Chapitre 37 : Celles qui donnent

Le silence pesait d'autant plus lourd dans la pièce qu'il constituait la seule réponse de Solveig aux questions de son père. Le timbre d'Eitri grinçait sur les meubles de bois pourri. Ses tremblements faisaient crisser ses couverts au fond de son bol. Sa mastication bruyante, ses quintes de toux, les glaires tapissant sa gorge entamèrent la patience de Solveig. Quand il tendit la main pour attraper sa chope, elle la lui mit hors de portée avec un air sévère. Il n'insista pas. Aucune bataille ne valait la peine d'être menée contre Solveig. Elle ne parlait pas plus fort, elle parlait plus durement. Et malgré tout, en dépit de tous les griefs qu'elle devait entretenir à l'égard du paternel, jamais elle ne le blâma ouvertement. Eitri aurait préféré qu'elle le fasse. Depuis plusieurs années, il en faisait l'amer constat. Il aurait été si simple que Solveig témoigne la haine que les autres résidents de Nidavellir lui vouaient. Qu'elle les rejoigne, qu'elle intègre leur vaste clan. Qu'elle ne soit pas seule dans sa vieille forge quand le moment serait venu. Eitri commençait à penser que sa fille savait très bien ce qu'il avait fait ; qu'elle avait la lucidité nécessaire pour ne pas absoudre tous ses péchés en raison de leur filiation, qu'elle savait pertinemment vers qui devait se tourner sa colère, mais qu'elle s'y refusait, la contenant derrière une digue d'attentions qu'une mère aurait pour un bambin infirme.

Solveig préparait la plupart des repas, elle frottait le linge que les vomissements et l'urine souillaient régulièrement, elle entretenait la maison, elle nourrissait Eitri lorsque ses tremblements l'en empêchaient, elle l'aidait à se vêtir, à se laver, elle veillait à ce qu'il ne manque de rien, elle le soutenait pour faire quelques pas autour de la maison, aboyait sur ceux qui s'approchaient et le soir, alors qu'il tenait à peine sur ses jambes noueuses, elle l'accompagnait jusqu'à son lit, plaçait l'oreiller sous sa nuque et poussait quelques bûches du bout d'un tison rouillé. Quand des convulsions fiévreuses le tiraient de son sommeil, elle accourait éponger son front. Au petit matin, elle nettoyait les escarres qui se formaient sur ses jambes et appliquait dessus une pommade qu'elle parvenait à échanger contre Eitri-ne-savait-quoi. Elle lui coupait les cheveux et taillait sa barbe. Elle n'émettait aucun commentaire concernant le genièvre, la bière et le vin que son père ingurgitait déraisonnablement. Parfois, aux alentours de Yule, il arrivait à Solveig de lui offrir une jolie bouteille d'un succulent hydromel, rapporté par un marchand itinérant venu de l'autre bout du pays et prétendant détourner ces tonneaux des réserves royales.

Cette routine avait perdu en tendresse au fil du temps. Solveig s'était refermée, elle se montrait irritable et Eitri savait qu’il n’était pas naturel que sa fille ait à supporter un tel fardeau. Elle portrait déjà celui de sa parentalité. Eternellement, elle serait perçue comme la fille de celui qui avait attiré tous les maux sur Nidavellir. Chaque jour supplémentaire qu'elle passait à ses côtés, à constater la dégénérescence de son corps et de son esprit, l'enclume attachée à sa cheville s'alourdissait. Eitri y voyait là son propre châtiment. La première fois qu'il avait bu à s'en rendre malade, il avait espéré, au fond, lui dépeindre un tableau suffisamment répugnant pour la convaincre de claquer la porte. Il n'en avait rien été. Chaque nouvelle tentative se solda par le même échec et ce qui avait débuté par une provocation idiote s'était refermé sur Eitri comme un piège sur la patte d'un ours. L'alcool gorgeait ses entrailles d'acidité, il attaquait son foie, il lui dérobait ses souvenirs. Chaque journée ressemblait à la précédente et cette perpétuité leur incombait à tous les deux.

Un jour, Solveig éclaterait, telle une tornade.

