Chapitre 39

Par maanu

Héléna, sitôt les galatides sorties de la chambre qu’elles venaient de préparer pour elles, se laissa tomber en arrière, les bras en croix sur le matelas, la mine béate. Il lui sembla qu’elle ne s’était jamais allongée sur un lit aussi vaste, aussi haut et aussi confortable. Julienne, adossée contre le papier peint terni par le temps, recouvert d’animaux et de fleurs stylisés, la regarda pendant quelques instants, dans ses pensées, avant de s’adresser à elle.

    « Alors ? Qu’est-ce que tu en as pensé ? »

    Héléna, avachie en travers de son lit, les yeux fermés et les mains sur le ventre, fit un sourire et répondit :

    « J’ai bien aimé le dessert. »

    Julienne fronça les sourcils.

    « Je parlais de la Gardienne. Tu penses qu’on peut lui faire confiance ? »

    Héléna ouvrit les yeux et se redressa à demi pour la regarder, étonnée.

    « Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas ? Elle a été très gentille. Un peu bizarre, c’est sûr… Il y a eu des moments où j’avais plus l’impression de parler à une de ses statues qu’à une vraie personne. Mais elle nous a offert à manger, des lits douillets, et elle va nous emmener au Palais. Et puis c’est ta cousine après tout. Elle ne peut quand même pas nous faire un sale coup. »

    Julienne haussa les épaules.

    « Ça, dit-elle, ça ne veut absolument rien dire. Tu vois bien qu’elle ne croit pas vraiment que je suis sa cousine. Et tu as vu comme elle était réticente à l’idée de nous accompagner au Palais ? Elle ne veut pas qu’on l’associe à nous. »

    Héléna, qui semblait ne l’avoir écoutée qu’à demi, se retourna sur le ventre et se mit à sourire plus largement, la mine soudain nerveuse et fébrile.

    « Tu te rends compte ? fit-elle. Demain on sera au Palais. On sera en sécurité. Je vais rencontrer mes parents, et toi tu vas retrouver ton père et ton frère. »

    Elle avait l’air extatique. Julienne n’osa pas lui rappeler les doutes émis par la Gardienne quant à l’accueil qu’elles risquaient de recevoir au Palais. Elle s’efforça quand même de lui rendre un petit sourire.

    « Oui. Ce sera sûrement une meilleure journée. »

    Elle se détacha du mur, fit un pas en direction de la porte, que les galatides avaient fermée derrière elles. La main sur la poignée, elle adressa un dernier regard à Héléna.

    « Bonne nuit, Stéphane », lui dit-elle.

    Héléna lui répondit par un sourire toujours plus large, et se laissa de nouveau tomber sur son matelas tandis que Julienne quittait la pièce.

    Puis cette dernière se retrouva dans le long couloir de la maisonnette, où elle n’entendait rien d’autre que le bruit lointain des couverts s’entrechoquant que Madame Ambroise était en train de débarrasser. Elle réalisa que c’était la première fois depuis plusieurs jours qu’elle se retrouvait vraiment seule. Elle crut d’abord que c’était un soulagement, avant de se rendre compte qu’elle était un peu inquiète. Ce couloir étroit et sombre, cet alignement de lattes de bois qui l’enserrait de part et d’autre et se perdait dans l’obscurité devant elle, firent passer sur ses bras un frisson glacé. Plusieurs portes se présentaient à elle, toutes identiques, toutes entourées des mêmes chandeliers d’argent dont les hautes bougies blanches brillaient sans cesse, sans paraître se consumer. Elle craignit un instant de ne pas savoir retrouver celle qu’on lui avait indiquée un peu plus tôt, mais elle remarqua rapidement que l’une d’entre elles avait été laissée entrouverte. Elle s’en approcha, le bruit de ses pas complètement étouffé par le tapis vert, passablement usé, qui recouvrait le parquet. Elle jeta un œil dans l’entrebâillement, pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas. À travers la fente étroite, elle aperçut une commode aux tiroirs innombrables, au pied duquel elle reconnut son sac à dos. Elle poussa le battant, et grimaça lorsque la porte émit un long gémissement criard. Elle s’empressa de se glisser à l’intérieur et de refermer derrière elle, puis eut la mauvaise surprise de constater que le parquet grinçait sous chacun de ses pas. Tous ces bruits, dans cette chambre si noire, dans cette maison si silencieuse, lui vrillaient les tympans et mettaient son cœur à rude épreuve. Machinalement, elle tâtonna le mur quelques instants, sentit sous ses doigts le grain du papier peint, mais ne parvint pas à trouver l’interrupteur qu’elle cherchait. En apercevant, grâce à la faible lumière bleutée que la lune faisait tomber sur le coin de la commode, la silhouette rectangulaire d’un paquet d’allumettes, elle se sentit un peu bête et cessa de tâtonner. Elle prit la petite boîte, en extirpa un bâtonnet, et était sur le point de le craquer, après avoir repéré le plant de brûliane plaqué contre le mur au-dessus de sa tête, lorsqu’elle fut prise d’une inquiétude. Elle eut peur, soudain, de ce long enchevêtrement enflammé qu’elle allait allumer partout dans la pièce. Plutôt que de prendre le risque de ne pas savoir maîtriser la brûliane et de voir la chambre flamber tout à coup, elle préféra reposer le paquet, et s’avancer dans la pièce malgré la pénombre.

