité de s’installer en premier.

Bintou acquiesça. Jusque-là, tout se passait plutôt bien.

- Sauf que mon contrôle d’esprit nécessite que j’ai un contact visuel avec le roi. Il peut être loin tant que je le vois. À de nombreuses reprises, je ne parvenais pas à me trouver en sa compagnie. À chaque fois, il grondait, insultait tout le monde, ordonnait de cesser cette folie, sortait fou de rage, me permettant de reprendre le contrôle et il se calmait.

Bintou plissa des yeux. Combien de temps avait-elle réussi à tenir ?

- Certains petits malins ont commencé à faire le lien avec moi, indiqua Bassma. Ils m’ont accusée de sorcellerie. Je me suis enfuie.

Bintou frémit.

- J’ai réussi à m’échapper sans difficulté mais je voulais savoir combien avaient réussi à passer avant que les soldats falathens ne reçoivent un contre-ordre et ne se mettent à exterminer sans remord. Il s’avère qu’un tel massacre n’a jamais eu lieu. Le roi falathen a laissé passer tout le monde, disant « Bon débarras. Qu’ils disparaissent dans le nord et qu’on n’entende plus jamais parler d’eux, maudits soient-ils. Je ne veux pas avoir leur sang sur mes mains ».

Bintou soupira d’aise. Que de bonnes nouvelles ! Cela n’expliquait pas la situation actuelle de Bassma.

- En arrivant de l’autre côté des montagnes…

Bassma arrêta de parler. Bintou comprit qu’elle arrivait à la partie difficile de son récit.

- Les terres du nord n’étaient pas vides de vie, pleura Bassma.

- Évidemment ! s’exclama Bintou. Heureusement, sans quoi nous aurions envoyé les msumbis vers une bien piètre terre promise.

- Tu ne comprends pas. Il y avait une espèce intelligente là-haut.

Intelligente ? répéta Bintou en pensées. Comment ça ?

- Ces êtres humanoïdes sont calmes, tranquilles, pacifiques, doux. Ils communient avec la nature, vivant en lien direct avec elle. Ils vivent nus en petits groupes ou solitaires. Nomades, ils ne maîtrisent ni le feu, ni les outils. Ils n’en ont pas besoin. Ils parlent à la nature qui leur répond.

- Ils… parlent… avec… quoi ?

- Les shamans msumbis ont immédiatement vus le potentiel et ont commencé à échanger avec eux. Les elfes des bois ont…

- Les quoi ? Comment les as-tu appelés ?

- Les eoxans les ont nommés ainsi, précisa Bassma, parce qu’ils ont des oreilles pointues, comme les elfes noirs, mais que leur peau est blanche, leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus.

Des elfes ? répéta Bintou, hagarde tandis que Bassma poursuivait :

- Les elfes des bois ont accepté de partager leur savoir avec les msumbis et si les échanges ont été difficiles au début, cela promettait. Jusqu’à l’arrivée des eoxans.

- Que s’est-il passé ?

- Deux choses : tout d’abord, en constatant la présence des msumbis au nord, ils ont commencé à voir rouge. Ils leur ont demandé pourquoi ils étaient partis, leur départ datant de bien avant la découverte de l’existence de la corruption.

Bintou grimaça.

- Personne n’a pu répondre. Nul ne savait vraiment pourquoi ce grand exil avait eu lieu.

- Nous avons manipulé l’esprit des anciens pour les encourager en ce sens, dit Bintou.

- Et l’esprit de nombreux chefs de tribus, compléta Bassma. Nous leur avons juste donner l’envie de partir vers le nord, sans la moindre raison. Les eoxans les ont traités de menteurs. Personne ne quitte sa maison sans raison valable !

- Ça se comprend, lança Bintou tristement.

- La seule raison expliquant qu’ils pouvaient être au courant de l’arrivée prochaine du mal était qu’ils étaient responsables, eux… ou nous, plus exactement.

- Ils pensent que les kwanzas sont à l’origine du mal sombre ? s’étrangla Bintou. Nous essayons au contraire de lutter contre ! De protéger le monde !

