Chapitre 4

IV

          Sarah et Manie ont insisté pour m’aider à m’installer. Les habitantes rentrent une à une. Je ne les ai pas encore rencontrées, mais un goûter d’accueil s’organise au rez-de-chaussée.

          En redescendant les deux étages, je suis admirative de la forme physique de Marianne. Je ne connais pas exactement son âge, (je lui en donne 70), mais j’ai honte d’être essoufflée en bas des escaliers alors qu’elle se porte à merveille. Quant à Sarah, c’est une vraie pipelette. Sa loquacité est entrecoupée par des questions dont elle n’attend pas la réponse, pour enchainer sur une autre. Ça ressemble approximativement à :

- Manie nous a dit que tu débarquais de Bordeaux, c’est ça ?

- Oui, je…

- T’as quel âge ?

- 28 ans, j’…

- Bon ben, on va devoir vivre ensemble pendant quelques semaines. T’inquiète ! Si t’es pas relou, on va s’entendre. Moi, je fais rien pour l’instant de ma life. J’ai lâché l’école, j’avais seize ans - j’en ai bientôt 20 - et j’ai même pas eu le brevet. Du coup, va falloir que je trouve un truc à faire, parce qu’à part les mamies d’ici et les deux grognasses du deuxième, j’ai rien ni personne. T’as encore tes parents, toi ?

- Oui, ils…

- Ils habitent en Gironde, aussi ?

- Ben, j’ai…

- Moi, j’ai personne d’autre. T’as visité la baraque ? Elle est belle, hein ?

-  …

- On est bientôt arrivé. T’es préparée ? Parce que tu t’apprêtes à te faire radicaliser par les anarchistes féministes du Domaine des Amazones, M-D-R.

          Sarah me tape l’épaule riant à sa vanne que je ne comprends pas. Marianne intervient, la lassitude se lie sur son visage.

- Apprends à te taire, Sarah, au lieu de débiter des sottises.

          Nous traversons le hall pour rejoindre la salle à manger. Des éclats de voix se rapprochent à chacun de nos pas, puis se taisent lorsque nous entrons dans la pièce. Plusieurs visages féminins me sourient.

- Bonjour à toutes …à tous, rectifié-je lorsque j’aperçois un homme, la cigarette à la main derrière la bais vitrée. Je suis, Noëlie.

          Des bienvenues sont prononcées et les habitantes s’approchent pour se présenter. Certaines m’embrassent, d’autres m’enlacent ou me prennent la main. Elles ne sont que cinq. Je suis attentive. Si je loupe un prénom, je n’ai pas d’excuses.

- Bienvenue Noëlie, m’interpelle une femme de l’âge approximatif de Manie, Moi c’est Juliette. Je suis l’une des fondatrices de l’association Amazone et actuellement sa secrétaire. Tu veux un morceau de gâteau ?

- Anne-Sophie et fraichement arrivée dans le programme colocation. Je suis ravie de faire ta connaissance. Je ne suis plus la seule novice, désormais.

     Quelque chose tire mon pull vers le bas, comme si l’on cherchait à attirer mon attention. Je baisse les yeux et découvre une dame, certainement la doyenne, assise sur un fauteuil roulant.

- Jeanne, enchantée. Tu as des cheveux magnifiques dis-moi, s’exclame-t-elle en admiration devant ma chevelure lâche et blonde qui recouvre mon dos jusqu’à mi-hanches. Jeune mariée, j’avais les mêmes que toi mais ils étaient noirs. C’est du travail ceci.

- Oui. Ils demandent beaucoup d’entretien, lui réponds-je.

          Tout le monde est prévenant et sympathique. Ainsi, je rencontre Simone. A 71 ans, elle est pétillante comme une adolescente et coquette comme une poupée Barbie. Enfin, plutôt comme la grand-mère de Barbie. Si je souhaite découvrir les meilleures discothèques des environs, pas de soucis, elle m’emmène avec ses copines. Elle est drôle Simone. Elle essaie de parler jeun’s, ce qui dénote avec l’image qu’elle dégage, et les expressions sont souvent mal employées.

          Anne-sophie s’incruste dans notre conversation et j’en apprends un peu plus sur elle. Sa récente retraite lui a permis de s’installer au Domaine avant les fêtes de fin d’année. Elle est heureuse de vivre à la villa. Veuve, elle ne supportait plus la solitude, son fils unique étant expatrié en Afrique centrale. Je m’assure de son état de santé. La propagation du virus Ebola s’accélère et je ne pense pas qu’il soit confortable de vivre là-bas.

- J’ai insisté pour qu’il rentre, raconte-elle. Il a été en contact avec des locaux qui ont présenté des symptômes. Je suis tellement inquiète. Je n’ai plus que lui, tu sais. Je suis contente, parce qu’il a finit par céder à mes supplications. Il rentre d’ici quelques semaines. Sa Société a prévu le rapatriement de plusieurs de leurs ingénieurs.

- C’est super, vous allez-vous retrouver bientôt, m’exclamé-je compatissante.

- Oui, enfin. Il doit retourner chez lui à Toulouse pour commencer. Mais au moins, il sera en sécurité et en France.

- Noëlie ? Nous interrompt Manie. Je voudrais te présenter ma sœur.

          Sarah pousse un fauteuil roullant à coque bleu très imposant jusqu’à moi. Une femme, bien plus âgée que toutes les autres, y est allongée. Je me suis trompée. Ce n’est pas Jeanne la doyenne.

- Viviane, l’interpelle Manie. C’est Noëlie.

