L'été touchait à sa fin mais les vacances ne faisaient que commencer. Camille et Noémie avaient demandé à Isabelle de pouvoir occuper sa maison début Septembre après que tout le monde soit rentré de vacances (sauf Véronique et sa famille) et surtout après que la fin du retour de couches de Camille. Noémie avait été reçue au concours territorial de Death Planner avec d'excellentes notes et il était prévu qu'elle fasse partie de la toute nouvelle équipe C des bureaux de Lille Centre dès la rentrée.
Les deux femmes se relayaient au volant, déterminées à arriver au Pays Basque avant la nuit. Elles étaient parties très tôt le matin ; c'était Camille qui avait roulé durant le premier segment, de cinq heures à huit heures, avec une pause à six heure trente. Noémie s'était rapidement endormie sur le siège passager, son tote bag bien rempli sur les genoux, la tête sur le côté. Quand elles firent leur premier arrêt, le soleil était déjà levé depuis longtemps : ça promettait d'être une chaude journée. Noémie se réveilla, essuya la bave au coin de sa bouche et rejoignit sa petite amie qui lui avait pris un café.
– Comment tu fais pour tenir debout sans boire de café ? s'étonna Noémie qui désigna le thé de Camille de la tête.
– Avec mon seum.
– T'as le seum de partir dix jours en vacances dans une superbe résidence avec une superbe piscine en compagnie d'une superbe jeune femme telle que moi-même ?
– Avec ma rage envers les injustices sociales alors. C'est marrant les aires d'autoroute.
– En quoi ?
– T'as l'impression d'être en dehors de la réalité un peu. Tu viens de rouler deux cents kilomètres dans la chaleur, dans l'espace très restreint de ta voiture, et tu arrives dans un endroit climatisé, avec plein de vitres, des gens et des trucs à acheter. J'ai l'impression que mon cerveau a une espèce de faille dans ces moments-là.
– Ah oui, je vois. Je crois que ça a un nom spécifique ce genre de truc. Les espaces li-truc-bidule. Je regarderai.
Quand elle reprit place dans la voiture, cette fois dans le siège passager, Camille se demanda si sa grossesse et son accouchement étaient une version temporelle d'une aire d'autoroute. Elle se rappela ce que sa petite amie lui avait dit et chercha ce qu'étaient les espaces li-truc-bidule. Ah, un espace liminal. C'est bien, mais ça veut dire quoi « liminal » ? Si on se fiait au Wiktionnary, liminal signifiait : « Qui se trouve au seuil de nos perceptions, de notre entendement (conscience, sensations...) » Effectivement, ces six derniers mois avaient été un espace-temps liminal : elle s'était trouvée au seuil de ses perceptions et de son entendement. Elle n'avait jamais voulu avoir d'enfants, ne s'était jamais imaginée en avoir naturellement, encore moins faire un déni de grossesse et encore encore moins avec le grand frère d'une amie d'enfance en phase terminale qu'elle avait euthanasié. Toute l'expérience l'avait mise à rude épreuve. Pas seulement mentalement, même si tout cela lui avait fait un sacré choc, choc dont elle discutait régulièrement avec Romain. Camille s'en remettait petit à petit, et se trouvait changée après ces événements. Elle ne croyait pas que le fait d'être enceinte qui lui avait ouvert les yeux sur la magie de la vie, non. C'était le fait qu'elle avait pu réaliser à travers cette épreuve qu'elle avait des collègues et amies extraordinaires, de même qu'une petite amie incroyable. Elle aurait pu tout aussi bien le réaliser sans faire des crises de pleurs la nuit à cause de l'énorme culpabilité qu'elle ressentait à l'idée de mettre quelqu'un au monde, elle en était sûre. Camille avait parfois envie de dire que c'était dans l'adversité qu'on voyait vraiment ceux qui tenaient à nous, mais ça sonnait comme une phrase que les mères de famille postaient sur Facebook avec un petit fond de couleur pastel, le genre de trucs qu'on trouve sur des groupes tels que « Mieux vaut être belle et rebelle que moche et remoche ». Quand elle voyait ce à quoi ressemblait Facebook maintenant, Camille avait pitié de Mark Zuckerberg. Lui ne pouvait pas accoucher de Facebook sous X.
Elle avait même réussi à se rapprocher de sa famille. De sa mère, mais aussi de son père, de sa sœur et de sa cousine. Personne ne lui avait parlé d'Aaron. Quand Marine avait appris le prénom du petit à la maternité, elle avait été la seule à rire face à ce choix. Joseph, son beau-frère très effacé, lui avait parlé seul à seule pour lui confier qu'il la soutenait, tout comme Marine, même si celle-ci ne savait pas forcément comment l'exprimer. Visiblement, sa sœur avait décidé de montrer son inquiétude et son affection envers elle à coup d'images de chats rigolos qu'elle trouvait sur le net.
Camille regarda son téléphone et pensa à Aaron. On était début septembre et cela faisait deux semaines qu'il était adoptable : les deux mois de délai de rétraction étaient passés. Quand elle pensait en ces termes, Camille avait un peu l'impression de parler d'un petit chiot d’élevage tout juste sevré. Même si elle estimait avoir fait le meilleur choix, elle trouvait que le système d'adoption, français ou international, ressemblait plus à un business qu'autre chose. Elle espérait vraiment que ce n'était qu'une idée étrange de sa part. Lorsqu'elle était rentrée chez elle après son bref séjour à la maternité, elle s'était sentie comme entourée de vide, elle qui avait très longtemps eu un poids sur les épaules et au creux du ventre. Elle s'était sentie soulagée mais également terriblement triste. Son regard s'était porté sur son ventre encore rond puis sur son canapé, son tapis, son balcon : elle avait réalisé qu'Aaron n'y était pas et n'y serait jamais. Même si elle ne regrettait pas son choix, cette brutale réalisation l'avait marquée, de même que que le fait qu'elle savait que ce ne serait sans doute que la première d'une longue série.