- D’une certaine manière, ils n’ont pas tout à fait tort, intervint Mamou qui écoutait depuis son emplacement non loin.

- Tu n’es pas censé projeter ? gronda Bintou.

- Je peux parler et projeter en même temps, répliqua Mamou en haussant les épaules.

- J’ignorais, indiqua Bintou. Et donc ? Nous sommes responsables parce que ?

- Nous avons crée les marabouts qui ont crée le mal noir, affirma Mamou.

- Dans ce cas, gronda Bassma, les responsables sont les mages de la confrérie. Après tout, si Bintou n’était pas magicienne, tout cela ne serait pas arrivé.

- J’ai sauvé tant de gens grâce à la magie ! répliqua Bintou. J’ai formé tant de gens qui en ont sauvé tellement ! Cela ne compte-t-il pas ?

- Bien sûr que si ! répliqua Bassma. Nous n’y sommes pour rien, ni toi, ni personne. C’est arrivé, c’est tout. Chercher des responsables ne changera rien.

- Cela évitera peut-être que ça se reproduise, répliqua Mamou, acerbe.

Bintou baissa les yeux. Que Mamou doive donner sa vie, s’ennuyer à mourir, méditer et projeter pendant des générations et ce alors qu’il détestait ça le rendait d’humeur maussade.

- Les eoxans semblent partager ton point de vue, annonça Bassma. Ils ont bannis les msumbis dans un désert voisin… moins aride que celui où la corruption est née mais sec quand même. Parce que j’ai voulu sauver des êtres humains, j’ai rendu nos actions précédentes inutiles. Notre peuple aurait été heureux dans le nord mais j’en ai voulu davantage. Je n’ai pas supporté de voir d’autres humains mourir. Au lieu de vous écouter, de venir remplir ma mission ici, d’écouter Gabriel qui répétait qu’une vie n’était rien tant que l’espèce survivait, j’ai eu la vanité de croire que je pourrais sauver tout le monde. Résultat : les msumbis sont voués à une vie de merde dans un désert aride.

- Mamou, j’aimerais que ce léger détail reste entre nous trois. Nous avons besoin d’espoir, pas de tristesse ou de rancœur. J’aimerais que chacun reste concentré sur sa tâche sans divaguer. Alors les msumbis sont au nord et vivants. Nul autre détail n’a besoin de sortir de cette conversation privée.

Il hocha la tête.

- Quelle est la seconde chose qui s’est passée lorsque les eoxans sont arrivés dans le nord ? interrogea Mamou qui ne perdait pas de vue l’échange de départ.

- Les elfes des bois qui discutaient avec les shamans se sont cachés dans des huttes, terrifiés. Les soldats eoxans sont tombés dessus en fouillant le village pour obliger les habitants à se rendre dans le désert.

Bassma fit une pause. Son visage se fit immensément triste.

- Je ne saurais exactement rapporter la scène car soudain, les eoxans sont devenus fous.

- Fous ? répéta Bintou, abasourdie.

- Ils se sont jetés sur les femmes autochtones pour les violer sauvagement, se battant entre eux pour avoir la possibilité de poser la main sur elles.

- Quoi ?

- Évidemment, les hommes elfes tentèrent de les protéger mais à mains nues contre de l’acier et des armures ? Ils ont tous été massacrés. Aucune femme n’a survécu aux assauts bestiaux des eoxans. Les msumbis ont regardé la violence sans intervenir, interloqués, abasourdis, muets de stupéfaction.

Bintou n’en revenait pas non plus.

- Le décès des femmes elfes a fait revenir le calme. Le bannissement a repris et les soldats ont repris leurs esprits. Plusieurs nobles, paysans et officiers de l’armée ont cependant pris note de l’évènement. Les eoxans ont fait passer l’information quant à la présence d’êtres vivants sur ces terres. Un message de prudence est passé… mais pas seulement. Certains… se sont lancés dans une chasse aux elfes des bois.

- Ils les chassent pour s’approprier leurs terres, supposa Mamou.