- Bonjour Viviane, me lancé-je en tentant de cacher ma gène devant la santé fragile de mon hôtesse.

          La vieille dame ne me répond pas et n’a aucune réaction. Je déglutis et me remets une mèche derrière l’oreille, reflexe insensé pour me donner une contenance. Je suis mal à l’aise. Je ne sais pas quelle attitude adoptée face à une personne physiquement diminuée. Viviane tourne lentement sa tête blanche vers sa sœur. Je ne sais comment cela est possible, mais Manie comprend les pensées de son ainée.

- Elle te souhaite la bienvenue, me traduit-elle.

- Eh, Vivi ? Intervient Sarah.

          La jeune-fille se penche sur le fauteuil à la recherche du regard de Viviane, qui répète le mouvement de sa tête vers elle.

- T’as vu ? Continue-t-elle. Elle a le même staïle qu’Hélène.

- Moi, je ne trouve pas.

           Ces dernières paroles sont accompagnées d’un claquement de porte derrière mon dos. En me tournant, je tente de dissimuler mon trouble. Il me semblait pourtant que la voix était féminine. Or, l’homme à la cigarette se tenait près de moi.

- Tu as l’air moins pète-sec que la grande-gueule ! C’est tant mieux parce que sincèrement, y’en a assez d’une !

          Je plaque un sourire de circonstance sur mon visage, accompagné d’un soupir absurde : aucune idée de la façon dont il faut réagir à une telle remarque. D’autant plus que j’ai un vrai doute sur le sexe de …

- Moi, c’est Martine.

          A non ! Plus de doutes. C’est une femme. Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences. Décidément, Manie est de très bons conseils.

          Martine est grande et charpentée. Ses cheveux gris sont coupés courts et coiffés en brosse. Je crois sincèrement que la chemise bleue ciel qu’elle porte dans son jeans a été choisie dans le rayon pour homme. Martine ne m’embrasse pas, elle me tend la main. Quelle poigne ! Elle m’a broyé le petit doigt.

          L’après-midi s’est déroulée en un éclair. J’ai rencontré les six colocataires de la maison, et Sarah. Je dois encore faire connaissance avec les deux autres locataires, l’une est en déplacement, l’autre m’est décrite comme un vrai courant d’air.

          Excepté Sarah, absorbée par l’écran de son smartphone et Viviane qui ne parle pas, les autres habitantes se sont montrées curieuses et intéressées. Elles ont enchainé les questions, et moi, les réponses :

- J’habite le centre-ville de Bordeaux ; non pas pour le moment, je suis en reconversion professionnelle ; non, célibataire ; j’étais responsable des ressources humaines dans une entreprise de transport ; si je prévois d’avoir des enfants prochainement ? non, Martine, je viens de dire que je suis célibataire ; là pour un peu plus de deux mois ; c’est un séjour de repos, je suis très stressée en ce moment ; si je suis POUR le mariage ? En tous les cas, Martine, je ne suis pas CONTRE ; commencer par visiter le Béarn et ses environs ; je vais suivre un stage thérapeutique de gestion des émotions, ça va m’apporter pour la réalisation de mon projet professionnel ; j’ai une clio ; vous avez l’air déçu Jeanne ? Ah non, je ne sais pas si votre fauteuil rentre dans mon coffre ; moi aussi je suis ravie d’être là.

          Bon, disons que j’ai exagéré mes dernières paroles. Il me reste une légère envie de m’échapper. Pour autant, elle ne les concerne pas et je ne veux pas les blesser. D’ailleurs, les premières heures passées en leur compagnie ne sont pas désagréables.

          L’après-midi touche à sa fin et je ne m’en suis pas si mal sortie. J’ai évité le sujet interdit, celui que je souhaite garder secret.

          Mon vécu des deux dernières années est toujours douloureux, au même titre que les mots inscrits sur cette maudite lettre. Je suis anéantie aujourd’hui encore, et je ne sais pas si je m’en relèverai un jour.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Smi
Posté le 30/09/2020
Quelle diversité de personnages, présentation en bloc. J'apprécie toujours autant ce style vis et certains dialogues légers. On passe vite d'un acteur à l'autre . C'est amusant , vivant. Très original.
Aedenli
Posté le 03/07/2020
J'aime toujours beaucoup. C'est très rythmé, drôle, les personnages sont bien décrits. Tes dialogues, sont toujours épatants.
Avec Sarah, qui ne laisse pas une seconde pour que Noëlie puisse parler! MDR! et en fin de chapitre, j'aime beaucoup le "paragraphe" où elle repond à toutes les questions, bien pensé. C'est vivant, frais, on a envie de lire la suite :)
Aude G.Martin
Posté le 04/07/2020
Contente que mon histoire te plaise tjrs autant :)
Perle
Posté le 02/07/2020
J'ai beaucoup aimé ce chapitre !! ça fait du bien de rencontrer toutes ces femmes, je m'y suis déjà attachée, et j'ai hâte d'en apprendre plus sur elles. En plus aucune ne se ressemble, elles ont toutes leur attitude, et l'air passionnantes (surtout Martine !). C'était bien aussi de passer plus de temps avec Sarah - je l'adore, elle apporte beaucoup d'énergie et de joie au roman je trouve. Les personnages sont vraiment le point fort !! J'aime beaucoup les dialogues aussi, ils sont très immersifs. Toujours hâte de continuer ma lecture !!
Aude G.Martin
Posté le 02/07/2020
Merci beaucoup :))
Vous lisez