Nicoleï s’éveilla en frissonnant, s’assit en frictionnant ses membres. Il bailla à s’en décrocher la mâchoire, puis avisa Axel qui souriait.
—Désolé, marmonna-t-il. Le soleil est levé depuis longtemps ?
Axel hocha la tête.
—Au moins une heure, je pense. Tu as bien dormi ?
—J’ai connu des nuits meilleures, mais ça va. Et toi, tu n’as pas… je sais pas, attaché tes flammes quelque part pour grappiller un peu de sommeil ?
—Les attacher ? Je n’ai jamais rien fait de tel. Non, entre les buissons et le reste… je préfère ne pas prendre de risques. Un incendie incontrôlé, c’est dangereux.
—N’aurais-tu pas pu l’éteindre, au besoin ?
Axel pinça les lèvres.
—Peut-être. Je ne sais pas si tu réalises l’effort que ça représente.
Nicoleï leva les mains.
—Je ne faisais que me renseigner.
Ils se partagèrent quelques biscuits, puis allèrent se rafraichir auprès d’un petit ruisseau. Quand ils furent prêts, Axel donna le signal du départ et Nicoleï s’envola à sa suite. Cap à l’ouest d’abord, puis ils remonteraient vers le nord. Tout en gardant un œil sur l’Émissaire, Nicoleï prenait garde au paysage qui défilait sous lui. Les premiers arbres apparurent, puis se firent de plus en plus nombreux, jusqu’à devenir majoritaires. La partie est de la forêt des Cargues, s’il ne se trompait pas. Nicoleï avait longuement étudié la carte de Niléa, espérant mémoriser des points de repère, mais entre la carte et le terrain, il y avait souvent des différences, même quand on disposait d’une vue aérienne.
Axel tendit le bras et Nicoleï le suivit du regard. Seul l’index était tendu, c’était donc le signe pour indiquer un point de repère. La fin des chênes, le début des résineux, signe qu’ils allaient prendre de l’altitude ? Il leva le pouce pour confirmer qu’il avait bien compris le message et reporta son attention sur les alentours. Des masses grises se formaient à l’est, masquant le soleil. Dommage, parce que l’air restait glacé, et malgré la protection de ses plumes et de son uniforme, Nicoleï se prenait parfois à frissonner. L’hiver niléen était censé être plus doux que les rudes hivers massiliens, néanmoins, l’herbe avait été gelée autour d’eux, au matin. Et il n’avait pas encore de Compagnon pour bénéficier du renforcement de ses capacités par le lien.
Nicoleï voyait bien qu’Axel était embêté par l’absence de son Compagnon, mais quelle idée aussi de se lier avec une espèce sensible au froid ? Il frotta du pouce l’unique Barrette argentée sur sa poitrine. Lorsqu’il avait reçu le message lui indiquant qu’il était temps de rentrer sur le sol de la Fédération, Nicoleï avait été déçu. Nulle mention d’une autorisation à passer la deuxième Épreuve. Il avait cherché à camoufler sa déception, mais il s’était demandé à quoi avait bien pu servir son séjour dans l’Empire. Ça, il avait travaillé dur… et sans se plaindre ! Il avait voulu leur prouver qu’il était tout aussi capable qu’eux, voire, meilleur. Mais les aspirants Maagoïs n’étaient pas les brutes auxquelles ils s’attendaient. Non. Ils l’avaient intégré sans poser de questions, l’avaient soutenu quand il avait flanché, et Nicoleï s’était senti suffisamment redevable pour aider à son tour dès qu’il l’avait pu. Ne pas être capable de mentir, cela avait ses avantages et ses inconvénients. Impossible de faire comme les autres, qui, à bout de forces, gardaient un air bravache en affirmant que tout allait bien.
Mais ils avaient été surpris par ses capacités à détecter les mensonges. Les terrestres étaient bien trop prévisibles, par moment. Quel honneur y avait-il à aller au-delà de ses forces pour mettre la mission en danger ?
Nicoleï n’avait pas été le seul apprenti issu des Douze Royaumes, ni le seul ailé. Il y avait eu plusieurs terrestres, avec lui, et quelques ailés qui n’avaient pas mentionné s’ils étaient massiliens. Nicoleï les avaient soupçonnés d’être des enfants d’anciens esclaves, cependant cela n’aurait pas été honorable d’orienter les conversations sur ce sujet, alors, il s’était abstenu.
