Chapitre 4

Par Elka

Gwenaëlle avait envisagé plusieurs scénarios pour sa première après-midi à Akademia, mais aucun ne la plaçait dos au mur dans le couloir, devant une porte close derrière laquelle Flo et Anselm s’engueulaient. Lilliane se tenait à côté d’elle en observant le bout de ses chaussons. Quand Flo avait saisi son frère par le coude pour l’emmener au premier, elles avaient obligeamment suivie. Maintenant, Gwenaëlle était privée de sa nouvelle chambre et se demandait si elle n’allait pas juste finir par ouvrir la porte en leur demandant si c’était bon.

Mais la voix étouffée et néanmoins furieuse de Flo lui paralysait les jambes.

— T’es pas obligée de rester, hein, dit Gwenaëlle à Lilliane. Ça peut être long.

Lilliane pinça les lèvres, jeta un œil vers la porte de sa chambre, mais souffla avec hésitation :

— Je ne vais pas te laisser seule. Ça m’embête.

Gwenaëlle n’était pas capable de dire si elle trouvait ça gentil ou forcé. Flo ne lui avait pas tellement parlé de Lilliane, mais elles avaient l’air assez proches, et la jalousie l’aiguillonnait. Pas ce sentiment brûlant que lui avait inspiré Rebecca, mais quand même…

Physiquement, Lilliane avait le visage rond et les grands yeux d’une poupée de porcelaine. Impression renforcée par sa longue jupe et son chemisier brodé, par ses très longs cheveux bruns, aussi raides que la tignasse de Gwenaëlle était crépue. Elle se tenait droite, les mains sagement croisées devant elle.

Quand son téléphone vibra contre sa fesse gauche, Gwenaëlle y vit un détournement miraculeux. C’était un mail d’Akademia, à en croire la signature de l’expéditeur.

— Tu connais Valente Greco ? demanda Gwenaëlle.

Le sourire de Lilliane la pris au dépourvu.

— Oui, c’est mon conseiller. Ça va être le tien ?

— On dirait. Il me propose un premier rendez-vous.

— Il est très gentil, tu verras. Moi, il m’aide beaucoup.

Elle hésita à lui demander son don, et Lilliane dut le sentir, car elle la devança :

— Mon don est un peu compliqué… Mais je ne vais pas t’embêter avec ça.

Autant dire qu’elle ne voulait pas en parler. Gwenaëlle se débattit avec un mélange de compréhension et d’agacement, qu’elle résolue d’un hochement de tête et d’une plongée dans son téléphone pour répondre à monsieur Greco.

Cela fait, et comme Anselm s’était mis à répondre de l’autre côté du battant, elle tria ses mails et tomba sur un bulletin de la Conque qui lui donna le vertige.

Elle faisait tout pour ne plus penser à l’accident du tram ; de fait, elle y pensait tout le temps.

— T’as lu la Conque ? ne put-elle s’empêcher de commenter. Ils lancent un appel à témoins.

Elle tourna son téléphone vers Lilliane, qui s’approcha pour lire avec elle. Est-ce que les lecteurs avaient vu quelqu’un quitter les lieux précipitamment ? Senti un pouvoir s’activer aux alentours ? Remarqué quelque chose ou quelqu’un de suspect ?

On spéculait aussi sur le pouvoir qui aurait pu en être à l’origine.

Invisibilité ? Trop de choses ne collaient pas. On n’avait pas retrouvé de traces du wagon de tête. Il n’avait pas été broyé sous le choc, il avait purement et simplement disparu. Ça n’expliquait pas non plus la substance noire qui était, paraissait-il, toujours en analyse. De la téléportation, alors, écrivait un rédacteur, mais ça ne collait pas non plus. Le wagon aurait dû réapparaître quelque part dans le secteur.

On sondait l’Isère et le Drac à sa recherche, au cas où.

Quand Gwenaëlle leva les yeux, l’esprit embrumé, elle tomba sur la mine compatissante de sa camarade.

