La place du Palais était en effervescence. Une foule dense s'était rassemblée là, réclamant la vérité : depuis le matin, la rumeur de la mort du roi Evorn s'était répandue. Il n'y avait pas un habitant de Faelonn qui n'en avait entendu parler.
Au milieu du flot de personnes atterrées, Kaart préparait son discours. Sous les ordres de ses généraux, de simples soldats s'affairaient à dresser des barrières tout autour d'un espace assez large pour monter une estrade de bois. Pour une fois, celui qui se prétendait maître de la manipulation, notamment au travers de ses discours exceptionnels, n'avait pas hâte de prendre la parole. Il en avait assez d'attendre : il voulait passer à l'action, commencer sa conquête dès maintenant. Mais il savait bien que c'était impossible. Il devait avant tout brider le peuple, par la diplomatie ou par la force. Malgré le presque millier d'hommes qui lui obéissait aveuglement, il savait qu'une révolte ne devait pas éclater, car il n'y aurait que deux issues : le meurtre de centaines d'habitants de la cité, ou bien son éviction pure et simple du trône. Il n'avait rien à y gagner. De plus, il avait déjà fait tuer la quasi-totalité des habitants du palais, c'était bien suffisant. Son goût pour le massacre ne devait pas se faire connaître.
Une fois la construction achevée, Kaart monta sur l'estrade. Elle s'élevait à deux mètres du sol et il dut gravir une dizaine de marches avant de poser les pieds sur les lattes de bois. Ses quatre généraux étaient alignés en contrebas, la poitrine gonflée, le menton haut. Ils portaient des armures de métal léger, ornées d'un blason que bientôt tous aduleraient ou craindraient : un dragon aux immenses ailes déployées de chaque côté de son poitrail puissant, rouge sang.
Loin derrière eux, d'autres soldats gardaient l'entrée du palais et empêchaient quiconque d'entrer. Il en était de même à l'embouchure de la place ouvrant sur la plus grande avenue de Faelonn. Si l'on pouvait pénétrer sur la place, on ne pouvait plus en sortir.
Bien vite, les habitants comprirent qu'ils avaient été pris dans un piège. Ils n'eurent d'autre choix que de se tourner vers Kaart, dressé sur son promontoire, écrasant de puissance. Quand l'homme qui avait tué le Roi jugea qu'assez de monde était réuni autour de lui, il commença son discours.
— Nous voilà donc réunis, habitants de Faelonn, en ce qui est un glorieux jour. Comme vous l'avez supposé, le Roi est mort. Evorn n'est plus, et il a péri sous ma lame. Ainsi que sa femme, la délicieuse reine Orphanie.
Un sursaut d'horreur parcourut les rangs devant lui. Il s'expliqua :
— Depuis combien de temps vivez-vous dans les conditions que vous a imposé la royauté ? La misère, la faim, le froid ? Combien de vos enfants ne mangent pas pour que ceux, plus riches, ne dévorent des mets succulents ? Combien de vos enfants restent ignorants ? Trop, voilà ce que je pense. Mais ce temps-là est fini.
L'espoir s'était allumé dans certains regards, mais la terreur était toujours là. Kaart les tenaient entre ses griffes, entre ses mots, et si le peuple le craignait, alors tout irait bien.
Il expliqua pendant de longues minutes encore quels bienfaits aurait son règne, jusqu'où s'étendrait leur nouveau territoire, quelles richesses ils allaient acquérir... Puis il demanda qu'on les apporte. Des soldats montèrent sur l'estrade. Ils portaient deux corps entre leurs bras. L'un massif, l'autre frêle. Les cadavres étaient recouverts d'une cape noire. Kaart ordonna qu'on les mette debout.
Le tissu glissa. Un hoquet de dégoût et de terreur absolue déforma les visages des habitants. Le Roi Evorn, égorgé et diaphane, portait un habit de nuit souillé de sang. Tout avait été fait pour que son visage soit reconnaissable. Mais son corps... Près d'une dizaine de blessures se devinaient sous le tissu, d'une horrible sauvagerie. La reine était méconnaissable. Seuls les longs cheveux bouclés, d'une blondeur solaire et qui couvraient son visage, attestaient de son identité.
Quand Kaart eut décidé qu'on les avait assez vu, il fit de nouveau recouvrir les cadavres et demanda qu'ils soient allongés à ses pieds. Des pleurs d'enfants résonnaient sur la place. Mais ce n'était pas fini.
