Assises en tailleur sur le lit, près de la réserve, Tulumn et Enmia conversaient à voix basse. La Grande Prêtresse avait rapporté à son amie, dès son arrivée, les funestes nouvelles de la ville. Elle avait d'ailleurs été impressionnée par son sang-froid : la jeune domestique avait formidablement bien gardé son calme et seule la lueur d'angoisse au fond de ses yeux témoignait de son agitation.
— Que devons-nous faire, Tulumn ? Nous ne pouvons pas rester cachés ici indéfiniment, mais sortir serait folie...
Elle chuchotait, soucieuse d'éviter que les petits jumeaux ne l'entendent.
— Je pensais qu'un mois serait suffisant pour quitter Faelonn, mais l'hiver qui approche s'annonce coriace, énonça la prêtresse. Attendre le printemps est notre meilleure solution.
— Alors nous allons passer une Lune entière enfermés dans ce souterrain ? Je ne sais pas s'ils le supporteront... exposa-t-elle en désignant discrètement les enfants.
— Non, rassure-toi, nous ne passerons pas la Lune de Gel ici. Il fera trop froid. Je connais des personnes prêtes à nous aider, là-haut. Il faut que je les trouve et que je leur explique la situation. Ensuite, tout devrait bien se passer.
Enmia baissa les yeux. Pas une seule fois depuis qu'ils étaient dans le temple elle n'avait vu la jeune femme s'adonner à la prière. Elle passait ses journées à ranger, à réfléchir à un moyen de sortir Kalen et Ellindra de cette situation insupportable, à les rassurer, à leur faire à manger... Elle s'était mise de côté, totalement.
— Merci, lui dit-elle.
Tulumn accueillit le compliment non formulé avec un léger sourire.
— Je ne fais que mon devoir, répondit-elle. Les Dieux sont avec eux, je le sens. Je dois veiller à ce que leur volonté soit accomplie. Ces deux petits trésors sont d'une telle importance... Même les mots ne suffiraient à expliquer à quel point.
— Ils sont de sang royal. Dieux ou pas, ils restent le seul espoir de voir un Roi remonter sur le trône un jour. Cet homme, Kaart... il est mauvais. Il va anéantir ce qu'il y a de meilleur en notre peuple. Il ne faut pas que cela arrive.
La gravité des propos d'Enmia heurta la prêtresse. Elle avait parlé d'un ton si bas, si mesuré, qu'elle en avait frissonné. Elle songea, en la voyant s'empêcher de porter la main au cataplasme qui recouvrait sa brûlure derrière l'oreille, qu'elle devait être bien plus atteinte qu'elle ne le montrait.
— Tu as raison, il ne faut pas que cela arrive. C'est pour cela que nous devons protéger ces enfants. Nous devons les faire sortir de la capitale, réunir des alliés, former une résistance et les élever jusqu'à ce que le jour de la reconquête soit arriver. Ils doivent triompher, ensemble.
Elle marqua une pause, nota les yeux brillants de la nourrice, puis poursuivit :
— Mais ne nous leurrons pas : ce jour est encore loin. D'ici là, faisons de notre mieux.
Tulumn pressa l'épaule d'Enmia avec sollicitude et se leva gracieusement. Elle alla retrouver Kalen et Ellindra, qui jouaient près de la statue de la déesse Lesta. La petite fille faisait la conversation tandis que son frère, muet, la regardait faire, ses yeux bleus braqués sur elle. Il tenait entre ses doigts un morceau de pierre, décroché de la base de l'effigie divine.
— Que faites-vous ? leur demanda leur sauveuse avec douceur.
— J'explique à Kalen comment mère brode les coussins, répondit Ellindra. Et aussi à quoi ressemble ma poupée préférée, la chanson que père aime le plus, comment lasser les rubans des chaussures...
Tulumn sourit alors que la petite princesse continuait de parler. Puis elle se tourna vers Kalen qui, à présent, la regardait. Ses yeux étaient d'une telle profondeur qu'elle s'y égara un instant. Elle y lut la question silencieuse qu'il lui adressait, mais dont il avait déjà la réponse.
— Non, mon petit prince, ils ne reviendront pas.
Lentement, le petit garçon se détourna, ses mains crispées autour de l'éclat de la statue. Son visage se tordit comme s'il allait se mettre à pleurer, son corps fut secoué d'une brève convulsion, puis il se calma, soudainement. Aussi soudainement, il s'adossa à la pierre et s'endormit.
La gorge nouée, Tulumn se détourna. Elle s'apprêtait à aller préparer le repas du soir avec Enmia, mais Ellindra la retint, accrochée au bas de sa robe.
— Tu veux bien rester avec moi ?
Attendrie, elle se baissa pour la prendre dans ses bras.
— Bien-sûr, petite fée. Que veux-tu que nous fassions ?
— Parle-moi des Dieux ! Enmia est gentille mais elle ne sait pas grand-chose sur les Dieux... C'est mieux quand c'est toi qui racontes.
— D'accord.
Tulumn s'assit à même le sol, face à Lesta, Ellindra toujours contre elle. Elle pointa la statue de l'index.
— Cette déesse se nomme Lesta. Elle est la déesse de la Lumière, de l'esprit ainsi que de l'intelligence. Elle fait partie des quatre Dieux primordiaux. Elle règne sur notre monde pendant la Lune des Âmes, la Lune du printemps, aidée par Enos, dieu de la nuit et des rêves. C'est elle que je prie si souvent, elle dont je rends le culte pendant les cérémonies de changements de Lune.
— Est-elle gentille ?
— Lesta est gentille, oui, mais elle est surtout très sage. Elle protège les bonnes personnes des mauvaises quand elle le juge nécessaire, elle pousse le Conseil du Roi à prendre les bonnes décisions... Elle participe à notre équilibre et veille à ce qu'il soit maintenu.
— On dirait que tu décris père... murmura la petite fille. Lui aussi, il fait tout ça.
Pour la énième fois depuis que le château avait été pris, la Grande Prêtresse sentit son cœur se serrer.
— C'est vrai. Mais le Roi Evorn n'était qu'un mortel, et il avait tant d'autres charges à assumer... Être épauler par un dieu ou une déesse est un présent qui ne se refuse pas. Accepter de recevoir de l'aide n'est pas une faiblesse, c'est même ce qui fait le ciment des vraies relations et des avenirs radieux. Nos qualités n'ont de sens que si nous les associons à celles des autres, si nous les mettons au service des autres. Ne l'oublie jamais, Ellindra.
Avec ferveur, la princesse acquiesça, faisant rebondir ses boucles blondes, sans noter que Tulumn avait employé le passé pour parler de son père. L'aurait-elle fait, elle n'en aurait sans doute pas saisi le sens. La bulle de cristal dans laquelle elle vivait encore était si solide que le manque du dehors ne se faisait même pas ressentir. Et le mutisme de son frère la préoccupait bien plus que tout le reste.
— Veux-tu que je te raconte autre chose ?
— Non, je vais retourner avec Kalen. Peut-être qu'en se réveillant, il me parlera...
Tulumn laissa la petite fille partir. Elle se releva, dépoussiéra son jupon, et partit préparer le repas. Une trentaine de minute plus tard, une marmite de soupe fumait au-dessus d'un feu et tous les quatre se mirent à table. Le jeune prince s'était éveillé peu de temps auparavant, toujours mutique.
Ce quatrième soir fut aussi lisse que les autres, seulement troublé par les pépiements d'Ellindra et les soupirs d'aise qu'émettent ceux qui s'endorment l'estomac plein. La peur d'être découverts planait encore sur la conscience des deux jeunes femmes, pourtant, elles sombrèrent elles aussi dans le sommeil.
* * *
Kalen, à travers ses paupières closes, aperçut une vive lueur. Il ouvrit les yeux et se redressa, émerveillé. À ses côtés, dans le lit qu'il partageait avec elle, Ellindra se tenait dans la même position.
La femme qui se dressait là, devant eux, était si lumineuse qu'il ne comprenait pas que ni Tulumn ni Enmia ne fussent réveillées. Elle était si belle ! Ses longs cheveux noirs, presque bleus, coulaient autour de son visage et dans le creux de son cou en une cascade harmonieuse, pour venir s'échouer sur ses reins. Ses yeux semblaient deux puits de lumière, baignés d'une sagesse infinie.
Son sourire avait la couleur de la paix et ses lèvres la douceur de l'équilibre. Elle s'agenouilla auprès d'eux et sa robe d'ivoire s'étala sur le sol en corolles mouvantes, presque liquides. Ses pieds étaient nus, seulement ornés de quelques bijoux magnifiques.
Elle tendit ses mains vers eux, chacune venant se poser sur l'arrondi d'une joue. Elle portait à son cou deux chaînes d'argent au bout desquelles pendait un cristal, l'un rosé, l'autre orangé.
Elle retira ses mains et sourit plus profondément. Avec calme, elle ôta ses deux colliers et passa le rose autour de la tête d'Ellindra, le orange autour de la tête de Kalen.
