Marianne avait faim et soif mais ne le ressentait presque pas tant elle avait froid. Cela faisait des heures qu'il pleuvait sans cesse. Ses vêtements étaient trempés et venaient se coller à sa peau en plaques glacées, ses cheveux tombaient en mèches éparses devant son visage. La nuit était tombée depuis longtemps déjà. Au-dessus de sa tête, elle entendait le clapotis des gouttes d'eau s'écrasant sur les feuilles des arbres. Elle éternua plusieurs fois, et se dit qu’elle allait tomber malade.
Au moins, pensa-t-elle dans l'espoir fou de trouver un avantage à une situation désespérée, la plaie qu’elle avait à la paume depuis que les démons l’avaient attaquée dans sa cuisine, lavée par l’eau de pluie, avait peut-être moins de risques de s’infecter. Elle n'aurait su dire dans quelle état elle était. Les démons avaient attaché ses poignets au tronc d'un arbre, derrière son dos, et ses membres étaient trop engourdis pour qu'elle puisse trouver la force de se tordre pour l'examiner. Le froid et les liens, serrés trop forts, avaient rapidement anesthésié ses mains, et elle ne sentait déjà presque plus le bout de ses doigts. Encore un avantage: sa blessure ne lui faisait pas vraiment mal.
Une violente quinte de toux la prit soudain, chaque mouvement dans sa gorge lui arrachant des grimaces de douleur. Sa bouche était aussi sèche que du papier de verre.
Dans un gigantesque effort, elle leva lentement la tête, poussant un long gémissement. Elle était restée dans la même position pendant des heures, la tête reposant sur sa poitrine, et sa nuque raidie, en se dépliant, lui causait une douleur cuisante.
Lorsqu'elle parvint enfin à lever la tête, elle s'accorda encore un moment pour reprendre son souffle, l'eau s'écrasant en grosses gouttes contre son visage, puis elle ouvrit la bouche, avalant le plus d'eau de pluie qu'elle le put. Les premières gorgées furent douloureuses, chaque mouvement de déglutition la faisait grimacer. Puis sa gorge, de nouveau hydratée, cessa de lui faire mal, et elle but longtemps.
Quand elle fut enfin désaltérée, elle baissa de nouveau la tête et regarda autour d'elle.
Les trois autres ne semblaient pas en meilleure forme. Aucun d'entre eux ne parlait ni ne bougeait. Elle voyait à peine leur poitrine se soulever au rythme de leur respiration difficile. À l'autre bout de la petite clairière dans laquelle les démons les avaient attachés pour la nuit, elle devinait les silhouettes, l'une massive et l'autre plus menue, de Clément et Suzanne Nevin. Tous deux avaient le visage et les bras couverts de plaies, dont certaines faisaient vraiment peine à voir. Les démons-corbeaux avaient dû particulièrement s'acharner sur eux.
Sur sa droite, elle entendait la respiration sifflante de Claude. Quelques temps plus tôt, elle avait deviné qu'il avait dû s'endormir, mais avant cela il avait été pris de plusieurs quintes de toux, qui lui avaient semblé bien inquiétantes. Le pauvre était vraiment mal en point. Normal, à son âge. Elle se demanda dans quel état il serait au lever du jour.
Elle tourna la tête vers sa gauche. Les démons-hommes étaient là, endormis autour des cadavres des bûches qui leur avaient servi à faire du feu un peu plus tôt. Les loups, pour beaucoup d’entre eux, s’étaient blottis contre leur maître respectif, les flancs des bêtes s’élevant et s’abaissant lentement, au rythme des ronflements tonitruants des hommes. Marianne observa un instant les rares braises encore chaudes s'éteindre une à une, trouvant dans cette vision quelque chose de réconfortant, bien qu'elle n'aurait su dire quoi au juste.
