Les femmes qui passaient dans la chambre de Solveig ne s'y attardaient pas. Fugace empreinte de leurs ébats, le parfum de leurs cheveux flottait sur la taie d'oreiller comme le brouillard que le matin dissipait. Elles venaient, partaient, et revenaient parfois. Une nuit, deux tout au plus avant que la toux grasse du paternel, de l'autre côté du mur, ne leur arrache une grimace. Soudain, on se souvenait de l'Histoire, on se souvenait qu'il valait mieux ne pas être vue dans cette maison, et tout aussi soudainement s'envolaient les romanesques promesses chuchotées entre les soupirs et les caresses. Biches farouches ou conquêtes faciles, toutes finissaient par fuir et cela faisait bien longtemps que Solveig ne cherchait plus à les retenir. Qu'elles partent.
Nidavellir pardonnait mais n'oubliait rien. Son obsession pour la mémoire l'empêchait d'avancer et condamnait ceux qui peuplaient sa terre charbonneuse. Qu'est-ce qui pourrait résoudre un tel travers ? S'était un jour lamenté Eitri, désolé de la solitude persistante de sa fille. Une vaste extermination, avait-elle grincé. Toutes ces filles étaient les mêmes. Dans leurs yeux, se lisait une constante pitié qui, au premier rappel de la filiation maudite, se voyait balayée par le dégoût.
La quête de Solveig n'était pas celle du pardon. Elle ne voulait pas être pardonnée de prendre soin de son père. Elle ne voulait pas être pardonnée d'être sa fille. Elle voulait se détacher de tous ces crimes qu'elle n'avait pas commis. Ce droit à l'oubli, c'est ce qu'elle obtenait après quelques verres payés à des filles du coin ; c’est ce que Sygn lui avait offert, l'espace de quelques heures qui déployaient à l'obscurité un vaste et paisible royaume. Malheureusement, et Solveig ne s'en surprenait pas, cette fille-là, venue du bout du monde, était exactement comme les autres, qui croupissaient dans la fange des ruelles poisseuses de Nidavellir.
Une nuit. Une nuit et rien d’autre. Depuis, cette garce, que Solveig logeait et nourrissait, avait le culot de filer chaque soir comme une anguille. La fièvre diminue mais elle ne quitte jamais vraiment Lokten et Loki... il ne sait pas la faire retomber, disait-elle tout en s'éclipsant d'un air embarrassé. Solveig la regardait partir, accusant le souffreteux d'en faire des caisses pour s'attirer les faveurs et les attentions. Au moins, lui et Loki ne lui traînaient pas dans les pattes toutes la journée.
Au cinquième jour, Loki, justement, se présenta à la forge, avec l'odieuse impatience de ceux qui ne savent rien créer de leurs dix doigts. Toujours ceux qui ne font rien qui se montrent les plus exigeants, avait-elle grogné. Cependant, elle dût bien admettre avoir achevé sa création.
La nuit suivante, la porte de Solveig demeura close et ses yeux, grands ouverts. De furieuses pensées l'assaillaient sans lui laisser de répit. Loki avait pris un pays, il lui avait pris un oncle, des amis, la santé de son père, et maintenant, sa prétendue incompétence accaparait cette gamine qui n'attendait même pas une bière pour glisser sous les draps. Il l'avait narguée avec Sygn, il s'était moqué d'elle.
Avant que le soleil ne projette sa lumière sous l'horizon, Solveig se leva et pénétra dans la chambre de son père, encore profondément endormi. Elle le secoua et braqua sur son visage la flamme d'une grosse bougie. Les paupières d'Eitri pouvaient tout aussi bien peser un quintal tant il lui fut difficile de les ouvrir. Dans sa barbe hirsute, se bousculèrent quelques vagues protestations tandis que Solveig le redressait de force en position assise. Le matin, l'alcool ne brouillait pas encore ses pensées. Solveig le savait bien.
« Par tous les dieux, ne peux-tu pas me laisser dormir encore un peu ? Il est encore tôt, grogna Eitri en se frottant le visage.
— J'ai besoin que tu me parles de quelque chose.
— Cela ne peut-il pas attendre le lever du soleil ?
— Non. Ça n'attendra pas un jour de plus. »
Solveig n'eut aucune indulgence envers ses protestations, parlées, marmonnées ou esquissées par des gestes patauds. Bras croisés sous la poitrine, elle le fixait, agacée par la lenteur de son éveil.