En tout cas, il avait aussi pu leur faire une démonstration de sa maitrise des Vents. Le Messager Ishim semblait penser qu’il avait encore besoin de formation, mais Nicoleï pensait bien avoir fait le tour du sujet. Et les Vents lui obéissaient toujours, maintenant. Bon, presque toujours. Sur de grandes distances, il avait encore du mal à garder le contrôle. Faire voler les feuilles en un tourbillon coloré, renverser des objets à distance – pas des objets très lourds, encore, mais en pratiquant… un jour, il saurait comment augmenter sa vitesse. Peut-être devrait-il demander la permission à Axel pour essayer ? Ishim serait plus méfiant. Et surtout, moins perméable à ses arguments. Le Messager était capable de le réduire au silence d’un simple regard. Comment pouvait-il lutter, face à son assurance ?
Avec Axel, c’était beaucoup plus facile. D’accord, il était Émissaire, sauf que c’était encore tout récent et qu’il manquait cruellement d’assurance. Le convaincre de l’accompagner avait été d’une facilité enfantine. Nicoleï s’en était voulu un peu, au départ. La liberté qui lui avait été accordée sur Iwar… Il devait reconnaitre qu’il y avait pris goût. Oui, bien sûr, il y avait eu les corvées, les lits à plier au carré, les tours de service au réfectoire, les lessives et le cirage des bottes. Il y avait aussi eu des moments de liberté, des explorations, des blagues et des aventures. À côté, les Mecers lui avaient paru bien plus stricts. Étrange, parce que de ce qu’il avait appris, le Commandeur Éric était loin d’être tendre avec ses hommes.
Ou alors, le temps et les légendes avaient enjolivé les récits. Une pratique courante, et en vingt ans, il y avait eu de quoi. Nicoleï avait peu vu le Commandeur Éric, durant son séjour. Ce n’était plus qu’un vieil homme, loin des histoires qu’on racontait autour du feu. Et considérant la mentalité impériale, c’était d’ailleurs étrange qu’il soit resté si longtemps à ce poste. Les meilleurs tuaient les plus faibles, à moins que ça ne soit plus le cas, ou qu’il soit plus dangereux qu’il ne le paraissait. Comme Lucas, le Veilleur, père d’Axel. Lui aussi avait plus de gris que de noir, dans ses cheveux, pourtant, Nicoleï n’aurait pas osé le défier en combat d’entrainement. Il y avait quelque chose, dans les yeux bleu-acier, qui le faisait frissonner chaque fois qu’il croisait son regard. Et la façon dont il l’avait immobilisé, lorsqu’Axel avait brûlé le village… Nicoleï massa son poignet en un réflexe au souvenir. Il s’était senti aussi démuni qu’un nouveau-né !
Axel agita la main, indiquant qu’il se posait et il le suivit, atterrissant auprès d’un petit ruisseau. Axel était déjà en train de se désaltérer. Nicoleï n’avait pas encore très soif mais il ne savait pas quand Axel déciderait la prochaine pause, alors il en profita pour boire. Devait-il lui faire remarquer qu’ils avaient oublié de laisser un message aux Courriers ? Non, Axel serait prêt à faire demi-tour, et s’ils tardaient encore, Solerys leur échapperait définitivement, c’était sûr.
—Tu es prêt ?
Nicoleï acquiesça tandis qu’Axel s’étirait une dernière fois. Il avait des cernes sous les yeux, et Nicoleï espéra qu’il puisse s’accorder une petite sieste avant d’affronter Solerys. Le vent lui paraissait moins glacé, aujourd’hui, et il bondit sans effort dans les airs pour rejoindre Axel. Moins de nuages, plus de soleil…. La journée s’annonçait radieuse, sous un temps agréable pour le vol.
Bientôt, le terrain s’éleva, les premières barres rocheuses furent visibles sous les sapins qui se clairsemaient. Les chênes et les hêtres résistèrent un temps avant de disparaitre. Nicoleï aperçut un chamois qui bondissait sur les rochers et une marmotte siffla quand ils la survolèrent, lui arrachant un sourire. Bien plus loin, un aigle tournoyait dans les cieux. Exactement le type de Compagnon que Nicoleï espérait avoir un jour.
Un léger signe de main d’Axel lui indiqua qu’il se posait. Déjà ? Ils étaient encore loin de midi. Mais il ravala ses questions et atterrit auprès de lui, en profita pour secouer légèrement ses ailes.
—Là, pointa Axel.
Nicoleï suivit son regard.
—Le Rocher Brisé, compléta-t-il.
Axel acquiesça. Le pic se découpait dans le lointain ; Nicoleï l’estima à deux ou trois heures de vol, selon la direction du vent.
—Comment comptes-tu t’y prendre ?
Il s’efforçait de rester dans son rôle d’Envoyé et espérait qu’Axel remarquerait qu’il faisait des efforts. Peut-être qu’Ishim lui en voudrait moins de n’avoir pas obéi directement à ses ordres, si Axel brossait de lui un portrait élogieux.
Axel soupira, tritura ses manches. Un réflexe chez lui quand il était nerveux.
—On va voler un peu plus bas, histoire d’être moins repérables. Attention aux arbres, donc, je veux qu’on soit capable de se cacher rapidement en cas de souci.
—Ça parait être un bon plan. Et si on voit Solerys ?
—Tu fuis, dit Axel en croisant les bras.
—Quoi ?
—Solerys est trop dangereux pour toi. Pour nous. Ma mission, notre mission, se corrigea-t-il, c’est de le localiser.
—Pour appeler des renforts, rappela Nicoleï.
—Ce que je suis incapable de faire avec Telclet en hibernation, oui, s’irrita Axel.
—Mais le temps qu’on retourne en ville envoyer un message, il aura filé ! protesta Nicoleï.
—Je sais, grimaça Axel. A-t-on un autre choix ?
—Bien sûr ! On est deux, il est seul. On le capture, et hop !
Axel secoua la tête.
—Non, Nicoleï. Il est plus malin que tu ne le crois.
—Nous sommes des Mecers ! protesta Nicoleï. Tu verras qu’avec quelques centimètres d’acier dans la poitrine, il fera beaucoup moins le malin.
—J’ai pris ma décision et tu la respecteras, coupa Axel, sourcils froncés.
Nicoleï serra les poings mais baissa la tête. Axel était Émissaire et il devait lui obéir.
—Comme tu voudras, marmonna Nicoleï.
Il restait persuadé qu’Axel n’agissait pas pour le mieux. Il avait peur de Solerys, c’était compréhensible, ce n’était pas une raison pour s’aplatir ainsi. Si on lui avait confié cette mission, c’est qu’il était capable de l’accomplir, non ?
Nicoleï laissa là ses préoccupations et suivit Axel avec un juron quand il s’aperçut qu’il ne l’avait pas attendu. Sa colère laissa bientôt place à l’inquiétude. Axel était perturbé par la confrontation à venir, inquiet, désireux de tout faire pour l’éviter. Alors que lui ne ressentait que de l’excitation à l’idée de confronter Solerys… Nicoleï se sentit penaud. Voilà qu’il se comportait comme un Envoyé tout juste sorti de l’École ! Tout combat comportait des risques, ne cessait de lui marteler Ishim. Son Messager réfrénait ses ardeurs, souvent pour son bien, même s’il ne l’aurait jamais admis devant lui.
Axel avait prévenu qu’ils voleraient bas, et Nicoleï se surprit à frôler la cime des arbres. Jamais Solerys ne les verrait de si loin, par contre, mais bon, si Axel le voulait… Le pic du Rocher Brisé était clairement visible, maintenant. S’en croire proche était un leurre pour lequel ils étaient trop expérimentés. L’estomac de Nicoleï gronda et il fut soulagé qu’Axel descende vers un étroit ruisseau qui serpentait entre les sapins. Nicoleï contrôla sa descente, peu désireux de prendre une branche, et but longuement l’eau fraiche.
Axel se laissa tomber sur un rocher avec un soupir de soulagement, étira ses ailes.
—Mangeons, ensuite, il nous faudra voler plus prudemment.
Nicoleï haussa les épaules.
—C’est un terrestre, nous le verrons bien avant qu’il ne nous voit.
—Tu le sous-estimes encore, avertit Axel. C’est un fugitif, maintenant. Il s’attend à être poursuivi et ramené sur Kléïto. Vu comment il fut difficile d’obtenir des informations… il a très bien pu nous poser un piège.
—Si vous savons que c’est un piège, ça n’en est plus un, non ?
—Tu es irrécupérable, marmonna Axel. Quoi qu’il se passe, reste en retrait. Comme ça, tu seras en mesure de trouver du secours.
—Oui, oui, j’ai compris que tu ne veux pas que je participe, s’irrita Nicoleï.
—Je ne cherche qu’à te protéger. Je suis à peine Émissaire, bien loin encore d’être Messager. Je ne devrais pas avoir la responsabilité d’un Envoyé.
—Ça va, je sais me débrouiller seul.
Axel parut sur le point de dire quelque chose, se ravisa. Il fit jouer son épée dans son fourreau, caressa la besace dans laquelle il transportait Telclet, comme si le geste pouvait lui apporter de la force.
—Allons-y, nous devrions avoir le temps de fouiller le coin avant la nuit.