- Pas seulement, indiqua Bassma. La réaction des soldats face aux femmes elfes a donné des idées… et des envies à certains. Les chasseurs exécutent les mâles mais gardent les femelles, soit pour un usage personnel, soit pour les vendre.

- Femelles ? répéta Bintou, choquée.

- Les eoxans les considèrent comme des animaux… des singes… très beaux mais très cons. Encore une fois, ils vivent nus, sans feu, sans outil, sans toit au-dessus de leurs têtes. Ils ne parlent pas, ils chantent, ce qui donne l’impression d’avoir des animaux devant soi.

- Sont-ils intelligents ? interrogea Mamou.

Bassma fit une moue mi figue, mi raisin. Ne savait-elle pas ou bien refusait-elle de répondre ?

- Ces créatures pacifiques se sont défendues, continua Bassma. Les elfes peuvent communiquer avec la nature. Ils ont demandé à des loups, des ours ou des lynx de venir les défendre. Contre des épées et des flèches, ça n’a pas servi à grand-chose et bientôt, un peu partout, des corps d’elfes mâles ont jonché le sol tandis que les femmes hurlaient dans des tentes et dans les premières caves, attachées par des liens crées à la va-vite.

- Ce sont des porcs, gronda Mamou.

- Ce sont des êtres humains, répliqua Bintou.

- Pourquoi les ai-je sauvés ? s’exclama Bassma. J’ai risqué ma vie pour eux. J’ai risqué que la frontière ne tienne pas à cause de mon absence. Tout ça pour quoi ? Pour qu’ils bannissent nos gens et massacrent ces créatures douces et tranquilles ? Je ne l’ai pas supporté. J’ai voulu…

Bassma grinça des dents.

- À croire que je n’en avais pas eu assez, gémit-elle. À croire que mes interventions pourries ne m’avaient pas encore appris l’humilité et la modestie. J’ai pensé… que je pourrais sauver ces créatures. Quelle présomption !

Bintou fronça les sourcils.

- Que tu aies du cœur et que tu veuilles aider les autres est une qualité, Bassma ! murmura-t-elle.

- J’ai trouvé un groupe de femmes elfes sur lequel fondaient des eoxans. Ils leur tomberaient dessus avant la fin de la journée. J’ai voulu… leur donner une chance… un coup de pouce… une aide. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elles pouvaient faire pour s’en sortir alors je ne risquais pas de leur dire. J’ai décidé… de transmettre à l’une d’elle la connaissance.

- Quelle connaissance ? interrogea Bintou.

- Toute la connaissance, indiqua Bassma. J’ai trié mon esprit pour y prendre tout mon savoir : les différentes langues des hommes, les lois, les coutumes, les outils, le feu, les cartes, les modes de vie, les vêtements, les armes, le métal. Je n’ai enlevé que l’usage de la magie. J’ai placé toutes nos connaissances sur la corruption en espérant que ces créatures proches de la nature trouveraient une solution.

Bintou hocha la tête. Cela lui semblait être une bonne idée.

- Je me suis approchée du groupe féminin. J’ai choisi une adolescente afin qu’elle vive le plus longtemps possible avec ce savoir. J’ai activé la magie. En voyant son assemblage, je me suis dit « Trop facile ».

- Pourquoi ? interrogea Bintou, surprise d’une telle remarque.

- Parce qu’elle n’en avait pas.

- Elle n’a pas d’assemblage ? s’étrangla Bintou.

- Aucun elfe des bois n’en a, indiqua Bassma. Cela m’a beaucoup attristée.

- Pourquoi ? interrogea Mamou, surpris de l’émotion choisie.

- Parce que cela allait dans le sens des eoxans.

Bintou et Mamou lui lancèrent un regard interrogateur.

- Tu es beaucoup restée au mont Namuli alors peut-être n’as-tu jamais été confrontée à cette situation, commença Bassma en se tournant vers Bintou. Le fait est qu’en se promenant en pleine nature, on rencontre souvent des animaux, parfois carnivores et agressifs. Atumane et moi avons deux manières bien différentes de gérer le problème. Il sort ses armes et intimide son adversaire. Souvent, l’animal s’enfuit. Parfois, il y a combat et Atumane le tue aisément. Après tout, c’est un excellent combattant.