    Une fenêtre lui faisait face, bien plus étroite que celle qu’elles avaient découverte dans la salle à manger, mais qui déchirait tout de même le mur sur presque toute sa hauteur. Placée juste devant elle, elle avait l’impression d’être suspendue au-dessus du vide. En contrebas, elle devinait la Mordorée et son mouvement incessant, si tranquille. En levant les yeux, elle ne voyait rien d’autre que la barrière des arbres, pour la plupart plus hauts que la petite maison. Elle se demanda si le Palais se trouvait dans cette direction.

    Avec un bâillement, elle se retourna, et alla vers le sac à dos qui avait été laissé devant la commode. Il lui fallut de longues minutes pour y trouver, à tâtons, de quoi se préparer pour la nuit. À l’autre bout de la chambre, elle découvrit une porte qui se fondait dans le papier peint. De l’autre côté, elle trouva une petite salle de bain qui lui arracha un sourire de contentement.

    Lorsqu’elle en sortit quelques minutes plus tard, elle se sentait bien, pour la première fois depuis l’instant où elles avaient eu la mauvaise idée de descendre dans cette cave, chez Monsieur Gérard. Elle était exténuée, et se réjouissait de pouvoir se glisser dans ce lit qui, comme le lui avait promis Héléna, était absolument incroyable.

    Elle souriait encore d’aise, la tête enfoncée dans les oreillers, lorsqu’en se retournant elle poussa une exclamation, étouffée par les draps. Sur la table de nuit, cachée jusque là dans l’ombre des bibelots qui y étaient posés, une galatide la regardait. Plus exactement, elle fixait le mur qui se trouvait face à elle, derrière Julienne. Celle-ci la regarda un instant, les yeux grand ouverts dans l’obscurité. Elle était à peu près certaine de ne jamais pouvoir trouver le sommeil si elle continuait à sentir, tournée vers elle, cette silhouette humaine dont elle savait qu’elle était, d’une certaine manière, un peu en vie. Elle hésita de longues secondes, puis, puisque personne d’autre ne pouvait l’entendre, elle se risqua à demander penaudement, dans un murmure :

    « Vous pouvez vous retourner, s’il-vous-plaît ? »

    Comme elle le craignait, la statuette n’eut pas la moindre réaction, et continua à fixer le mur de ses yeux vides. Peut-être qu’elle n’obéissait qu’à sa maîtresse, ou bien qu’elle ne s’y prenait pas comme il fallait. Après une hésitation encore plus longue, Julienne risqua un bras en-dehors des couvertures, et l’approcha de la galatide. Elle avait le pressentiment qu’elle faisait là quelque chose de particulièrement inconvenant. Elle attrapa entre sa main mal assurée la taille de la femme de pierre, engoncée dans un corset d’un autre âge, et la fit pivoter d’un quart de tour.

    « Désolée », chuchota-t-elle.

    Elle fut soudain saisie par le ridicule de la situation. Elle secoua la tête pour tenter de se reprendre, et replongea dans ses couvertures, laissant la galatide fixer la commode pour le reste de la nuit.

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Baladine
Posté le 03/06/2023
Hello !
Encore un joli chapitre ! Les inquiétudes émises par Julienne avant d'aller se coucher semblent colorer la manière dont elle déambule et porte son regard sur la maisonnette. La noirceur, le bruit, les hésitations, cette drôle de porte fondue dans le papier peint qui révèle une salle de bain, tellement banale et réconfortante ! Et pourtant, on se demande pourquoi cette salle de bain se cachait, comme si elle avait quelque chose à cacher ! Pourquoi la Gardienne n'a pas veillé à montrer les lieux à ses hôtes avant qu'il fasse nuit et qu'elles se trouvent embarrassées ? Et cette Galatide qui met soudain fin au sentiment de solitude, désiré et inquiétant, encore plus inquiétante avec son regard vide, alors qu'on sait qu'elle est vivante ? Enfin, un chapitre qui oscille entre soulagement et inquiétude, on ne sait pas sur quel pied danser, si la douce angoisse qui rôde ici n'est qu'une projection de l'angoisse de Julienne ou si elle a de bonnes raisons d'être.
Le très long paragraphe pourrait peut-être gagner à être coupé, j'ai dû en relire des passages parce que j'étais perdue.
Sinon j'aime bien l'image de la fenêtre toute en longueur qui "déchire" le mur, encore un mot bien choisi, et pas rassurant !
A très vite
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