Il n'y aurait alors plus de pardon et Eitri pourrait enfin céder à l'appel de la lointaine Reine des Morts. Dans ses cauchemars, Brokk ne cessait de lui parler de la beauté de la Déesse, semblable à celle d'une rose à demi fanée. Eitri se surprenait régulièrement à songer à son énigmatique prestance. C'était là sa seule échappatoire au régime de silence que lui imposait sa fille.

Eitri la laissa faire quand elle le conduisit vers sa chambre. Il se laissa dévêtir et glissa docilement sous les couvertures, pas plus réticent qu'un enfant déjà somnolent. La douce voix de la Reine lui murmurait d'obéir, car plus vite régnerait l'obscurité, plus vite elle lui révélerait son visage.

Sans mot dire, Solveig le borda. Repoussa la bûche dans l'âtre et referma la porte derrière elle. Dans la pièce principale, elle rassembla les écuelles et les couverts et les laissa tomber dans une bassine qu'elle remplirait d'eau chaude le lendemain. Pour l'heure, elle préféra retourner à la forge. La fatigue l'accablait. Une fatigue que la plus longue et la plus confortable nuit de sommeil ne saurait combler. Des larmes coulaient sur ses joues, suivant la marque du sillon profond d'une ride prématurée. Dans la pénombre de la forge, elle tirait sur les cheveux gris qui parsemaient sa chevelure épaisse. Mâchoires serrées, une douleur lancinante dans les gencives. Elle tira un tabouret devant le four, dans lequel ronronnaient encore quelques flammes, attisées par le soufflet. Dans une niche, creusée dans les briques, elle sortit un gobelet en métal et une bouteille d'hypocras entamée.

Derrière elle, la porte grinça. Quelques pas feutrés lui indiquèrent la présence de la Sorcière qui, visiblement, hésitait à repartir.

« Je devrais te laisser tranquille, ce n'est rien, dit-elle sur un ton gêné.

— Tu peux rester. Prends-toi un tabouret et viens, si tu veux. »

A la satisfaction de Solveig, elle obéit sans plus de politesses. C'était presque amusant de la regarder, veillant à la précision de chacun de ses gestes afin d'éviter un bruit, un mouvement superflu comme lorsque l'on cherche à traverser un lac gelé. Solveig s'était mis à douter qu'elle fut réellement une Sorcière. Elle n'avait joué aucun sort, n'avait invoqué aucune rune, aucune malédiction pour se défendre ou protéger les siens. Solveig lui servit un verre qu'elle accepta avec la même déférence prudente.

« Je suis navrée de t'importuner à cette heure.

— Je te l'ai dit, tu ne me déranges pas. »

Solveig passa un revers sur ses joues. Son geste étala le khôl plus qu’il ne l’estompa. Sygn eut la bonne idée de ne pas la prendre en pitié. Solveig détestait cela. Elle détestait être la pauvre fille veillant sur un père malade. Elle préférait encore être la traîtresse qui restait auprès de celui qui avait livré le pays entier au courroux d'Odin.

« Ton ami est revenu ?

— Il s'était simplement perdu dans les bois, autour de la maison, prétendit Sygn.

— Bien. Tu sembles encore épuisée. »

La Sorcière acquiesça, le nez dans son gobelet. On entendit, par-dessus le crépitement du feu, le bruit de trois gouttes, s'écrasant dans le vin parfumé aux épices. Sa main vacillait mais pas comme celle d'Eitri, remarqua Solveig. Le teint de la Sorcière était pâle, plus qu'il ne le devrait. Ses larmes avaient la discrétion de la honte, tout comme celles qu'elle avait versé entre deux portes.

« Je suis fatiguée, confia Sygn. Pourtant, cela ne fait pas longtemps que nous sommes embarqués dans ce périple mais...

— Veiller sur la santé du souffreteux et sur la loyauté du Fourbe est épuisant, comprit Solveig à qui semblable pensée n'était pas étrangère.

Sygn baissa le regard sur le verre qu'elle serrait entre ses doigts. Solveig, venue pour profiter du crépuscule des flammes, l'observa en silence. Sa poitrine se réchauffa au fil des gorgées mais son cœur se serrait douloureusement, se ratatinant sur lui-même. Il brûlait et sa gorge se nouait d’un aveu qu'elle n'avait jamais pu faire ; car depuis la mort de Brokk, elle n'avait plus personne à qui parler.