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La journée fut très longue. L'autoroute ne semblait jamais finir. Plus elles se rapprochaient de leur destination, plus celle-ci semblait s'éloigner. Il était presque vingt heures quand elles se garèrent enfin dans une allée de graviers devant la petite maison rose pastel. Noémie se jeta hors de la voiture et se pencha comme pour embrasser les petits cailloux avant de se raviser. Camille l'imita et toutes deux se mirent à élaborer un discours lyrique qui retraçait leur long périple, les terribles épreuves qu'elles avaient traversées ainsi que la beauté de la terre promise enfin trouvée. La maison était grande, sobrement décorée et comportait un joli jardin composé de parterres de fleurs, de palmiers, d'une petite terrasse et surtout, d'une grande piscine. Elles réalisèrent qu'elles étaient moites de sueur. Sans même se concerter, elles se déshabillèrent puis se jetèrent en sous-vêtements dans la piscine. L'eau était ni trop chaude ni trop froide et même si elle était sale, elles s'en fichaient. Elles firent la planche l'une à côté de l'autre en se tenant la main et fermèrent les yeux. Elles entendaient les grillons, les cigales, quelques abeilles. Le faible vent rafraîchissait leurs visages et leur apportaient des odeurs de lavande et d'acacia. Camille se sentait bien. Elle le dit à voix haute sans réfléchir.
– Moi aussi. Avec toi, répondit Noémie.
– Oh ?
– Pourquoi t'es surprise ?
– Disons que c'est pas forcément facile pour toi cent pour cent du temps alors je suis surprise. Mais très contente.
– Je travaille dessus.
– Je travaille dessus aussi.
– Je t'aime, dit soudain sa petite amie sans détacher ses yeux du ciel qui passait du bleu au rose.
– Je t'aime aussi, réussit à murmurer Camille qui avait la sensation de s'être pris un coup de poing en plein cœur. Très invraisemblablement, c'était un coup de poing plus qu'agréable.
Le lendemain matin, après une nuit à dormir d'un sommeil de plomb, Camille découvrit qu'il n'y avait plus rien dans le frigo, ni dans les placards à part une boîte de petit-beurre entamée et deux œufs. Elle soupira lourdement et posa son front contre la surface fraîche du frigo chromé. Noémie se dévoua pour aller faire des courses au supermarché le plus proche.
Tandis que sa petite amie partait braver les petites routes sinueuses et les files d'attente, Camille plongea dans la piscine après l'avoir nettoyée puis ferma les yeux. Elle avait pensé à emporter un lecteur mp3 waterproof et enfonça les écouteurs dans ses oreilles. La voix de Nick Cave se fit entendre.
« Come in, babe
Across these purple fields
The sun has sunk behind you
Across these purple fields... »
Elle allait passer les dix prochains jours dans un cadre magnifique, avec une merveilleuse compagne, plein de films à regarder, ainsi que de curiosités locales à visiter et à commenter telles des présentatrices de l'émission Échappées Belles. Camille sourit avant de se laisser bercer à la fois par la musique et par le léger mouvement de l'eau. Quelques instants plus tard, elle fronça les sourcils : elle avait l'impression d'avoir entendu des pas. C'était probablement Noémie qui revenait. Elle avait peut-être oublié son portable ou ses lunettes de soleil. Pas de quoi l'inquiéter. Elle tenta de se concentrer sur sa respiration avant de retourner à sa rêverie, mais les bruits de pas semblaient se rapprocher. Camille ouvrit les yeux pour se plonger dans ceux de Timothée. Elle voulut se redresser. Dans sa hâte, son écouteur gauche glissa hors de son oreille. Le jeune homme était penché au-dessus d'elle et semblait plus que soucieux. Il regardait derrière lui comme s'il était suivi. Il s'approcha de Camille : il était si proche que ses boucles lui chatouillaient le nez. Elle eut à peine le temps de comprendre ce qu'il disait qu'il lui enfonça le visage dans l'eau.
Tandis que des bulles sortaient de son nez et de sa bouche et que Camille cherchait à se débattre, Nick Cave répétait comme une litanie :
« It's a wonderful life
It's a wonderful life
It's a wonderful life... »
J'adore parce que j'ai lu le com de Nanouchka et alors qu'elle a l'air davoir tout compris et ancitipé, moi qui m'étais laissé bercer et qui, avec la bonne foi naïve qui me caractérise, me disait 'tout va bien finir" et en étais venu à penser que Timothée était une sorte de vision ou quoi, me voilà bien attrapé et j'ai l'impression d'avoir rien compris xD
Je pense quil sera très rigolo d'avoir les morceaux de l'histoire racontée par les Death Givers ! J'ai ha^te !
"surtout après que la fin du retour de couches de Camille" --> enlever le "que" (ou rajouter le bout de phrase que le "que" implique)
Plein de bisous !
Bravo d’avoir fini ce romaaaaaan, un vrai tour de force avec des personnages originaux, un ton comique qui pour autant respecte les sentiments et le rythme de l’histoire, et un monde riche. Hâte de continuer à travers les tomes suivants.
♥