Chapitre 38

Par Notsil

En altitude, l’air était glacial. Axel utilisait son Don du Feu pour se réchauffer, mais Nicoleï ne le possédait pas, alors il vérifiait de temps à autre que l’Envoyé restait bien dans son sillage. Des gants protégeaient ses mains, mais s’ils s’aventuraient à traverser des nuages chargés de glace, ce ne serait pas suffisant.

Axel redoubla de vigilance. Nicoleï n’était pas un Envoyé tout juste sorti de l’École, il avait quand même une solide expérience avec de nombreuses missions à son actif. Il saurait lui dire, si quelque chose n’allait pas.

En l’absence de nuages, les rayons du soleil réchauffaient agréablement leur dos, et c’était appréciable face au vent froid qui leur fouettait le visage. Sous eux, les paysages défilaient. Ils avaient franchi le fleuve Emenein juste après avoir quitté Tikal, puis ils avaient survolé des champs, la plupart en repos à cette époque de l’année, bien délimités par des haies. Certains étaient couverts de jeunes pousses de blé tendre, et des fermes étaient plantées çà et là. Plus ils avançaient vers la chaine de la Colonne, plus les champs s’étaient fait rares, remplacés par des prairies arborées. Le relief se faisait moins plat, plus vallonné, des buissons s’accrochaient sur les pentes raides des talus qui bordaient les chemins.

Après de longues heures de vol, ils se posèrent auprès d’un petit ruisseau pour se désaltérer et en profitèrent pour se restaurer. Le pain et le fromage furent avidement dévorés, tout comme les tranches de jambon séché.

—Crois-tu que nous y arriverons ce soir ? demanda Nicoleï.

Axel pinça les lèvres.

—J’en doute. Même si nous voyons les contreforts de la Colonne, nous en sommes encore bien loin. Regarde la végétation autour de nous, elle ne correspond pas à celle de la montagne, encore. Il nous faudra trouver un coin tranquille pour passer la nuit.

Nicoleï hocha la tête.

—Comme un bel arbre.

—Ce serait un cadre idéal, mais, ça ne sera peut-être pas possible.

—Et demander à un fermier de nous héberger ?

Axel grimaça.

—Je préfèrerai éviter. Mieux vaut passer inaperçus.

—Tant pis pour le lit chaud, soupira Nicoleï.

Axel ne put s’empêcher d’éclater de rire.

—Tu as pris de mauvaises habitudes chez les impériaux !

—J’avoue que le confort est appréciable. Mais, le lit et l’eau chaude étaient les deux seuls éléments de confort dans le camp Maagoï, je peux te l’assurer.

Axel se rafraichit une dernière fois, puis mit une main en visière pour regarder à l’horizon.

—Le soleil commence déjà à se coucher. Nous allons devoir dévier un peu de notre cap et prendre le sud-ouest pour éviter de l’avoir dans les yeux. Les nuages ne seront pas suffisants pour nous protéger. Si tu vois un bosquet ou autre qui pourrait convenir pour la nuit, n’hésite pas à me faire signe. Ce serait mieux que de passer la nuit au sol entre les buissons.

Nicoleï approuva et Axel se sentit soulagé. L’Envoyé avait un peu trop tendance à le contredire, parfois, et Axel hésitait entre s’affirmer et se montrer arrogant, ou se montrer trop conciliant et laisser Nicoleï outrepasser son autorité.

Le point de vue de Telclet lui manquait. Il n’arrivait pas encore à se fier à son propre jugement, à être certain de ses décisions.

D’ailleurs, il espérait ne pas s’être fourvoyé en emmenant Nicoleï. Si son ami venait à être blessé, ou pire, tué…

Axel déglutit. Il n’y avait personne pour le réconforter, personne pour lui dire s’il avait eu raison ou tort. L’avenir seul le lui dirait. Pour se rassurer, il caressa Telclet à travers l’étoffe de sa besace.

Réveille-toi, vite, pensa-t-il.

Peut-être finirait-il par l’entendre, s’il insistait assez ? Tabatha avait dit que non, mais elle était Niléenne. Que connaissait-elle sur le lien que partageaient Liés et Compagnons ?