— Florence m’a raconté, dit-elle. Ça a dû être horrible, je suis désolée que tu aies vécu ça.

La gorge serrée, Gwenaëlle voulut lui mentir.

— Ouais. C’était horrible, se surprit-elle à dire.

Son cœur battait fort. Lilliane se contenta d’acquiescer, et Gwenaëlle apprécia grandement qu’elle ne se perde pas en phrases de soutien ou en monologue maladroit.

— J’ai du chocolat dans ma chambre, proposa Lilliane. Ils en auraient peut-être besoin aussi, non ?

Elle pointa la porte du menton, et Gwenaëlle assura avec un grand sourire :

— C’est pas du chocolat qu’il leur faut, c’est une alerte à la bombe. Minimum. Un incendie, à la rigueur. Un coup de tuyau d’arrosage, peut-être.

Lilliane lâcha un petit rire.

— Je peux nous trouver une carafe.

— Tu la renverses sur Anselm et je poussa Flo sous la douche.

La porte s’ouvrit tout d’un coup. Flo avait les joues rouges et un poing sur la hanche, le regard brillant et déterminé. Derrière elle, Anselm se frottait les cheveux avec malaise, adressant un sourire cassé à Gwenaëlle et Lilliane.

— Bon, lança Flo. On y va, à ce pot de bienvenue ?

Et elle partit devant à grandes enjambées, les bras croisés sur sa poitrine et les néons clignotants sur son passage. Anselm eut pour eux le même air effaré que Gwenaëlle, qui se pressa de rattraper son amie en laissant les deux autres à la traîne.

— Ça va ? osa-t-elle.

Le hall s’était vidé. Flo ralentit légèrement et gonfla les joues.

— Ça va.

Elle n’en dirait pas plus, et ce n’était pas Gwenaëlle qui serait assez folle pour insister. Son amie se dirigea vers une porte, qu’elle ouvrit avec un sourire presque authentique.

— C’est par là.

La cafétéria de l’hospition se trouvait au bout d’un escalier aux murs tagués, gravés et veinés de lierre ; une ampoule aveuglante rendait la descente compliqué. En bas, juste avant de passer les portes, on avait dressé une bannière stipulant « bienvenue ! » décoré de dessins de ballons brillants et percé de grosses roses odorantes.

Gwenaëlle et Anselm furent accueillis avec des applaudissements qui leur filèrent le rouge aux joues, et un verre de punch bleu turquoise qu’ils levèrent en gargouillant des remerciements. À leur grand soulagement, juste après ce geste d’usage, les étudiants leur préférèrent le buffet, les boissons et la musique.

La cafétéria était composée de deux salles, avec des affiches sur les murs, des guirlandes de fanions accrochés entre les néons et des cadres luisant pour donner une mauvaise illusion de fenêtres. De grosses armoires avaient été calées dans les coins, le nom des jeux qu’elles renfermaient était scotché sur leurs battants. Des cactus géants et fleuris donnaient de l’éclat au carrelage beigeasse et aux tables en formica – repoussées et empilées pour gagner de la place.

Une piste de danse avait été improvisées dans la seconde salle, et il fallait éviter les coups de hanches et les virevoltes endiablées de certains. Gwenaëlle reconnut Matthéo Ballade, engagé dans un rock’n roll avec une fille, et Florence la guida à l’opposé.

Pendant une vingtaine de minutes, leur silence fut ponctué de présentations avec leurs nouveaux voisins et camarades. Quelles études tu fais ? Tu habites Grenoble ? T’as eu le mail de ton conseiller ? Si t’aimes le basket on fait un match, dimanche.

Aucun ne posa de questions sur leur don. Gwenaëlle en était à la fois rassurée et frustrée.

— Tu m’en veux encore ? demanda Anselm à sa sœur quand on les laissa.

Gwenaëlle échangea un regard avec Lilliane.

— Oui, grinça Flo. Tu m’as foutu la honte.

— Désolé.

— Je sais.