Bintou hocha la tête.

- Ce n’est pas mon cas, admit Bassma. Je n’ai aucune notion de lutte, pas la moindre, ni à mains nues, ni armée. Pour éviter de me faire attaquer, je pénètre l’esprit des animaux et je leur dis de s’éloigner.

- Et ils t’obéissent ? s’étonna Mamou.

- Oui, c’est même très facile… puisqu’ils n’ont pas d’assemblage.

Bintou et Mamou se figèrent à ces mots, comprenant l’implication.

- Sans assemblage, ils ne se protègent pas de mon entrée. Leurs pensées sont simples, basiques, pures, évidentes. Les contrôler est vraiment aisé. D’autant que je ne leur demande pas quelque chose de compliqué, juste de passer leur chemin.

- Qu’elle n’ait pas d’assemblage était donc une bonne nouvelle, en conclut Mamou.

- Ou pas, indiqua Bintou. À quoi bon mettre du savoir dans l’esprit d’un animal ? Donner à un singe le savoir lié au feu ne va pas forcément l’amener à en faire. La compétence de tissage ne l’habillera pas.

- Exactement, confirma Bassma. Mais bon, de toute façon, je risquais quoi ? Au pire, il ne se passait rien, pas vrai ?

Bintou et Mamou hochèrent la tête. Bassma resta silencieuse, incapable de prononcer un mot de plus.

- Qu’est-ce qui s’est passé quand tu as mis le savoir dans son esprit ? Elle a été capable de l’utiliser ? demanda Mamou, curieux et impatient de savoir.

- Je me suis évanouie. J’ignore combien de temps je suis restée inconsciente, annonça Bassma. À mon réveil, les femmes elfes n’étaient plus là. Les eoxans à leur poursuite non plus. J’ai voulu les suivre en utilisant la magie.

Une larme coula sur la joue de Bassma.

- J’ai peur de poser la question mais il va bien falloir alors… Il ressemble à quoi ? Il est détruit, n’est-ce pas ?

- De quoi parle-t-elle ? s’enquit Mamou.

- J’ai vu ton regard posé sur moi. Il est mort, c’est ça ?

Bintou fit la moue.

- De quoi parle-t-elle ? répéta Mamou.

- De son assemblage, indiqua Bintou. Il est intact, entier, tout est à sa place mais les fils et les ancrages sont calcinés, statufiés, sombres. Plus rien ne vibre ni ne bouge, à l’exception de son fils principal, seule tache blanche au milieu de la noirceur.

- Je peux toujours contacter mon moi intérieur, confirma Bassma. Et heureusement ! Sinon, je ne serai pas là.

- Pourquoi ? demanda Bintou.

- C’est l’elfe qui t’a fait ça ? demanda Mamou en même temps.

Bassma haussa les épaules en direction de Mamou.

- Qu’en sais-je ? répondit-elle. J’ai tenté de pénétrer son esprit et l’instant d’après, mon assemblage était grillé. Il est tentant de faire un lien.

- Je n’ai jamais rien croisé de tel, indiqua Bintou.

- Je ne sais même pas si j’ai réussi ou échoué, pleura Bassma. J’ignore si Ariane a reçu le savoir ou non.

- Ariane ? répéta Bintou.

- J’ai entendu les femmes autour d’elle l’appeler ainsi, indiqua Bassma.

- Si les elfes des bois parlent et se nomment, alors ils sont intelligents, assemblage ou pas, gronda Bintou.

- Ce n’est pas l’avis de tout le monde, souffla Bassma. Pour répondre à ta question, Bintou, quand je me suis réveillée, j’ignorais où je me trouvais. Je veux dire… Je n’ai jamais appris à m’orienter avec le soleil, les étoiles ou la mousse sur les arbres. J’ai toujours eu la magie à ma disposition alors à quoi bon ? Je savais que j’étais au nord et que vous étiez au sud mais en dehors de ça, honnêtement…

Bintou grimaça. Cela expliquait que Bassma ait mis autant de temps à revenir. Elle s’était perdue, tout simplement.