L'un des démons-hommes se retourna soudain dans son sommeil en poussant un grognement qui la fit sursauter. Ils s'étaient tous endormis après leur repas, composé de viande qu'ils n'avaient pas pris le temps de cuire alors qu'ils avaient pourtant déjà allumé leur feu, sans même prendre la précaution de confier à l'un d'entre eux la charge de surveiller les otages. Lorsqu'elle s'en était rendue compte, Marianne avait senti l'espoir ressurgir en elle. Elle avait attendu d'être sûre que tous les démons dormaient profondément, puis avait tâtonné dans le faible périmètre que lui permettaient ses liens, à la recherche d'un objet tranchant quelconque avec lequel elle pourrait les sectionner. N'en trouvant pas malgré tous ses efforts, elle avait entrepris de frotter la corde contre l'écorce de l'arbre. Mais la manœuvre n'avait eu pour seul résultat que de lui écorcher les poignets et l'épuiser encore davantage.
Elle s’était immobilisée net, lorsque le craquement d’une branche avait résonné tout près du campement. Une longue silhouette noire était en train d’émerger de l’obscurité, et Marianne avait senti son cœur s’arrêter. Cette femme lui donnait des sueurs froides.
Eryn s’était arrêtée juste au-dessus d’elle, et avait descendu vers elle son regard glaçant. Elle n’avait rien dit, pas un mot, mais Marianne avait bien compris le message. La démone l’avait vue essayer de défaire ses liens, et si jamais elle recommençait elle serait réduite en charpie.
Elle avait essayé de soutenir son regard, mais n’avait pas tenu plus de deux secondes avant de baisser la tête. Du coin de l’œil, elle avait vu la terrifiante silhouette s’éloigner à pas étrangement silencieux et passer, aussi furtive qu’un courant d’air, entre les démons endormis. Elle s’était de nouveau arrêtée, devant l’un des dormeurs cette fois. Du bout de sa haute botte noire qu’elle avait enfoncé entre ses reins, elle l’avait réveillé brusquement. Tobias avait grogné, mécontent.
« Quoi ? avait-il marmonné, en tournant vers elle son visage ensommeillé et fripé, sur lequel s’étaient collées quelques feuilles humides de pluie.
_C’est ton tour », avait grincé Eryn.
Le sorcier s’était redressé, en protestant pour la forme, s’était étiré de tout son long, s’était gratté longuement le menton, et était passé à son tour entre les démons, sans hésiter à déranger ceux qui gênaient sa progression. Puis il avait disparu à son tour entre les troncs. Eryn, quant à elle, était allée s’asseoir au pied d’un arbre, s’y était adossée, et dès lors était restée là sans bouger, dans sa posture raide, les yeux braqués sur ses quatre otages. Marianne n’avait plus osé faire le moindre mouvement.
De toute façon, à supposer qu'elle ait réussi à se libérer et à s'enfuir, où serait-elle allée? Elle ignorait totalement où elle était. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle se trouvait dans une forêt - grande d'après ce qu'elle avait pu en voir durant leur interminable marche – , située quelque part à Delsa.
Au début, elle avait eu du mal à y croire. Delsa. Maugan avait trouvé le moyen de leur faire passer l’Abyssyba, sans éveiller la vigilance des poisseuses. Ce que des centaines de magiciens et de sorciers avaient tenté de faire, en vain, durant des siècles avant elle, elle l'avait fait seule, en relativement peu de temps, et dans le plus grand secret. Quand elle avait compris où elle était, et ce que Maugan était capable de faire, elle avait senti une peur dévorante lui étreindre le cœur. Les pouvoirs de la sorcière étaient bien plus forts qu'elle n'aurait jamais pu l'imaginer, et ses démons étaient encore plus redoutables que dans son souvenir.
Mais ce n'est pas pour elle qu'elle s'inquiétait. Elle se préoccupait à peine de savoir où les démons avaient l'intention de les emmener et ce qu'on allait leur y faire. La seule chose qui l'inquiétait vraiment, vers laquelle ses pensées étaient continuellement tournées, c’était ses enfants.
Oh là là, j'avais oublié ce fil d'intrigue, depuis le temps ! Mais c'est super de venir voir par là, on sent que Marianne et les autres ont encore une carte à jouer dans cette histoire et l'ambiance est inquiétante à ravir. Je trouve que ça vient au bon moment jeter le trouble dans les aventures des filles à Delsa !
Toujours très belle plume, bravo !