Elle haussa les épaules et lui proposa un morceau de chou-fleur pour faire la paix. À partir de là, Gwenaëlle parvint à apprécier ce moment à sa juste valeur : avec le sang palpitant dans ses tempes, l’estomac noué qu’elle arrosait de punch et de mini pizzas, les zygomatiques douloureux à force de sourire et les paumes moites. Elle se disait que tous ces gens étaient capables de choses extraordinaires, et que si elle se trouvait là c’était bien qu’elle aussi. C’était la confirmation qui lui manquait.

Et ça la terrifiait. C’était très intimidant de voir Flo et Anselm échanger des mots naturellement avec Lucas, que Lilliane s’éloigne pour papoter avec une fille qui faisait éclore des fleurs sur les cactus, d’avoir dans le nez des odeurs de sucre et de vapoteuses. Matthéo Ballade la regardait de loin, et elle s’appliqua à manger lentement une poignée de chips.

Et si elle merdait, ici ? Si elle ne s’adaptait pas ?

— Coca ?

Dans son sursaut, elle faillit renverser un ramequin d’olives. Le garçon qui lui avait parlé de dépêcha d’éponger l’huile avec une serviette en papier.

— Mais quelle débile, se morigéna Gwenaëlle.

— T’inquiète, le budget nappe en papier est presque illimité, dit-il.

C’était le pote de Matthéo Ballade – Bastien. Flo les observait, mi-figue mi-raisin.

— Je suis pas là pour jeter de l’huile sur les olives, commenta Bastien qui l’avait repéré. J’avais soif. Tu vas bien ?

— Super. Pourquoi ?

— Je t’ai proposé du Coca, et j’ai cru que t’allais hurler.

Elle eut envie de creuser un trou dans le sol pour y disparaître.

— J’en veux bien, merci…

— Je m’excuse pour Matt. C’est un crétin.

Il avait dit ça avec beaucoup de tendresse. Gwenaëlle fit le chemin entre Matthéo Ballade – qui se balançait sur un tabouret, dans un coin – et Bastien qui la dominait d’une bonne tête. Elle n’avait pas remarqué les drôles de colliers qu’il portait, un assemblage de trombones et de ressorts, ni les piercings à ses oreilles. Elle devina qu’il y avait des bracelets sous les manches de son pull, et ses bagues paraissaient démesurées sur ses doigts de pianiste.

— Vous devriez laisser Florence tranquille.

Bastien posa sur elle un long regard charbonneux souligné de cernes profonds, puis lui souhaita une bonne soirée et rejoignit son ami avec deux verres et une part de quiche. Gwenaëlle retourna vers son groupe ; Lucas était parti, Lilliane revenue, et un silence tomba presque aussitôt sur la salle.

Le directeur d’Akademia, Corentin Ballade, venait d’entrer.

 

**

 

La ressemblance avec son fils était frappante, songea Anselm. Mêmes pommettes hautes, mêmes boucles brunes et épaisses – bien que les directeur les ait disciplinées – et surtout même yeux en amande. Le sourire de Corentin Ballade, néanmoins, était chaleureux, et il annonça d’emblée :

— Je ne vais pas vous embêter bien longtemps. Où sont monsieur Nero et mademoiselle Tellier ?

Le ton officiel changea les genoux d’Anselm en guimauve, mais Florence le poussa au creux des reins pour qu’il avance. Gwenaëlle avait croisé les mains dans le dos, il plongea les siennes dans la poche de son sweat.

Un homme et une femme étaient descendus avec le directeur, mais ils restèrent en retrait pendant qu’il parla :

— Bienvenue à vous deux. Nous avons pensé, à raison on dirait bien, que votre sœur vous accueillerait bien plus agréablement que nous. L’installation s’est bien passée ?

— Oui, monsieur, répondit Anselm alors que son amie hochait la tête.

— Vous m’en voyez ravi. Je vous présente Valente Greco et Héléna Verrin (les deux autres adultes joignirent un sourire à leur geste de la main) qui seront vos conseillers. Je vous invite à répondre à leur mail pour que votre premier cours particulier se mette en place rapidement.