Axel jeta un coup d’œil à Nicoleï, qui venait de boucler son sac sur sa poitrine. Parfait. Axel prit quelques pas d’élan et profita d’un vent favorable pour s’élever dans les airs. Il vérifia que Nicoleï le suivait, puis mit le cap vers le sud-ouest. Il ne leur faudrait pas trop dévier de l’ouest, mais voler face au soleil couchant était trop aveuglant.

Ils progressaient à bonne vitesse, portés par les courants d’air chaud qui rejoignaient les montagnes qui se dessinaient dans le lointain. Dès que le soleil passerait derrière elles, l’air, déjà froid, se rafraichirait encore davantage. Axel plissa les yeux, chercha à repérer un coin où ils pourraient passer la nuit. Un petit bosquet, par exemple, serait parfait avec des arbres aux larges branches.

Sauf que partout où il posait son regard, il n’y avait que prairies et plaines vallonnées parsemées de quelques buissons. Devaient-ils pousser jusqu’aux premiers contreforts, qu’il savait tapissés de sapins ? Non, la luminosité baissait vite, ils n’auraient pas le temps de monter le camp.

Axel avisa un surplomb agrémenté de genévriers. Ce n’était pas le meilleur endroit mais compte tenu des circonstances, cela conviendrait. D’un geste, Axel l’indiqua à Nicoleï et descendit doucement.

—Pas d’arbre, maugréa aussitôt le jeune ailé. N’aurait-on pas dû pousser un peu plus ?

—Si tu aimes allumer un feu dans le noir… lui retourna Axel. La nuit s’annonce froide, et je ne doute pas que le sol sera gelé au matin.

Nicoleï soupira mais Axel ne lui en tint pas rigueur, cette fois. S’était-il si ramolli sur le sol impérial ? Mais ses préoccupations se concentrèrent bientôt sur Solerys, une fois le feu allumé dans son cercle de pierre. Ils ramassèrent quelques branches aux alentours ; loin d’une forêt, trouver des branches se révélait compliqué, et Axel se maudit de ne pas y avoir songé plus tôt.

—On dirait qu’on va se geler, commenta Nicoleï face au minuscule tas de bois.

—Oui, eh bien, il faudra faire avec ! Sauf si tu préfères voler dans le noir et trouver un arbre en le percutant ?

—Ça va, inutile de t’énerver, fit Nicoleï en levant ses mains en signe d’apaisement. Le sol va être glacé.

—Je sais, soupira Axel. Si tu as une meilleure idée…

Nicoleï s’était approché des buissons pour en arracher quelques branches, mais il se recula en pestant.

—C’est que ça pique ! Franchement, Axel, tu ne pouvais pas trouver pire endroit !

—Je ne suis jamais venu ici, s’irrita Axel. Nous avions survolé quelques arbres vers midi, comment pouvais-je savoir qu’ils allaient tous disparaitre ? Les arbres isolés, c’est rarement ce qui manque ! Si Telclet n’était pas en hibernation, j’aurais pu l’envoyer en éclaireur, ou lui demander s’il savait où trouver des arbres ! Je ne suis pas capable de faire des miracles, Nicoleï !

Axel se tut lorsqu’il réalisa qu’il était en train de crier. Il prit plusieurs longues expirations et reprit d’une voix plus calme :

—De toute façon, je suis capable de créer du feu sans combustible. Je le maintiendrai pendant que tu dormiras, et ça suffira.

Nicoleï hocha la tête.

—Très bien, mais, cela ne va-t-il pas te fatiguer ?

Axel haussa les épaules.

—Ai-je le choix ? Tu m’accompagnes et j’ai le devoir de veiller sur toi.

Les derniers rayons de soleil s’évanouirent en même temps qu’ils avalaient les dernières bouchées de leur fromage et de leur pain. Axel replia ses jambes et fit surgir ses flammes. Un instant, il envisagea d’utiliser les genévriers comme combustibles, mais il écarta cette idée. Il ignorait si la fumée était toxique, et avec les vents qui étaient plutôt tourbillonnants, il refusait de prendre le risque. Axel ignora la petite voix qui lui disait qu’il aurait pu les contraindre, avec son autre Don. Il préférait mille fois enfouir ses Vents au plus profond de lui. S’il avait pu s’en débarrasser, il l’aurait fait.