Une silhouette vêtue d'une large robe émergea des entrailles du palais, tirant derrière elle une frêle jeune femme. L'ancien conseiller Tendor prit pied sur l'estrade quelques minutes plus tard. Il jubilait. Une fois expulsé de son poste, la trahison lui avait parue encore plus douce. Kaart attrapa celle qui l'accompagnait et plaqua un baiser forcé sur ses lèvres. Il déclara :
— Pour sceller ma légitimité, je vous présente avec bonheur ma future femme. Je vous prie d'applaudir votre nouvelle reine !
Des larmes roulant sans interruption sur ses joues, la princesse Tianelle laissa échapper un cri rauque. Un éclair de douleur traversa son corps. Elle ne pouvait pas épouser cet homme.
Les dépouilles de ses parents à ses pieds, qu'elle savait immondes sous la noirceur du tissu, lui provoquèrent un haut-le-cœur. Le veille, elle avait fermé les yeux si fort pour ne pas voir le massacre qu'elle sentait encore la douleur dans son crâne et entendait encore leurs cris atroces.
Suffocante entre les bras de Kaart, Tianelle ne l'entendait même pas poursuivre son discours. Elle ne voyait que la souffrance du peuple que son père avait passé sa vie à protéger avec tant de ferveur. Seuls restaient la solitude, la peine immense et le désespoir.
En proie à une angoisse terrible, elle ne vit pas les heures s'écouler. Elle n'eut pas conscience que Kaart s'était tu et que les habitants repartaient, étrangement silencieux. Elle n'eut pas conscience qu'on l'emmenait à nouveau à l'intérieur du château, qu'on la déshabillait et qu'on la mettait dans un bain. Elle était encore absente lorsqu'on la força à manger puis lorsqu'on la conduisit dans l'ancienne chambre de ses parents. Elle ne revint à elle qu'au moment où elle aperçut Kaart se lever du lit, duquel on avait changé les draps, à présent immaculés. Il était nu, dressé devant elle, exhalant une invincible puissance.
Sans tenir compte de ses hurlements, le garde qui l'avait amenée referma les portes. Il n'eut que le temps d'apercevoir la courbe de son sein, dénudé, lorsque Kaart arracha la chemise de nuit avec avidité.
Loin, très loin d'ici, dans une forêt ancestrale, un elfe poussa un cri de souffrance. Encore. Son cœur n'était plus que lambeaux.
* * *
— Enmia, appela Ellindra, Enmia...
— Qu'y a-t-il mon cœur ?
Le noir régnait dans le temple, englobait les silhouettes endormies de Kalen et Tulumn. Pourtant, la petite princesse ne parvenait pas à laisser le sommeil l'emporter. Enmia non plus.
— Pourquoi Kalen ne veut-il plus me parler ?
La tristesse d'Ellindra trouva un écho dans la poitrine de sa nourrice. Cela faisait trois jours qu'ils vivaient cachés entre ces murs et, très vite, Kalen avait cessé de parler pour se renfermer complètement. Il était difficile de capter son regard, ardu de le câliner, impossible de lui tirer un seul son. Il repoussait même sa jumelle, pourtant si douce.
Le froufroutement des draps parvint aux oreilles d'Enmia, qui n'eut qu'à ouvrir les bras. Ellindra se blottit tout contre elle, après avoir parcouru à tâtons la faible distance qui les séparait.
— Kalen ne parle plus parce qu'il est triste, lui chuchota-t-elle.
— Parce que père et mère sont morts ?
— Oui...
Comme chaque fois que l'enfant évoquait la mort avec tant d'innocence, la jeune femme fut parcourue d'un frisson. Mesurait-elle le caractère définitif de la chose ? La nourrice n'en était pas certaine mais, en tout cas, Ellindra ne saisissait pas l'entière portée des ses mots. Au contraire de Kalen. Il ignorait les douleurs physiques par lesquelles passe celui qui meurt, mais il savait que l'âme se dissocie du corps, qui lentement se fane, pour rejoindre la terre.
— Mais, à moi aussi, ils me manquent...
Au son de sa petite voix, Enmia sut qu'elle allait éclater en sanglots. Alors, elle la serra plus fort et la laissa épancher son chagrin. Kalen et elle étaient à la fois infiniment semblables et infiniment différents. Même s'ils étaient fusionnels, bientôt leurs préoccupations divergeraient et leurs caractères respectifs s'affirmeraient. Mais comment lui expliquer cela ? Comme lui expliquer que, malgré leur lien, Kalen ne pouvait toujours réagir comme elle ?
À force de caresses, la petite fille se calma. Plus tard dans la nuit, elles finirent par s'assoupir.
Quand ce fut le matin, Tulumn s'éveilla la première. Elle changea les torches et alla regarder ce qu'il y avait dans la réserve. Avec un soupir, elle commença à réfléchir à sa sortie prochaine. Il restait bien trop peu de nourriture. Et il leur fallait également des vêtements neufs, ainsi que de quoi occuper les petits.