« Que se passe-t-il à la fin ? Tu es bien la fille de ta mère pour te montrer si têtue ! »
La langue de Solveig claqua comme un fouet dans sa bouche :
« Si tu avais été là lorsqu'elle m'a mise au monde, peut-être pourrais-je voir de quoi tu parles. »
Un frisson figea Eitri. La seule évocation de sa défunte épouse fut pareille à un verre d'eau glacée jeté en pleine face.
« Ta mère... ta mère, je l'aimais tellement tu sais. Elle me manque chaque jour depuis qu'elle est partie.
— Partie ? Ma mère n'est pas partie ! Tu l'as laissée. Cesse de pleurer ! Et cesse de parler d'elle ! Si elle te voyait aujourd'hui, crois-tu que ton état la flatterait ? Elle te trouverait répugnant, elle aurait honte !
— Je t'en supplie. Que t'arrive-t-il ? »
Solveig daigna accorder à son père un peu de clémence. Sans doute car il n'était pas le déclencheur de sa furie, tout compte fait. Elle le laissa se sécher les yeux et mettre un peu d'ordre dans la tignasse qui lui recouvrait les joues. Ses pas frappaient le plancher moisi en un rythme mécanique, celui des tambours sur le chemin du condamné.
« Je veux que tu me parles du Coeur. Celui dont Oncle Brokk et toi parliez tout le temps pour vous vanter auprès de tous ces abrutis de la ville. »
La silhouette roide de Solveig ne se décrivait que par le contour éclairé à la lueur tremblante de la bougie. La moitié de son visage se révélait et l'autre demeurait tapie dans l'obscurité. Un instant, Eitri jura se trouver face à la Reine des Morts, la déesse à demi-fanée que se partageaient l'ombre et la lumière.
« Je t'en ai déjà parlé, ma chérie, dit-il avec précaution. Ma réponse n'a pas changé.
— Sais-tu quel prix je comptais demander pour ce collier ?
— Solveig, je t'en avais découragée le jour où tu me l'as annoncé. Ce n'est pas à toi de faire justice pour cela. Je ne tiens pas à ce que tu le fasses. Tout ceci... c'est si vieux...
— Parle-moi du Coeur ! »
Quelque chose éclata sur le sol. Une bouteille remplie que Solveig venait de projeter avec colère. Le fracas pétrifia Eitri. Pris de tremblement, les mains croisées, placées sous les coudes, sa respiration s'affolait.
« C'est une chose trop dangereuse que nous n'aurions jamais dû forger, » finit-il par marmonner.
Les gémissements du plancher lui indiquèrent que Solveig se rapprochait. Son sourire, mince et acéré s'accroissait dans la nuit tandis qu'elle s'asseyait au bord du lit. Avec une nonchalance toute feinte, elle lui fit décroiser les bras, puis posa la main sur la sienne. Ce simple contact réveilla les vieilles fractures. Eitri retenait son souffle, prisonnier d'un corps trop abîmé pour se dégager.
« Loki ne reviendra jamais régler sa dette. En refusant de me parler, tu me condamnes à la même humiliation que toi.
— Solveig, je t'en supplie, il faut que tu acceptes de te montrer raisonnable. Je t'assure, sur tout ce que j'ai de plus cher, que c'est une chose dangereuse, pour toi et pour tout ce royaume. Jamais l'Enchanteresse ne tolérera qu'un doublon ne la concurrence. Elle se rendrait ici, tuerait toutes celles et ceux qu'elle croiserait avant d'arracher cette fichue boîte à ton cadavre. Elle serait capable de brûler le pays des côtes jusqu'aux montagnes !
— Ce pays n'est déjà que sel et cendres.
— Ne sois pas stupide ! Ne sois pas téméraire, vois où l'audace m'a conduit !
— C'est ton appétit pour la gloire qui t'a conduit à cet instant, Père. »
Chacune de ses syllabes se découpèrent dans la nuit, avec la précision et l'intransigeance d'une lame de rasoir :
« Si tu n'avais pas préféré cette gloire à ta femme, ta fille aurait eu une mère et toutes deux, nous serions dans notre lit, épuisées par une journée à ramasser les crabes et les coquillages comme toutes ces loques sur la plage. Au lieu de cela, tu as aimé la Gloire. Elle a été ton amante, la maîtresse qui te retenait à la forge quand ma mère accouchait seule, ici, sur cette paillasse rongée par la moisissure. Et même après cela, tu n'as pas arrêté. Que t'importait cette femme ? Qui était-elle dans l'ombre de ce grand nom qui résonnait dans les oreilles de tous ces rois, toutes ces reines, tous ces princes, toutes ces princesses des neufs royaumes ? La mort de ma mère ne t'a pas brisé comme tu le prétends ! C'est quand la gloire t'a tourné le dos que tu es tombé. Il a fallu que le dieu des dieux vienne en personne pour te briser les mains ! Ne devrais-je pas lui être reconnaissante, après tout ?
— Cette cruauté ne te ressemble pas.
— Tu ignores ce qui me ressemble ou non.
— Je ne t'expliquerai pas comment forger un Coeur, Solveig, dit-il en dégageant ses mains d'un geste mal assuré. Tu pourras me répéter en boucle mes crimes, briser tout ce qui tient encore dans cette maison, ou me rompre les os une bonne fois pour toute. Je ne te dirai rien. Ne pas attirer de nouvelles calamités, c'est la seule chose que je puisse faire pour te protéger et pour me racheter un peu auprès de tous ceux que mon orgueil a déjà blessé.
— Alors tu ne m'aideras pas ?
— Pas à quoi, Solveig ? A décapiter ce malheureux Loki ? Regarde un peu son visage, crois-tu qu'il lui reste plus d'un pouce de peau qui ne soit pas marqué par les cicatrices ? Ne penses-tu pas qu'il ait assez souffert de son côté ? Abandonne cette rancune qui n'est pas la tienne !
— Et tu l’défends maintenant ? Il a déchaîné le chaos sur ce pays ! Il a fait du mal à... à Freya. »
Au nom balbutié de la Déesse, Eitri éprouva la plus vive des douleurs. Seule la belle Vane pouvait se vanter d'avoir insufflé un peu d'humanité dans le cœur racorni de sa fille. Lui, n'y était pas parvenu. Il ne pouvait même pas prétendre avoir essayé.
« Loki n'est pas responsable de tout ce que tu lui reproches. Tu n'as cessé de lui prêter des intentions qu'il n'a jamais eues, et je t'y ai encouragée parce que cela dirigeait ta haine contre lui, plutôt que vers le véritable coupable. Je te demande pardon, Solveig. D'avoir été un si...
— Ça suffit ! Ferme-la ! »
Solveig se redressa, aussi effrayante qu'une statue qui viendrait de s'animer. Solennelle, le regard alourdi de khôl, Eitri fut noyé dans la dureté de son expression. Le blanc de ses yeux, devenu gris, rappelait la couleur du ciel avant la levée d'une tempête.
« Ce qu'on dit sur Freya, sur le prix de la parure que tu lui as créé. Est-ce vrai ?
— Solveig, je t'en prie. Je n'ai cessé de m'en vouloir. Chaque jour que...
— Chaque jour ! S'exclama-t-elle. Bah dis-donc, avec les regrets que tu as pour ma mère, tes journées semblent bien chargées !
— Solveig, je n'ai jamais éprouvé la moindre fierté pour ce que j'ai fait subir à Freya.
— Tu l'as humiliée, tu l'as blessée, tu l'as traînée dans la boue ! Ta fierté m'importe autant que tes regrets maintenant que le mal est fait ! »
Sans un mot, elle ôta un des oreillers contre lesquels il prenait appui, l'autorisant ainsi à se rallonger. Trop effrayé pour la contredire, Eitri se tortilla mollement pour reprendre place. Solveig tira les couvertures jusque sous son menton et ferma le lit en glissant le surplus de draps sous le matelas. Ainsi bordé, Eitri ressemblait à un enfant pleurnichard, reniflant grossièrement ses larmes.
« Pardonne-moi, Solveig. Pour tout. Pour Freya, pour ta mère, pour le Coeur.
— Je te pardonne, Père, répondit-elle sans le regarder.
— Comprends qu'après tout ce que Loki a fait pour moi, je ne lui fasse pas un tel tour, aujourd'hui.
— Je le comprends. C'est un coup que tu ne peux faire à ce diable, mais qu'en revanche, tu peux me faire, à moi. »
Quand le visage de Solveig apparut à Eitri, il eut la définitive certitude de faire face à celui de la Reine des Morts.
Avec la lenteur calculée d’un serpent s’apprêtant à frapper, Solveig prit un oreiller et couvrit le visage buriné de son père. Elle appuya. Pressa. L'écrasa de tout son poids. Une force qui n'était pas la sienne bandait ses muscles. Aucun mot, aucun cri, aucune larme ne troubla le silence lugubre. Son cœur se vida doucement. L'agonie ne fut pas très longue. Eitri ne se débattait pas. Il acceptait la sentence qu’il n’avait eu la bravoure d’exécuter lui-même. Solveig ne ressentit ni peine ni soulagement. Quand elle ôta l'oreiller, le regard vitreux et injecté de sang de son père lui évoqua celui d'un poisson, jeté dans un seau de glace.