Enveloppé dans ses ailes,  allongé sur le sol, Nicoleï avait fermé les yeux.

—Dis-moi, Axel, dit-il sans les ouvrir. Ton Solerys… il voulait ton Don du Feu, c’est ça ?

—Oui, répondit Axel sans comprendre où voulait en venir son ami.

—Et il savait, pour tes Vents ?

Axel réfléchit.

—Bonne question. Je ne sais pas. Ça t’est  venu comme ça ?

Nicoleï se tortilla entre ses ailes pour trouver une position plus confortable.

—Oui, bailla-t-il. Bonne nuit, Axel.

—Bonne nuit, Nicoleï.

Axel tendit l’oreille. Les flammes ronronnaient entre ses mains, sans être accompagnées par le crépitement des branches. Le vent soufflait, s’enroulait autour des herbes et les branches des buissons froufroutaient sous son toucher. Il n’entendait pas les petits animaux nocturnes, dont les bruits étaient peut-être trop faibles face aux rafales.

Le ciel était clair, sans lune, et de rares nuages effilochés étaient poussés par les vents d’altitude, en direction du nord. Dans les étoiles qui scintillaient, Axel ne reconnaissait aucune constellation familière.

Et Telclet lui manquait. Il sentait son poids contre lui, dans la besace dont il n’osait pas se séparer. Il y avait toujours cette présence dans son esprit, oui, mais atténuée, comme étouffée. Axel brûlait de trouver un Mecer qui avait connu la même situation, pour partager ses craintes. C’était une simple hibernation, de l’avis de Tabatha, mais Axel ne pouvait se défaire de cette angoisse qui lui opprimait la poitrine.

Nicoleï grogna en se retournant et Axel esquissa un  sourire. Au moins, Nicoleï serait en forme, demain matin. Axel se rappela la carte. S’ils ne partaient pas trop tard, ils pourraient arriver au pic du Rocher Brisé en début d’après-midi. Cela leur laisserait le temps pour ajuster leur itinéraire si jamais ils avaient trop dévié de leur trajectoire. Mais une fois qu’ils auraient rejoint les montagnes de la Colonne, il leur suffirait de les suivre en remontant vers le nord. Si le pic était aussi facilement reconnaissable que l’avait dit Tabatha, ils ne risquaient pas de le rater.

Les minutes s’étirèrent, les heures passèrent. Axel maintenait son feu, le ravivait lorsqu’il se surprenait à somnoler. Jamais encore il n’avait ainsi puisé dans son élément. Enfin, si. Une seule fois ; lors de l’incendie près du village de Bénys, juste avant que ses Vents ne s’éveillent. Axel frissonna malgré la chaleur au creux de ses mains. Il refusait de commettre la même erreur. Il ferait bien attention à ne pas aller au-delà de ses limites, cette fois. Les flammes dansaient au bout de ses doigts ; s’il n’avait pas craint de réduire ses habits en cendres, il les aurait faites courir jusqu’à ses épaules. Jouer avec le feu était agréable : c’était doux, c’était chaud, c’était facile. Les Vents… n’étaient en rien comparables.

Pourtant, Telclet avait vu juste. Lors de son séjour au village de Solerys, les Vents aussi avaient fait partie de lui. Il avait des souvenirs confus de les avoir utilisés sans réfléchir. Qu’est-ce qui avait changé ?

Il se tendit vers ses Vents, puis au dernier moment, se rétracta. Non. De nuit, dans le noir, avec Nicoleï à proximité, c’était trop risqué de tenter quoi que ce soit.

Mais peut-être devrait-il chercher à en faire quelque chose. Axel soupira, étouffa un bâillement. Il aurait aimé dormir, ne plus penser à toutes ces questions qui taraudaient son esprit. Il enviait Nicoleï, qui dormait tranquillement tout près. Il n’était plus Envoyé, il devait arrêter de se morfondre, prendre ses responsabilités, aller de l’avant.

Pourquoi en était-il incapable ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez