Chapitre 4 - 15 ans

Par wergeld
Notes de l’auteur : Hello :) Ce chapitre est le dernier paisible avant d'être projetés dans un monde d'adulte et que leurs vies commencent véritablement...

La rivière coulait entre les galets. Les poissons vif-argents glissaient au milieu des reflets du soleil, descendaient le long du courant, parfois ombragés par de grandes fougères. Ethan ne pêchait plus à l’aide d’un bâton taillé pour l’occasion. S’il se rendait toujours sur les berges, c’était à la recherche de certaines plantes sauvages curatives pour les onguents du professeur. La sauge aidait les problèmes de digestion de Mme. Roban, par exemple. Le garçon ramenait aussi souvent du lierre, lequel avait des vertus nettoyantes grâce à la saponine. Les plantes de la forêt gagnaient des noms, des particularismes, des bienfaits, à mesure qu’il lisait les encyclopédies de M. O’Connor. 

S'il continuait sur cette voie, Ethan pourrait devenir herboriste, peut-être même accompagner le professeur dans la ville, lui qui comptait ouvrir une petite boutique. Il y trouverait sa seule amie, Esther. 

Cette possibilité renforçait son investissement. Ethan lisait à la lueur de la bougie chaque nuit, récitait page par page, espèce par espèce. Il mettait des mots sur ce qu'il connaissait de la forêt, mais qu’il n’imaginait pas suffisamment intéressant pour être étudié par des hommes aussi intelligents que M. O’Connor. 

Grâce à son travail et ses recherches, Ethan obtenait un maigre pécule qui lui permettait d'acheter de quoi se nourrir à lui et sa mère. Elle n'était plus la seule à pouvoir contribuer à la survie du foyer. Évidemment, ils mangeaient mieux, purent déposer leurs chaussures chez le cordonnier après quelques mois d'économies, mais cela leur fit à tous les deux un grand bien, de pouvoir respirer.

 

Ethan n'avait pas conscience de la pression sur ses épaules. Ce n'était pas à lui de veiller à leur survie, ce n'était pas à lui de travailler pour manger dignement. Ce n'était pas à un enfant de douze, treize, quatorze, quinze ans d'être un adulte de la maison. Ce n'était jamais un poids qu’un enfant devait porter en grandissant. Mais ils n’avaient pas le choix. Leur pauvreté ne leur offrait pas d'autre alternative. 

Ethan ne voyait donc que les avantages. Il pouvait manger mieux, il visualisait même le monde d'un nouvel œil. Demain serait différent d’aujourd'hui. Ce changement n'avait pas de prix. 

Ne manquait plus qu’un autre interlocuteur que M. O’Connor et sa propre mère. Ethan tenta bien de discuter avec les derniers garçons du village, mais la différence d’âge se fit trop sentir. Armand et Christophe étaient beaucoup plus jeunes. Ils n'avaient pas les mêmes centres d'intérêts et surtout, Ethan se comportait presque comme un adulte. Il pensait trop différemment des enfants du village, qui n'avaient pas grand chose d’autre à faire que jouer sans s'inquiéter du lendemain, le tout en étant protégés par leurs parents. 

Sans oublier que les adultes, eux, n’avaient pas quitté le village. Ils mettaient toujours en garde leur progéniture contre Ethan-le-fils-de-la-sorcière. Quand bien même Ethan travaillait avec le professeur - il ne savait pas que l’anglais était mal vu et s'imaginait une place prestigieuse - leur point de vue à son sujet n’évoluait pas d’un yota. 

Le garçon se limitait donc à la compagnie des plantes et s’abreuvait de savoir. 

 

La spirogyre, une algue verte et filandreuse répandue dans le lit de la rivière bordant leur village, avait attiré l’attention du professeur. Il souhaitait réaliser plus de recherches à leur sujet et notamment peut-être leur découvrir des vertus médicinales. Pour cela, Ethan était chargé d’en ramasser, de trier les plus beaux plants et de les ramener ensuite dans le petit logis de l’anglais. 

Excepté le fait que l’eau était aussi glaciale que de la neige en ce début de printemps, Ethan appréciait cette mission. Elle lui sortait la tête des livres, lui permettait d'être dans son environnement familier, dans le cadre le plus beau qu’il connaissait. 

De l’eau jusqu'au mollet, il se baissait et choisissait l’amas d'algues le plus prometteur, puis le lançait dans un panier resté sur la berge. Le soleil perça au travers des arbres et une légère chaleur agréable le réchauffa pendant son dur labeur. 

Un éclat d'un intense bleu attira son attention. Ethan faillit perdre cette pierre à la couleur si particulière avec le courant, mais parvint à la plaquer contre le fond de la rivière pour l’attraper sans qu'elle ne lui glisse des doigts. De forme irrégulière, la pierre ne ressemblait à rien des roches de la forêt. Elle était trop bleue, trop brillante. Elle avait l’air précieuse et ce particularisme n'échappa pas au garçon, qui la plongea aussitôt dans la poche de son pantalon. M. O’Connor saurait sûrement de quoi il s’agit. 


 

Le professeur vivait loin de l'église, donc loin de la place où les enfants jouaient toute la journée. Ethan les croisait peu, et c'était très bien ainsi. Il évitait les contacts avec tous ceux qui l’avaient martyrisé par le passé, tentait ainsi de se construire une nouvelle vie. Ce n’était pas simple, car l’oubli était impossible, surtout sans changer radicalement de milieu de vie et d’entourage.

Ethan y avait très souvent réfléchi. Cela valait-il le coup de partir ? Aurait-il une vie meilleure ailleurs ? Cela signifiait abandonner sa mère, perdre tous ses repères, et puis pour quoi faire ? Devenir un mendiant dans une ville immense ? Voler ? L’éventualité de partir n’avait jamais été aussi accessible que maintenant. Maintenant qu’il apprenait des choses et que son savoir pouvait être monnayable par les autres. Et puis au fond, cela lui correspondait bien d’apprendre ce que beaucoup considéraient comme de la sorcellerie, sans oser le dire à haute voix parce que M. O’Connor était un homme et non pas une femme seule luttant pour nourrir son fils. Pourtant, si quelqu’un avait une maison de sorcière, c'était clairement le professeur et non pas la mère du garçonnet. 

Avec un toit de chaume, une infrastructure de bois avec des ballots d’herbes qui pendaient de la porte, il suffisait d'ouvrir cette dernière pour être embaumé d’une prenante odeur de romarin et de lavande. Il faisait toujours chaud ici. La pluie ne s'infiltrait pas par un trou dans le toit, les fenêtres ne moisissaient pas d’humidité et le feu dans l’âtre ne cessait jamais de brûler. 

Ethan s’y rendait tous les jours avec hâte et, il devait l’avouer, rentrait avec très peu d’entrain le soir chez lui, là où il faisait sombre et froid. 

Il entra sans frapper, depuis le temps il n’en avait plus besoin. Avec son panier, le garçon s’agenouilla devant la cheminée. Là, des plaques de roseaux tressés permettaient de déposer les plantes et de les faire sécher. Ethan s’attela à disposer la spirogyre près du feu, en veillant à bien séparer chaque feuille de l'autre pour éviter qu’elles ne fusionnent. 

 

“Ah, tu es revenu.”

 

Le professeur sortit de son bureau, une caisse en bois remplie de bouteilles dans les mains. Elles s’entrechoquèrent lorsqu’il les posa sur la table. Les onguents, huiles et remèdes naturels seraient vendus le lendemain dans la grande ville. 

 

“Tu as trouvé la spirogyre. Good.” 

 

Il avait terminé sa phrase en anglais par habitude. Ethan en comprenait quelques mots, à force. Good, signifiait qu’Ethan avait fait du bon travail. Sard était sa façon de jurer quand il était seul. Par contre, quand il insultait quelqu’un, c’était en général à coup de saddle-goose, soit à peu près “espèce de merde d’oie”.

M. O’Connor se posta au-dessus du roseau tissé, et l’examina avec sérieux.

 

“Good, good. Elles seront sèches d’ici un ou deux jours.”

 

Il s’accroupit près d’Ethan pour l’aider. 

 

“Chez moi, on utilise du varech, de la seaweed. En mettant des feuilles séchées dans nos plats, on ralentit le processus d’oxydation des aliments. La mer est trop loin d’ici pour en récolter, mais peut-être qu’on peut trouver un substitut dans vos rivières d’eau douce.”

 

Le professeur avait des mains de femme, se dit Ethan. Et sa mère avait des mains d’homme, abîmées, l’air de s’être battues toute sa vie. O’Connor avait grandi dans le luxe. Cela se voyait à sa façon de reboutonner sa chemise, comme si les boutons étaient lustrés d’or. Il lassait ses bottes avec la délicatesse d’un homme qui prêtait de l’attention aux choses les plus légères : une feuille de papier, un verre de cristal, des chaussures à cinq mille francs. 

Exemple évidemment anodin. 

L’herboriste essuya ses mains sur un mouchoir de dentelle brodé de fleurs. Des marques verdâtres tachèrent le tissu sans que cela n’inquiète son propriétaire. Être témoin de la richesse discrète de O’Connor rappela à Ethan l’existence de son caillou brillant. Il le sortit de sa poche.

 

“J’ai trouvé ça dans la rivière. Vous auriez une idée de ce que ça vaut ?”

 

Le professeur essuya de nouveau ses mains et glissa son monocle sur son œil. 

 

“Une pierre qui m’a l’air ma foi fort prometteuse. Je ne suis pas joaillier, mais je peux toujours faire un détour demain pour lui demander expertise. 

— Vous feriez ça ?” s’exclama Ethan.

 

Derrière son unique verre, O’Connor arqua un sourcil et se releva. 

 

“Et pourquoi tu ne le ferais pas toi-même ? Viens avec moi en ville demain.”

 

Aller en ville ? Ethan la craignait un peu - elle était la source de tous les malheurs de sa mère, mais le village n’était-il pas tout aussi nocif ? - tout en étant attiré par sa grandeur, la modernité qu’elle représentait. 

Toujours agenouillé devant le feu, le garçon dévisagea son professeur avec la tête d’un poisson hors de l’eau.

 

“Vous accepteriez…

— Cela sous-entend que tu taises tes modestes origines. Je te ferai passer pour mon lointain neveu, mais si tu ne m’attires pas d’ennuis, nous pourrions en faire une habitude. Ne t’avais-je pas fait la promesse que tu m’accompagnerais ?”

 

Ethan n’en croyait pas ses oreilles. La dernière fois que quelqu’un lui avait fait une proposition aussi dénuée d’intérêt, c’était Esther il y a cinq ans. Il sourit. 

 

“Vous ne remarquerez même pas que je vous accompagne. 

— Alors sois prêt demain à sept heures. Nous partirons dans l’heure qui suit, une fois Idle scellée.” 


 

Idle était la mule du professeur. Un peu vieille, elle traînait de la patte lorsqu’il fallait se rendre en ville, lieu qu’elle ne portait pas dans son cœur. Les pavés n'étaient pas confortables pour ses sabots, et le brouhaha ambiant du marché l’agaçait comme une mouche jouant avec ses oreilles. 

Elle faillit pincer Ethan lorsqu’elle comprit pourquoi il venait la sceller. Elle gonfla son ventre de manière exagérée pour l'empêcher de la sangler correctement. 

 

“Moi aussi je préfère la forêt, la rassura-t-il. Mais en ville, on te trouvera un monticule de carottes.” 

 

Idle fit claquer son sabot au sol, comme les lapins frappent le sol de leur patte pour exprimer leur agacement ou leur nervosité. Difficile à dire, donc, si Idle parlait le langage des lapins ou souhaitait témoigner complètement autre chose. 

Ethan était parvenu pendant ce temps à lui enfiler le harnais. Il put la tirer en dehors de l'étable. M. O’Connor avait déposé toutes les caisses d’onguents et huiles dans la charrette. Elles cliquetaient agréablement. Ce bruit rappelait à Ethan celui d’un trousseau de clés. Des petites bouteilles qui ouvraient des portes. De nombreuses portes. 

Ils partirent en toute tranquillité. La journée n'était certes pas très ensoleillée, mais tous étaient heureux de quitter le froid infâme de l’hiver et sa neige étouffante. Idle progressait avec plus de facilité. Rester immobile pendant une heure n'était plus une torture. Ethan craignait beaucoup moins de perdre ses orteils ou ses doigts. 

La pluie perla petit à petit. Il couvrit leur cargaison d’une bâche pendant que le professeur tenait les bribes de la mule. La forêt s’éveilla à leurs côtés. Puisque l’aube se levait à peine, les oiseaux chantèrent d'abord avec timidité, puis commencèrent à s’envoler de branches en branches à la recherche de quelques vers attirés par la pluie. 

 

“Prends mon parapluie”, proposa O’Connor. 

 

Ethan le déplia et le tint au-dessus de leur tête pour être à l’abri lorsque la pluie s'intensifia. Les gouttes s’écrasaient contre les branches d'arbres et le sol. Une brume légère se leva. Ethan aimait la sécurité qui se dégageait de l’instant présent. Il suivait une route, sans avoir à dépenser son énergie, aux côtés d’un professeur qui le considérait - qui le voyait exister -  vers la ville de tous ses espoirs. Une arrière pensée revenait toujours à Esther, qu’il n’avait plus vu depuis un an maintenant. Serait-elle au marché ? Pouvait-elle se balader dans les rues ? Ethan ne connaissait rien des écoles pour filles et doutait fort d'une potentielle liberté accordée. 

Il ne se faisait pas d’illusion. Il était peu probable qu’ils se voient aujourd'hui, même s’il l'espérait au moins un peu. 

 

La forêt s'éclaircit, de même que la météo, et Ethan referma le parapluie. Des clôtures vinrent border le sentier boueux, pour empêcher les élevages de vaches et de moutons de se perdre dans les bois. Ils avaient l’air plus blancs, moins assombris par l’ombre. Plus libres aussi. 

Ethan les observait lorsque O’Connor lui donna un léger coup de coude pour l’inciter à relever la tête. 

 

Devant lui, la ville. 

 

Elle n'arrivait pas à la cheville d’une quelconque capitale où métropole. Cette ville n’avait rien de flamboyant. Elle n'était le symbole d'aucune révolution, aucune bataille. Elle n'était même pas un centre d'échanges si important que ça. Et pourtant, qu’est-ce qu’elle est grande !

D’immenses fortifications grises empêchaient l'accès de potentiels envahisseurs. Coupés par une magistrale porte en bois surveillée par une dizaine de garde, les remparts étaient également veillés par de nombreux hommes en armure, armés d'épées et d’arbalètes. 

C'était la première fois qu’Ethan voyait des soldats. Ils lui insufflèrent immédiatement un effroi difficile à décrire. Plus il mettrait de distance entre lui et eux, mieux il se porterait. 

Peuvent-ils savoir, rien qu'à me regarder, que je suis le fils d’une sorcière ? Que le professeur ment et que je ne suis pas son neveu ?

Ils passèrent par la grande porte. Aucune sentinelle ne les accosta, ne requerra leur identité. M. O’Connor en connaissait certains, apparemment, car il hocha la tête à leur intention. Peut-être les remerciait-il, tout simplement. 

L’espace s'agrandit sur l'artère principale de la ville, une rue immense avec de nombreux commerces. Les habitations s’étalaient ensuite autour, des maisons hautes, comme celle de Esther, très proches l’une des autres. Si proches qu’Idle et sa charette ne seraient jamais passées. Ethan leva la tête. Le voisin pouvait quasiment toucher la fenêtre de la maison d’en face. Les Hommes vivaient étriqués alors qu’ils pourraient vivre dans un espace aussi grand que la forêt… 

La rue s’élargit encore sur une place presque vide pour l’instant. Il était à peine sept heures trente du matin. Le marché ne battrait son plein qu’à huit heures. Pour l’instant, les étales étaient calmes. 

 

Ils s’arrêtèrent vers l’aile nord. Ce marché attirait bien plus de monde que celui de leur petit village. De nombreux marchands ambulants faisaient la route jusqu'ici avec des produits anodins, parfois exotiques. Des tapis d'Afrique, de la soie de Chine, des épices d’Arabie, de l’alcool de Russie. 

Un chien aboya. Ethan se tourna immédiatement dans sa direction, s'arrêtant dans son travail d'entreposer les produits. Cyd avait laissé un vide que personne n'était jamais parvenu à combler. Hippolyte avait bel et bien ramené un autre chien, il y a cinq ans, mais il s'agissait d’une espèce croisée pour la chasse, pas le moins du monde pour garder les poules. Ils l’avaient tous remarqué lorsque Broutille - le nouveau chien - avait été retrouvé le poil plein de plumes avec, en outre, une tête de coq décapité entre les crocs. 

Broutille n’était pas un bon chien de compagnie. D'ailleurs, son pelage était ras et crépu, aucunement adapté aux durs hivers de leur région. Les nuits où Ethan se lovait contre Cyd pour retrouver à la fois chaleur et réconfort étaient bien loin. 

Le garçon n'avait jamais écarté la possibilité de trouver son propre chien un jour. Peut-être tomberait-il sur un chiot perdu ? Celui qui venait d’aboyer appartenait à l'étale de deux nordiques. Cela s’entendait à leur accent, plus grave que celui de O’Connor. Leur langue, plus chuintante également, supplantait les conversations aux alentours. Un grand chien au pelage blanc cassé s’agitait autour d’une bourse attachée à la ceinture de la marchande. Sa robe rouge traditionnelle - une chanel, adaptation féminine de la roubachka - était cerclée d’une fine ceinture dorée.  

“Нет. Подожди”, dit-elle au chien. 

Obéissant, l’animal s’assit en agitant la queue. 

 

Un claquement de doigt près de son oreille rappela Ethan à l’ordre. Le professeur lui désigna les caisses qui attendaient toujours d'être déchargées, en portant lui-même une cargaison sur sa hanche. Ethan se remit au travail, attentif au moindre mouvement du chien. Rien que pour ça, être venu en ville en valait le coup. 

Le monde arriva comme une marée montante : lentement, presque imperceptiblement. Ethan ne remarqua que le marché se remplissait que lorsqu'il releva les yeux de son étale. M. O’Connor conseillait certains baumes en fonction des symptômes exprimés par le client. Ethan, lui, s'occupait des paiements, tout en écoutant les conversations. Non loin, le chien blanc mordillait une patte de poulet, concentré sur sa tâche. 

La journée, épuisante, se solda par la vente de la presque totalité de leur stock. Ils rentreraient avec des caisses vides, mais le porte monnaie plein. Le professeur avait d’ailleurs l’intention d’acheter des denrées alimentaires avant que les maraîchers ne rentrent à leur tour. Avant de partir, il attrapa la main d'Ethan et y posa un écu. 

 

“Le joailler n'est pas loin. Donne-lui cette pièce et il répondra à toutes les questions que tu lui poses. Tu peux t’y rendre tout seul ?”

 

Après une vague explication, Ethan hocha la tête et se mêla à la foule. Les rues en dehors de la place du marché sentaient mauvais, un mélange de poubelle et d’urine, mais l'odeur n'était pas étouffante. Sûrement parce qu'il avait plu ce matin. Le garçon n’osa pas imaginer ce que ce devait être lorsque l'été battait son plein. L’air devait être irrespirable. 

La ruelle le mena à un tronçon plus large, avec notamment divers commerces. La façade du joaillier, d’un bleu canard intense, se distinguait de ses voisines ; un atelier de couture d’un violet raté, quelque chose qui devait être une confiserie, d’un rose-gris peu attrayant et un tailleur à la devanture nouvellement repeinte en bleu roi. 

Ethan serra sa pièce et sa pierre dans sa poche, puis s’engagea dans la rue. Du monde faisait la queue à la confiserie. Beaucoup moins chez le tailleur, dont le propriétaire était occupé à ajuster un manteau en queue de pie noir brodé d’argent. Le garçon s’arrêta devant la vitrine. Un mannequin de tissu mettait en avant un costume pour homme magnifique - pas pour une occasion particulière, les plus riches s’habillaient comme ça juste pour sortir - et juste à côté un ensemble pour femme brun rayé de noir. Le haut à manches retombait sur une jupe longue du même motif, ce qui cintrait la taille de la porteuse tout en mettant en valeur ses hanches. Même un ignorant dans le genre d’Ethan remarquait que ces œuvres avaient été confectionnées avec minutie et passion. 

Le garçon continua sa route, refusa de regarder la confiserie. Sa pièce pesa bien lourd dans sa poche lorsqu'il passa devant. C'est pour le joaillier, se tança-t-il. Pas pour mon ventre.

L’enfant s'arrêta tout de même devant une porte très étrange. Comme dissimulée dans l’ombre de la rue, un homme en sortit en réajustant sa chemise blanche. La porte se rouvrit dans son dos. Une femme en corset serré avec un décolleté plus que plongeant lui tendit un chapeau. 

 

“Monsieur ! Votre chapeau !”

 

Les yeux d’Ethan s'arrondirent. 

 

“Maman ?” chuchota-t-il. 

 

La susnommée baissa les yeux, le remarqua. Elle blêmit. Le client n’avait pas entendu le garçonnet et saisit son chapeau. 

 

“Ah ! J’allais l'oublier en effet, merci Caléïna. À la semaine prochaine !”

 

Avec l'âge, Ethan avait compris que sa mère ne gagnait pas de l'argent comme tout le monde. Mais personne ne lui avait expliqué le terme “putain” ou “prostituée” lorsque ceux du village insultaient sa famille. C'était mal vu, voilà tout ce qu'il y avait à comprendre. 

L’homme s’éloigna. Caléïna entrebailla la porte, toujours en laissant ses yeux sur son fils. 

 

“Ethan ? Qu'est-ce que tu fais en ville ? 

— Le professeur m’a amené pour l'aider à vendre…

— Retourne auprès de lui ! Immédiatement !

— Mais…

— On en discutera ce soir.”

 

Elle referma la porte aussi sec. Sa mère était rarement en colère, mais ç’aurait été se bercer d’illusion que d'imaginer une soirée paisible. 

Ethan se demanda si, à force de prendre du poids dans sa poche, la pièce et la pierre allaient déchirer le tissu. Il se tourna dans la direction à prendre pour retourner au marché. 

Sauf qu’il voulait savoir. Il voulait faire partie de ce monde, ce qui impliquait d'avoir des interactions sociales avec des commerçants, ce qui voulait dire exister à leurs yeux, ne pas être un simple garçon ressemblant à un mendiant dans la rue. 

Ethan prit sa décision. Il se rendit chez le joaillier. 

 

Au centre de la boutique, un îlot servait de présentoir aux bijoux. Des bagues, des colliers, des bracelets, des gourmettes… Ethan n’avait jamais vu autant de bijoux au même endroit. Tout doit être tellement cher ! L'idée d’en voler un ne lui échappa pas. Mais pour quoi faire ? Simplement se considérer comme un peu moins pauvre ? La belle affaire, il aurait toujours faim le soir et froid la nuit. 

Le joaillier aux cheveux gris ne le remarqua pas tout de suite, concentré sur la confection d’une bague de fiancaille. Ethan se racla la gorge, très mal à l’aise, et se mit sur la pointe des pieds. 

 

“Monsieur ?”

 

Le joaillier releva la tête de son œuvre, remarqua Ethan, puis chercha du regard la présence d'un autre adulte dans la pièce. Il n’y avait personne. 

 

“Tu es seul ? demanda l’homme, suspicieux. 

— M. O’Connor m’a envoyé vous montrer quelque chose. 

— Ah, oui, l'anglais qui vend de la fumisterie aux petites vieilles.”

 

Il rangea sa loupe, son matériel et posa ses coudes sur son plan de travail. 

 

“Qu'est-ce que je peux faire pour lui ?”

 

Ethan sortit sa pierre bleue et la posa devant eux. 

 

“Je voudrais savoir ce que c'est.”

 

L’homme récupéra sa loupe, remit ses lunettes, puis attrapa la pierre entre ses doigts. Il étudia la lumière filtrant au travers, en la tournant vers les fenêtres de la boutique, testa sa rugosité avec un instrument ressemblant à un cure-dent en acier. Après un examen d’une bonne dizaine de minutes il reposa enfin la pierre. 

 

“Je l'achète à votre professeur. 

— Quoi, hein ?”

 

Ethan ne s'attendait à rien, et clairement pas à cet enthousiasme. Il se gratta la tempe de perplexité et d'inquiétude. 

 

“Elle vaut chère ?

— Très cher, affirma le joaillier. Il s’agit d’un saphir. Où l'avez-vous trouvé ? 

— Dans une rivière, non loin… 

— Si vous en trouvez d’autres, vous pourriez devenir un homme riche. 

— Je vais à cette rivière presque tous les jours. S’il y en avait d'autres, je l'aurais déjà vu.”

 

Le vendeur parut déçu, mais sortit tout de même une lourde boîte en acier. Ethan l'entendit au bruit qu'elle fit lorsqu’il la posa ; elle était pleine d'écus. 

 

“Je suis prêt à vous l’acheter tout de même. Elle fera un ensemble magnifique. 