- J’ai marché au hasard, terrorisée à l’idée de tomber sur des bêtes sauvages et de ne pas pouvoir m’en défendre. Je suis tombée sur des eoxans. J’ai dis que je m’étais perdue et que je cherchais ma famille. Ils m’ont crue et m’ont gentiment amenée vers la route principale. Je l’ai suivie en sens inverse du flux, observant chaque visage, faisant mine de chercher quelqu’un. La nuit, je me faisais recueillir auprès de groupes divers me donnant asile. J’aurais pu marcher sous la lune, ne me fatigant pas et voyant comme en plein jour, mais je risquais trop de me faire attaquer par des lynx, des loups ou des ours. J’ai choisi de rester près d’un feu. De gentilles personnes ont accepté de me donner des cours accélérés d’orientation et de survie basique.

Bintou sourit.

- J’aurais tellement aimé qu’ils m’agressent, qu’ils m’attaquent, qu’ils m’insultent, qu’ils essayent de me violer, de me voler, de s’en prendre à moi d’une façon ou une autre. Mais non ! Ils étaient adorables, tous. C’était comme si les exactions dont j’avais été le témoin n’avaient jamais existé, qu’elles appartenaient à un autre univers, à une réalité différente.

- Le monde n’est pas blanc ou noir, murmura Bintou.

- Arrivée à la frontière, j’étais capable de m’orienter seule et heureusement car plus un eoxan ne se trouvait là. Ils couraient tous loin des terres sombres. J’ai hurlé de joie en réussissant pour la première fois à faire du feu ! Et dire qu’avant, d’une pensée, la flamme naissait. La magie me manque. J’ai l’impression d’avoir été amputée, qu’un organe majeur est manquant.

Bintou serra les dents. Elle s’imaginait avec horreur vivre la même chose.

- Aucun humain ne se trouvant là, j’ai pu avancer sans m’arrêter, une torche enflammée à la main me permettant de repousser d’éventuels prédateurs. J’ai rencontré des loups, des ours, des lynx, des pumas, des sangliers et bien d’autres animaux sauvages. Certains m’ont attaquée et blessée. Je me suis soignée. Un loup a plongé sa gueule dans mon ventre pour commencer à dévorer mes intestins. Ça fait très mal…

Bintou grimaça.

- Quand j’ai rencontré un lac, j’ai hurlé de joie, pensant être arrivée au lac Tanga. J’ai plongé pour le traverser. Le froid, la fatigue, tout cela ne m’atteint pas grâce à ma forte régénération naturelle alors nager en eaux calmes ne me fait pas peur. La vie m’a une fois de plus rappelée à l’ordre. Vanité… Vanité…

Bintou grinça des dents. Décidément, Bassma n’apprenait pas vite et la pauvre n’avait pas eu de chance.

- Au milieu du lac, des tourbillons m’ont entraînée vers le fond. Impossible de leur échapper. Leur force terrible me tirait inexorablement. J’ai cessé de lutter pour entrer en contact avec mon moi intérieur. J’ignore combien de temps je suis restée dans l’eau. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais sur une plage à cracher de l’eau. Le soleil m’apprit que j’étais au sud.

Bassma était en retard, certes, mais cela aurait pu être bien pire.

- Je suis partie vers le sud. J’ai marché le long de la rive est du fleuve Ruvuma, ayant peur de la corruption qui viendrait forcément par l’ouest à un moment ou à un autre. J’ai trébuché. Ma main s’est posée sur une grenouille colorée et mon cœur s’est arrêté. J’ai réagi immédiatement en contactant mon moi intérieur. Sans cela, je serai morte. La grenouille était venimeuse, comme à peu près tout dans ces marécages immondes. Crocodiles, moustiques, grenouilles, serpents, sangsues, je n’ai jamais croisé environnement aussi désagréable et agressif.

Bassma avait vraiment eu un voyage difficile.