Sans un bruit, elle enfila une tenue propre, banale, et noua ses cheveux à la manière des habitantes de la capitale. Elle devait passer inaperçue, et cette robe de toile brune allait l'y aider. Elle attrapa un large panier d'osier qu'elle garnit d'un torchon sous lequel elle cacha sa bourse de cuir, bien rebondie. C'était tout l'argent qui lui restait. Il y avait de quoi acheter de la nourriture pour un mois, une tenue neuve pour les jumeaux, Enmia et elle, quelques livres, et ce qu'il resterait ensuite servirait de dernier recours.
Tulumn se dirigea vers le fond du temple, où l'obscurité régnait encore. La lueur des torches n'atteignait pas le mur, dans lequel était percé un haut soupirail. Dans un mouvement qui dénotait une certaine habitude, la prêtresse fit pivoter la grille avec maîtrise, sans un seul grincement. Elle avait scié les barreaux de longs mois auparavant et ajouté des gonds bien huilés.
Dans le noir le plus total, elle referma derrière elle et se mit à suivre le boyau de pierre. Le sol était couvert de flaques, témoignant de l'avancée de la saison. La Lune de Brouillard touchait bientôt à sa fin, et la Lune de Gel prendrait le relais.
Au bout de quelques minutes et après avoir rencontré une unique intersection, la lumière du jour se fit entrevoir. Tulumn sortit au dehors en passant entre les barreaux tordus d'une grille rouillée et se retrouva dans une ruelle déserte, entre deux flans de maisons décrépies par le temps. Il faisait frais et elle resserra son châle marron autour de ses épaules.
Se rendre jusqu'à l'avenue où se dressait le marché lui prit peu de temps. C'était le seul endroit de Faelonn où l'activité avait débutée, bien que, quelques jours plus tôt, elle aurait déjà été bourdonnante. Au-delà de la morosité du temps, une chape de tristesse s'était abattue sur les habitants. On ne se souriait plus qu'avec retenue et les commerçants ne hélaient pas les passants. On ne laissait plus les enfants jouer dehors et les rares à se trouver là fouillaient les ordures, probablement orphelins. Tulumn se demandait comment, en trois jours seulement, tout avait pu changer à ce point.
Elle se dirigea vers l'étale d'un marchand de légumes. Il proposait toutes sortes de tubercules, ainsi que des poireaux et autres légumes verts. Elle lui sourit poliment, nota son air peu amène et décida de ne pas poser de questions.
— Bonjour monsieur. Donnez-moi un peu de tout, je vous prie.
L'homme haussa ses sourcils grisonnants et s'exécuta.
— Vous préparez déjà l'hiver ? s'enquit-il.
— Oui, les mois qui arrivent promettent d'être durs. Je m'assure que mes enfants aient de quoi manger.
— Vos enfants ? Ils doivent pas être bien vieux.
Une lueur différente s'était allumée dans les yeux du marchand. La femme qui lui faisait face était jeune, trop pour que ses enfants soient déjà grands.
— Non, en effet.
— Alors faites bien attention à eux, madame. Protégez-les.
Une fois son panier chargé et ses denrées payées, Tulumn s'éloigna. Un pressentiment étrange l'étreignait. L'homme avait eu l'air d'avoir peur pour elle. Elle poursuivit cependant son chemin, en quête d'autres étales appétissants. C'est alors que, sur le mur d'une maison, elle aperçut une affiche. Non, pas une simple affiche, un avis de recherche.
Son sang se glaça. Kaart, celui qui, elle le savait maintenant, avait assassiné le Roi et pris la ville, cherchait des mercenaires. Des mercenaires pour traquer les jumeaux. Et les tuer.
Une indescriptible bouffée de terreur mêlée de colère sourde gonfla en elle. S'il n'avait pas été précisé que quiconque dégradait les affiches serait pendu, elle l'aurait arrachée. Avec précipitation, elle termina d'acheter tout ce dont elle avait besoin et retourna au temple, priant pour que Kalen, Ellindra et Enmia aillent bien.
* * *
Plus tard dans la journée, des gardes vinrent décrocher tous les avis de recherche. Les mercenaires qui s'étaient présentés auprès de Kaart, à l'heure du repas de midi, l'avaient ravi. Expérimentés, dénués de scrupules et attirés par l'or comme un papillon de nuit par une source de lumière... Tout ce que celui qui désirait déjà qu'on l'appelle le Conquérant recherchait.
L'accord avait était scellé, métal précieux en main. Déjà, la traque avait débuté.
On voit se construire la personnalité des enfants, on devine qu'ils vont devoir grandir bien plus vite qu'il ne le faut... Tu ménages très bien la tension, et on a vite envie de lire la suite !