— Désolé…”

 

Ethan glissa sa main pour la récupérer avec la peur de se faire claquer sur les doigts. Il referma tout de même son poing dessus et laissa à la place la pièce donnée par le professeur. 

 

“Mais elle n’est pas à vendre.

— Qu’allez-vous faire avec un saphir brut ? Vous n’en tirerez rien s’il n'est pas retravaillé. 

— Je vais y réfléchir.”

 

Ethan s'était déjà rapproché de la porte pour sortir, de crainte d'être séquestré là. Il l’ouvrit. 

 

“Merci beaucoup pour vos renseignements, monsieur.” 

 

Et la referma derrière lui. 


 

Ethan ne prononça pas un mot sur le chemin du retour. Il n’était pas triste, mais soucieux. Ses pensées voguait vers diverses rives ; sa mère, la pierre, le professeur, Cyd, la ville. Il n’arrivait pas à les arrêter sur un point précis et virevoltait entre questionnements et raisonnements qu’il voulait sensés (ce qui n’arrivait pas souvent). Cela lui arrivait en général lorsqu’il révisait avant une journée d’examen du professeur ou s’inquiétait de ce qu’ils allaient pouvoir manger dans les prochains jours. Ce tumulte de pensées illustrait très bien une angoissée internalisée et désormais indissociable de la personnalité de Ethan. 

Le garçon remercia O’Connor pour son pécule puis rentra chez lui avec ses quelques effets personnels. Personne ne l’attendait. La porte grinça. Ah, si, une obscurité pénétrante l’accueillit, avec son petit ami humidité. Un frisson traversa Ethan. Il posa ses affaires sur la vieille table et entreprit d’allumer la cheminée. Les bûches prirent avec difficulté.

Après s'être réchauffé les mains, il fit chauffer les sceaux d’eau de pluie récoltés ce matin et se lava. Ensuite, il cuisina les légumes du marché et en fit une soupe dans laquelle tremper le pain dur acheté au rabais. Sa mère lui avait dit “ce soir”, mais elle rentra en réalité le lendemain dans la matinée. Ethan était déjà levé depuis plusieurs heures, occupé à faire les tâches ménagères et tenter de boucher les fuites de leur misérable masure, lorsque la porte s’ouvrit. 

Caléïna rentrait de manière aussi aléatoire parce qu’ils n’avaient pas de chevaux ou de mules, le coût d’un tel entretien était énorme et ils n’avaient même pas la place d’abriter ce pauvre animal des intempéries. À la place, sa mère attendait de voir si des marchands, voyageurs ou fermiers devaient passer par la route longeant leur forêt, puis elle leur demandait de la déposer au plus proche. Elle terminait ensuite la route à pied. Son retour à la maison était donc dépendant d’une opportunité ainsi que de la bonté - ou non - des gens. 

Ethan ne sut soudainement plus quoi faire de son balais. Il venait de rentrer du bois, ce qui avait éparpillé de l’écorce et des cendres un peu partout. Sa mère lui en voulait-elle toujours d’avoir… Il ne savait pas trop. Tenté de vivre dans le même monde qu’elle ? Il craignait de l’avoir déçue, d’avoir mal agi du simple fait d’exister. Fébrile, Ethan attendit, les mains crispées sur son manche à balais.

Caléïna expira bruyamment, puis sourit. Elle referma la porte.

 

“Tout s’est bien passé au retour ?”

 

Elle faisait comme si de rien n’était. Ce qui était tout aussi déstabilisant. Et pourtant, Ethan saurait faire semblant aussi longtemps qu’il le fallait, car il avait grandi ainsi. En trompant la faim, trompant l’ennui, en trompant la tristesse et la solitude. 

A force, il se trompait lui-même et ne savait plus qui il était. Ethan n’avait pas eu le temps de grandir avant de transformer sa personnalité pour s’adapter aux autres, sans pouvoir s’affirmer ni être qui il était vraiment. 

 

“Tout s’est bien passé, oui.”

 

Ils ne parlèrent pas de ce qu’Ethan avait vu, de ce que sa mère y faisait. Il ne posa pas de question et agit simplement comme s’ils ne s’étaient jamais croisés en ville. 

C’était plus simple ainsi, plutôt que de rompre la trêve qu’incarnait cette vieille maison branlante, là où ils se retrouvaient tous les deux, à l’abri du monde. 

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