« Je pensais que ce serait différent, confia Sygn. Quand on est parti. Je pensais que ne plus être la sœur de mon frère changerait quelque chose. Je pensais que ça me donnerait la permission d'être une personne complète. »

Contre toutes ses attentes, Solveig ne lui ria pas au nez. Sygn frissonna, un rien confortée.

« Est-ce que ça fait de moi une personne affreuse, de désirer une telle chose ?

— Je n'en sais rien, répondit Solveig. Pourquoi ça ferait de toi quelqu'un d'horrible de vouloir exister ?

— Depuis que nous sommes partis, tous les trois, ce que je dois faire se résume à veiller sur Lokten. A ce qu'il se nourrisse par exemple, ce qu'il fait heureusement. J'ai dû panser ses plaies, les désinfecter, lui trouver des remèdes, être constamment certaine que rien ne l'angoisse, que rien ne le touche, qu'il ait un manteau sur les épaules quand il fait froid, qu'il puisse faire de longues nuits, qu'il récupère de tout ce qu'il a vécu avant qu'on se rencontre. Et pendant toutes ces nuits, j'ai beaucoup pensé à mon frère et à cette chose qui s'est brisée par ma faute. La vérité c'est que... Il n'était plus mon frère quand il est rentré de la Cité. Je me demande si... je le jalouse d'être si important. Cela m'a bien arrangée, au fond, quand Lokten est directement tombé du ciel. C'est une occasion en or. Mais là... Maintenant que Sieg n'est plus là... je... Je hais Lokten d'être si vulnérable. Je le hais de ne pas veiller à ce qu'une étole couvre mes épaules, que personne ne s'inquiète de savoir si moi aussi, j'ai froid. Si moi aussi j'ai faim. Soif. Sommeil. Ou juste mal. Je ne suis toujours qu'une ombre qui doit veiller à compléter un autre. »

La Sorcière replongea dans son gobelet, le termina d'un trait, attrapa la bouteille et se resservit dans un seul élan. Elle ne pleurait plus mais ses yeux gris scintillaient comme le givre sur la mer de Nidavellir. Tranchants comme la glace, leur regard semblait aussi fragile que la surface gelée d'un lac. Sa voix n'avait pas tangué. Solveig la contempla dans un silence respectueux, le temps que s'éloignent ses mots les plus aigres.

« Avant que les dieux ne se présentent à leur porte, le nom de mon père et celui de mon oncle étaient déjà connus de tous, commença-t-elle après une grande inspiration invoquant un courage qui lui manquait depuis des années. Mon père était un homme brave, courageux, qu'aucune attaque ne faisait flancher. L'effort ne l'effrayait pas. L'échec non plus. Il travaillait des jours entiers sans quitter la forge et quiconque avait le malheur de lui dire qu'il empestait la sueur et la crasse se voyait renvoyé sur-le-champ. Il avait une telle répartie que beaucoup hésitaient à s'y frotter, à vrai dire. Il a bâti cette maison, ses mains se sont couvertes de cloques et rien de cela n'a sur le ralentir. Quand un problème se présentait, il trouvait une solution. Quand j'étais enfant, être sa fille était ma plus grande fierté. C'est lui qui m'a appris à forger et il n'y a plus que dans cet atelier que je ressens encore sa présence.

Aujourd'hui, c'est un infirme qui n'est plus capable de tenir une cuillère. Qui n'est plus foutu d'articuler trois mots consécutifs et qui fond en larmes au moindre reproche.

J'ai eu le temps de réfléchir et de me demander, comme toi, si j'étais ou non une personne affreuse, vaine et égoïste de le mépriser de la sorte. J'ai longtemps pensé que j'étais un monstre pour ça et un jour quelque chose m'a frappée. Ce qu'on ressent et ce qu'on fait, ce sont deux choses différentes. Avec le temps j'ai compris que ce n'était pas mon père que je détestais. Ce que je déteste, ce qui me met en colère, c'est de voir ce que l'orgueil, le temps et le chagrin ont fait de lui. Je méprise la gamine que j'étais d'avoir hissé mon père au rang d'intouchable divinité et de réaliser maintenant qu'il n'est qu'un mortel aussi ordinaire que tous ceux au-dessus desquels je le plaçais. Et là, je vois tout ce que je donne pour maintenir ce fantôme en vie. Tout ce que je donne et que personne ne me rendra jamais, au nom d'une illusion que je ne me résous pas à abandonner. Je déteste mon père de ne pas m'avoir préparée à ça. On a sacrifié beaucoup et on n'a aucun retour. C'est ça, qui nous bouffe. »