Ils sont à vous, désormais. Quoi que vous fassiez, où que vous alliez, ils vous protégeront. Ils vous dissimuleront aux yeux de ceux qui vous veulent du mal, inciteront à la douceur et à la protection tous vos alliés. Ils vous relient également. Tant que vous les portez, vous serez toujours ensemble, malgré la distance. Sous aucun prétexte vous ne devez les enlever. Vous êtes les seuls à pouvoir les toucher et personne d'autre que vous ne peut les voir, à de rares exceptions près. Faites confiance à votre Prêtresse.
La voix, si maternelle que les jumeaux mourraient d’envie de se jeter dans les bras de la femme, dont les lèvres n’avaient pas bougé, retentissait dans leur tête. Ils devinaient qu’elle ne se trouvait pas vraiment là. Pourtant, le cristal qui pendait contre leurs poitrines commençait à émettre une tiédeur agréable, rassurante, prouvant qu’il était bien réel.
Les Dieux vous aiment, mes enfants. Et parce qu'ils ont confiance, parce qu'ils sentent en vous la force de l'Amour et du Courage, ils vous offrent leur Don. Un jour, vous saurez de quoi il s'agit, et ce jour-là, vous triompherez. N'oubliez jamais mes paroles.
Dans un silence divin, la femme embrassa les petits sur le front et se recula. Peu à peu, elle perdit de sa lumière, devint translucide, puis elle disparut.
Kalen et Elllindra, blottis l'un contre l'autre, se rendormirent immédiatement. Jamais la nuit n’avait autant mérité son caractère sacré.
* * *
Une fois encore, le matin trouva Tulumn réveillée en premier. Elle raviva le feu, changea les torches et entreprit de faire ses comptes. Elle savait déjà combien d’argent il leur restait exactement, mais elle avait besoin de s’occuper les mains et l’esprit.
Des bruissements dans son dos l’avertirent que l’un des jumeaux au moins s’était levé. En l’entendant venir vers elle, elle s’attendait à voir Ellindra, le visage encore tout ensommeillé. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Kalen se glissa entre ses bras, repoussant la bourse de cuir !
— Bonjour petit prince, lui chuchota-t-elle le cœur battant.
— Tulumn... lui répondit-il en se pelotonnant contre elle.
Interloquée, la prêtresse abandonna totalement son activité. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas prononcé un mot !
— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle, attentive.
— Le feu... Comme il est beau ! Il m’a réveillé. Il brille aussi fort que la belle dame.
— La belle dame ?
Tulumn commença à s’inquiéter. Il n’y avait qu’eux ici, et si quelqu’un était venu, alors ils étaient en danger.
— Oui, la belle dame, celle qu’Ellindra aime bien, dit-il en montrant la statue du temple.
La jeune femme se figea. Que venait faire la déesse Lesta dans tout ça ?
— Tu es sûr que c’était elle ?
— Oh oui ! Sûr sûr ! Elle brillait très fort, ses cheveux étaient très longs et avaient l’air tout doux. Elle souriait beaucoup, aussi, et elle m’a donné ça.
Kalen sortit le cristal orange de sous son haut. Il scintillait faiblement à la lueur des braises. Tulumn voulut approcher ses doigts pour le saisir mais n’y parvint pas. C’était comme si une main retenait son bras à quelques centimètres du bijou.
— Elle a dit que personne ne peut les toucher, et aussi que les gens qui peuvent les voir son très rares ! Et que tu es gentille, aussi.
Une émotion étrange envahit la poitrine de la grande Prêtresse. Jamais son rôle n’avait pris autant de sens. Si elle avait toujours été persuadée que les Dieux aimaient les jumeaux, elle en avait maintenant la certitude. Lesta s’était manifestée en personne...
— Elle n’a rien dit d’autre ?
— Elle a parlé d’un cadeau pour nous mais je ne me rappelle pas comment elle a dit qu’il s’appelait... Ellindra se souviendra peut-être ? Elle a un collier, elle aussi ! Mais regarde le feu...
Tulumn n’eut pas le réflexe de retenir Kalen qui se leva et se dirigea vers les bûches crépitantes. Sans crier gare, il plongea ses petits doigts dans les flammes.
— Kalen non !
Elle allait l’arracher au feu pour le soigner mais s’arrêta net. Le petit garçon ne hurlait pas : il regardait, fasciné, le feu lécher sa peau sans la toucher. Il ne ressentait qu’une légère caresse, mais pas la brûlure qui aurait déjà dû dévorer ses chairs.
Assise à même le sol, le souffle coupé, Tulumn était immobile. Enmia s’était levée et contemplait la scène, les yeux écarquillés. Kalen retira sa main, riant aux éclats.