Anselm éprouva une stupide culpabilité de n’avoir pas consulté sa messagerie.

— Ils sont aussi les enseignants d’astreinte cette semaine, n’hésitez pas à aller les voir au moindre problème. Si vous désirez sortir d’Arkanie, il vous faudra leur demander l’autorisation. Aussi, je…

Des applaudissements se firent entendre du fond de la salle. Des applaudissements solitaires, attirant l’attention, quelques sourires narquois ou des yeux au plafond. Matthéo Ballade ne s’arrêta que quand son ami lui emprisonna les mains, l’expression féroce.

— Je disais donc, reprit patiemment le directeur, que je vous attendrai demain soir pour mon cours de sociologie.

— J’aurais plutôt appelé ça de la philo bon marché, commenta Matthéo Ballade.

Florence poussa un soupir à faire trembler les murs, et Anselm s’étonna de l’absence de réaction autour de lui. C’était donc aussi habituel de voir l’autre idiot fanfaronner et se faire remarquer que plus personne ne lui demandait de la fermer ? Personne d’autre que son grand copain, qui lui enfonça deux cookies dans le bec au risque de l’étouffer.

— Si vous avez la moindre question, mon bureau reste ouvert. Sur ce, déclara le directeur avec un rapide coup d’œil en direction de son fils, je vous laisse à votre soirée. Soyez raisonnables.

Ils avaient à peine disparu que quelqu’un relança la musique. On suggéra un micro pour une session de karaoké et une approbation enthousiaste y répondit. Anselm se sentit secoué. Il s’excusa et remonta les escaliers du sous-sol.

La lumière du hall s’était faite plus douce, nichant des ombres dans les coins, gommant les morceaux de fresque et la couleur des mosaïques. Le calme enveloppa Anselm, qui sortit sur le perron de l’hospition.

L’absence de vent lui noua la gorge. Il sentait à peine un changement de température avec l’intérieur, et un silence abrutissant le força à s’asseoir sur les marches. Des petites veilleuses au sol suivait le chemin de terre du parc, qui n’était plus qu’ombres chinoises. Il sortit son téléphone et hésita à souhaiter bonne nuit à son père.

Il avait renoncé quand des bruits de pas se firent entendre. Florence s’installa à côté de lui.

— Désolée d’avoir crié, tout à l’heure.

— Je le méritais.

— C’est vrai.

Il leva un sourcil et elle lui répondit par un sourire. Anselm sortit sa Clef du col de sa chemise et la regarda un moment, faisant jouer la chiche lumière du hall sur la tige argentée.

— Maman avait la même, commenta rêveusement Florence. T’en as de la chance. Ça vous fait un autre point commun.

Florence feignait mal l’indifférence quand il s’agissait de leur mère. Quand il enleva la chaîne pour la passer autour du cou de sa petite sœur, elle déglutit difficilement et regarda ailleurs.

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Nanouchka
Posté le 23/07/2025
Comme ça, je suis à jouuuuur.
J'ai trop aimé ce chapitre, en plus. Le côté pot d'accueil m'a rappelé les séries américaines dans les internats ou les universités, et le côté multi-POV m'a rappelé les romans Everworld.
Je m'attache aux personnages et j'aime bien les voir agir de façon complètement différente dans des situations communes. C'est peut-être ça la force d'avoir une école, lieu de vie et apprentissage, en tant qu'arène de roman.
Chaque personnage a l'air d'avoir ses secrets, ses excès, ses blessures, et j'aimerais trop dénouer ça avec eux petit à petit.
J'étais étonnée par Matthéo. Je pensais qu'il s'écraserait devant son père et que c'était pour ça qu'il fanfaronnait autant devant les autres.
Je me demande si Bastien va avoir une romance avec l'un des personnages du groupe (ou avec Matthéo, d'ailleurs).
Je suis intriguée par les différents pouvoirs, qui ont tous l'air complexes et un peu privés malgré tout.
Voilààààà. Bonnes écritures à toi, où qu'elles t'emportent ♥
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