Ce fut au tour de Solveig de se resservir une bonne rasade d'hypocras et d'y faire tomber des larmes. Elle renifla bruyamment, abandonnant toute lutte contre la coulée de khôl qui dévalait sa gorge. La boisson ne la réchauffa pas. Au contraire, son goût aigre la plongea dans une profonde mélancolie, où s'entrechoquaient les souvenirs qui la liaient à Eitri et ceux qui l'avaient séparée de Freya. Ce collier qu'elle avait passé la journée à concevoir ne serait qu'une autre offrande sans retour. Solveig eut envie de le jeter dans le feu. Elle voulut tout mettre à feu et à sang. Cette foutue forge, la maison, la ville, le continent tout entier. Elle n'en fit rien. Elle n'en faisait jamais rien.

Tout à coup, un frémissement lui hérissa les bras. La main glacée de la Sorcière avait frôlé la sienne, dans un geste délicat, qui se voulait sans doute amical. Compatissant. Mais Solveig n'avait pas l'expérience de la compassion. Seulement de la méfiance.

« Sorcière », grinça-t-elle avec un mouvement de recul.

Sygn esquissa une légère retraite, visiblement peinée par ce mot, prononcé sur ce ton.

« Si je suis venue te voir ce soir, c'était pour te poser une autre question, en réalité. »

La voix de la sorcière était une caresse. Et ses mots, une étreinte que Solveig repoussait mentalement de mauvaise grâce.

« Quand nous atteindrons Vanaheim et que nous rencontrerons enfin la Déesse Freya, je me demandais si tu souhaitais que je lui transmette autre chose que ce collier. Un message, un mot ou quoique ce soit d'autre.

— Tu as attendu que le Fourbe soit hors de portée pour me faire cette proposition », nota Solveig.

Et son constat n'ébranla pas Sygn. Elle ne démentit pas cette vérité et ne tenta pas de la teinter d'une quelconque nuance. En revanche, aggravée par la danse des flammes et de leurs ombres, Solveig vit son expression se creuser. Ce qu'elle ne put deviner à ce simple rictus, c'est que Loki incarnait une question que la sorcière n'avait pas encore réussi à trancher. Elle admettait avoir sciemment mijoté cette proposition à son insu, mais sans savoir encore pourquoi.

« Pour Loki, Freya n'est qu'une porte à franchir pour atteindre Freyr. Je sais que pour toi, elle est bien plus importante que cela. Je sais aussi que tu as déjà fixé ton prix pour ce collier mais c'est pour le service que tu nous rends que je voudrais te remercier.

— Demande-lui de revenir, souffla Solveig. C'est tout ce que je voudrais. C'est tout ce pourquoi je prie depuis son départ.

— Je lui dirai. Je t'en fais la promesse.

— Tu devrais faire attention à qui te lient tes promesses. Un jour, elles te lieront à une corde qui serrera un nœud autour de ton cou. »

Sygn comprit sa mise en garde. Elle n'oubliait pas que Solveig avait exigé la tête d'une divinité en paiement d'un travail. Que représentait la sienne, en comparaison ?

Les derniers crépitements du feu s’évanouissaient. Elles gardèrent les yeux rivés sur les braises jusqu'à ce que les dernières lueurs rougeoyantes s'éteignent. Répondant au forfait de la lumière, les ténèbres avalèrent la forge.

Dans l'obscurité, persistaient deux êtres éloignés de ceux qui prenaient. Confortés par la discrétion des ténèbres, leurs doigts acceptèrent de se frôler sans reculer, de se toucher et de s'entremêler. Solveig sentit le souffle de Sygn lui chatouiller la gorge. Sygn sentit les lèvres de Solveig se poser sur les siennes.

Cette nuit-là, celles qui donnaient sans recevoir s'accordèrent un répit. Elles laissèrent leurs fardeaux glisser au sol, avec l'étoffe de leurs vêtements. Et leur rencontre, qui avait initialement la rudesse d'un sol pavé s'acheva dans la tendresse d'une couverture rembourrée de plumes.  

 

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