- Je suis tombée sur un second lac. Cette fois-ci, je me suis montrée prudente. J’ai avancé doucement mais l’eau était calme et j’ai pu atteindre la rive opposée sans soucis. Constatant ta présence, je suis venue vers toi… et Mamou. Vous avez réussi, alors ?

Bintou hocha la tête.

- La barrière tient bon. La corruption ne passe pas.

- Elle n’a pas encore atteint le fleuve Ruvuma, comprit Mamou.

- En pleine journée, on peut voir les arbres tomber tandis que le mal avance le long de la frontière nord, indiqua Bintou en désignant de son doigt la direction devant elle. Bassma, je peux essayer de te rendre tes pouvoirs. J’ai fait une huile de massage pour toi aussi en prévision de ton retour. Je ne peux rien promettre mais…

- Je ne demande rien. J’ai été prétentieuse, orgueilleuse et vaniteuse. C’est ma punition et je l’accepte.

- Tu as été assez punie, estima Bintou. Laisse-moi essayer.

- Merci, Bintou… de ne pas me rejeter.

- Pourquoi le ferais-je ? Tu es l’une des nôtres !

- J’ai refusé d’obéir…

- Tu as écouté ton cœur. Il n’y a rien de plus beau. Sois fière de ce que tu as fait. Tu as commis une erreur et tu as essayé de la réparer. Tentons maintenant de retrouver ton trésor perdu.

Bintou rajouta une nouvelle routine à ses journées. En plus de Mamou, elle massait Bassma. Étrangement, elle parvenait à entrer en méditation quand Bintou caressait ses ancrages mais son assemblage brûlé ne réagissait plus à la magie. De nombreuses lunes ne semblèrent pas changer quoi que ce soit.

- Est-ce seulement possible ? interrogea Mamou un matin.

- Je n’ai jamais rencontré une telle situation, indiqua Bintou. Je pense… qu’il y a un dernier espoir.

Bassma se tourna vers Bintou pour écouter.

- Laquelle ? s’enquit Mamou.

- Il faudrait que Bassma entre en méditation hyper profonde.

- Méditation hyper profonde ? répéta Mamou. C’est quoi ?

- Je n’ai réussi à amener qu’une seule personne à s’y plonger mais cela s’est reproduit à chaque massage. Je ne suis jamais parvenue à atteindre ce stade moi-même mais j’ai été témoin de ce qui se passe quand on y arrive.

Bintou laissa un petit temps de silence avant de reprendre.

- L’assemblage… se disloque. Il… explose pour devenir des millions de petits flocons de neige et lorsque le sujet revient, les lucioles brillantes se ressoudent pour reformer l’assemblage initial.

- Ça a l’air merveilleux… et terrifiant à la fois, admit Bassma.

- Tu crois que cela permettra une remise à zéro de son assemblage, comprit Mamou. Tu es capable de plonger Bassma dans une méditation aussi profonde ?

- Non, dit Bintou. Je n’ai pas ce qu’il faut.

- Que te manque-t-il ? demanda Bassma, pleine d’espoir.

- L’huile de massage est de qualité médiocre. J’ai besoin de la perfection, annonça Bintou.

- Je te trouverai toutes les plantes et matériaux que tu demanderas, assura Mamou.

- Ce n’est pas d’ingrédients dont j’ai besoin, mais d’un…

Bintou grimaça.

- D’un quoi ? interrogea Mamou.

- Je ne sais pas dire ce mot en mbamzi. Je doute même qu’il existe seulement dans cette langue. Ça n’existe pas à M'Sumbiji.

- Dis-le en ruyem, proposa Mamou.

Bintou secoua négativement la tête. Y en avait-il à Eoxit ou Falathon ? Elle l’ignorait.

- En ronan ? insista Mamou mais Bintou refusa également.

- Tu parles une autre langue que celles-là ? s’étrangla Bassma.

- Celle de la confrérie des mages, comprit Mamou.

- Mais où as-tu appris la magie ? s’exclama Bassma.

- Loin, répondit Bintou. C’est… Je suis désolée, je ne sais pas décrire correctement ce dont j’ai besoin. Je manque trop de mots. C’est fait en… cuivre, je suppose, je n’en suis pas certaine. J’ai utilisé cet objet sans jamais me demander comment il avait été fait, par qui et avec quoi. J’ignore si l’huile de massage parfaite est nécessaire ou s’il est possible, avec de l’entraînement, d’atteindre la méditation hyper profonde sans.

- Je ne sais déjà pas entrer en méditation profonde, maugréa Bassma.

- Tu as autre chose à faire ? railla Bintou.

Bassma fit « non » de la tête avant de baisser humblement les yeux. Cela changeait de la femme revendicatrice, hautaine et prétentieuse qu’elle était jusque là.

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blairelle
Posté le 09/09/2023
Aaaaaah c'est donc pour ça que les Eoxans détestent la magie ! Je pensais que c'était propre à Narhem mais visiblement c'est son peuple.
Le massacre des elfes des bois, l'exil des Eoxans et des msumbis est expliqué d'un point de vue plus global.
Si j'ai bien compris, toute les terres au sud du fleuve machin ont été changées en terres sombres, sauf la petite zone protégée par Bintou. Mais le fleuve empêche les terres sombres de se propager (pourquoi ? grâce aux eoshens ?) et les terres sombres sont entièrement délimitées par le fleuve et l'océan ? (Encore une fois j'aimerais beaucoup une carte...)
Enfin je me demande si Bassma n'est pas l'épouse du roi de Falathon à l'origine de l'anneau magique. Vu que son assemblage a été "brûlé".

Notre seule souci => notre seul souci
Ils courraient tous loin des terres sombres => ils couraient
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Tout ce qui est au sud du Congo sont les terres sombres. La moitié nord du Mozambique est la forêt protégée. Le fleuve Vehtë est horizontal, à l'ouest il se jette dans l'océan, à l'est, il prend sa source dans le lac Lynia. Du lac Lynia part plein sud un autre fleuve : le fleuve Ruvuma. A l'est du fleuve, il n'y a que des marécages (mystérieusement épargnés par les terres sombres). Le fleuve Ruvuma se jette dans le lac Tanga d'où les kwanzas ont monté leur protection (le lac Tanga existe réellement, regarde sur une carte d'Afrique). Tout le reste du sud du continent africain est constitué exclusivement des terres sombres, jusqu'à l'océan (à l'ouest et au sud). L'Jor est l'Ethiopie (et les petits pays environnants) donc au nord est du lac Lynia. Falathon est le Congo. Au dessus, tous les petits africains et nord africains constituent Eoxit.

La question de pourquoi les terres sombres se sont arrêtées au fleuve Vethë, devine quoi ? Oui, on va y revenir...

Merci pour les coquilles !
blairelle
Posté le 09/09/2023
OK d'accord, donc les terres sombres sont entièrement encerclées par l'eau (des fleuves, un lac, un océan et des marécages), c'était surtout ça la question.
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Fleuve au nord, fleuve au nord est, Zone protégée à l'est, océan pour tout le reste. Dalak est la seule exception : zone étrangement miraculée (mais qui ne l'a pas toujours été vu qu'il n'y a rien de vivant là-bas).
blairelle
Posté le 09/09/2023
Dalak c'est pas la zone protégée par Bintou et compagnie ?
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Non, Dalak c'est l'endroit où vivent les elfes noirs. C'est très au nord des terres sombres, un petit endroit minuscule paumé entouré des terres sombres, mais en fait pas très loin du lac Lynia et donc d'Irin et de Falathon (à peine deux jours de marche là où il faut un mois pour atteindre le lac Tanga). Dalak, c'est une montagne qui, à chaque qu'il pleut, est mangée par les terres sombres, qui reculent à chaque fois qu'il fait beau. Il n'y a rien de vivant là-bas, en dehors des elfes noirs qui y crèvent de faim.
blairelle
Posté le 09/09/2023
Ah d'accord, je pensais que les elfes noirs s'étaient installés dans l'oasis créée par Bintou, mais du coup non c'est deux endroits différents qui survivent tous les deux au milieu des terres noires
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