Chapitre 3 - 13 ans

Par wergeld

Avant ses dix ans, la vie d’Ethan était d’une étrange monotonie. Il n’avait jamais eu de cours de catéchisme, n’allait jamais à l’église avec les enfants de son âge pour apprendre des choses. Personne d’autre ne lui avait appris à lire ni à écrire. Il ne travaillait pas aux champs, ne savait rien faire de ses dix doigts excepté ce qu'il avait pu apprendre de lui-même (recoudre de manière imparfaite, pêcher, cueillir, nettoyer la bicoque dans laquelle il vivait). De fait, personne ne lui vouait le moindre intérêt et, au contraire, il était considéré comme une cause perdue. Ethan déambulait ici et là, ignoré de tous et sans espoir d’attirer leur attention. Il se considérait plutôt comme un petit poisson argenté dans le courant. Présent, mais invisible, et qui se laissait porter par l’eau. 

Son meilleur ami - si on pouvait appeler les choses ainsi - avait été de ses quatre à dix ans un animal du nom de Cyd. Cyd en n’avait rien à faire qu’Ethan ne parle pas très bien, il n’en avait rien à faire non plus de ce que le village disait de lui. Il ne lui lançait pas des cailloux dessus dès qu’il osait pointer le bout de son nez, dès qu’il n’était plus invisible. Ethan n’avait existé qu’aux côtés d’un chien. 

Bien sûr, ce n’était pas normal. Il le savait très bien, lui aussi. Ethan avait trop souvent pleuré de solitude. Trop pour son jeune âge. Il n’avait jamais eu de camarades, de parties de jeu. Il les avait regardé de loin, avait appris à compter en écoutant le “un, deux, trois soleil”. Ce qui ne lui avait jamais permis de compter très loin. Sa maman devait souvent partir, pour gagner de l’argent dans la ville. Ethan passait ses nuits seul, puis avec Cyd, et puis de nouveau seul lorsque son chien fut tué. Il se nourrissait de ce que laissait sa mère - elle essayait toujours de lui préparer un plat - mais demeurait en résumé autonome avant l’âge où les enfants sont censés l’être. 

Il allait chercher de l’eau au puits depuis ses cinq ans, se rendait dans la forêt chercher des baies, des légumes sauvages ou des fruits à coques pour aider à la maison. Il savait laver ses vêtements et ceux de sa mère, s’il y avait encore quelque chose à laver. Il grandissait bien trop vite par rapport à l’argent qu’ils gagnaient pour pouvoir acheter des vêtements neufs. Alors il faisait ce qu’il pouvait, réajustait ses manches avec des lambeaux de tissus. Il ne savait pas comment ressembler à autre chose qu’à un sauvage. Tant qu’il n’avait pas froid, ça lui allait. De toute façon, qui le voyait ?

 

Esther était arrivée au moment où il avait le plus besoin d’une épaule. La mort de Cyd ébranla douloureusement le garçon. Pouvoir se plonger dans des exercices de lecture l’occupa et lui fit oublier qu’il était seul. Un temps, du moins. Car les livres qu’Esther lui donnait en douce ne racontaient pas d’histoire. Il s’agissait de livres pour étudier, pour avoir de la “culture générale” comme elle le disait. Ce qui rendait certaines lectures bien moins intéressantes ou trop difficiles à lire et comprendre pour lui. 

Quand il se sentait vraiment seul, il rouvrait l’atlas des papillons, cet épais bouquin qu’il avait lu la première fois. Combien d’heures il passa dans la forêt à chercher toutes ces espèces ? Difficile à dire. Non, difficile à compter en heures. Des jours ? Des semaines ? Ethan en trouva certains, aurait adoré pouvoir les montrer à Esther, mais il était hors de question de tuer un papillon comme Hippolyte avait tué Cyd. Il ne s’y résoudrait pas. 

Non, un jour il trouverait bien un papillon déjà mort. Il devait juste chercher.

 

Pendant trois ans, Esther abandonna Armand, Christophe et Louis pour se rendre dans la forêt. Elle retrouvait Ethan tous les deux jours pour l’aider à lire et lui prêter un autre livre. Au début, elle avait été très gênée de lui parler, mal à l’aise à l’idée d’aller aussi ouvertement à l’encontre des consignes de ses parents. Elle était terrifiée à l’idée d’être suivie et qu’on la retrouve en tête à tête avec le fils de la sorcière. Elle lui parlait alors peu, se contentait d’explications rapides et minimalistes. Et puis elle finit par remarquer que ses parents ne se doutaient de rien. Ils lui conseillaient simplement de faire attention et de ne pas trop s’éloigner dans la forêt, sans quoi elle risquait de se perdre. 

Les trois garçons restant du village n’essayèrent jamais de l’espionner non plus. Après tout, elle était la grande, désormais. Rosemonde avait rejoint une école pour filles deux ans auparavant et Zakaria avait rejoint un lycée. Quant à Hana, ses parents tenaient à ce qu’elle réalise son éducation dans son pays d’origine. Esther était même la dernière fille du village, désormais. 

Bientôt, il n’y en aurait plus. Elle allait rejoindre sa sœur dans l’école pour fille. Là-bas, elle y apprendrait la couture, la cuisine, comment élever des enfants et gérer sa maison. Que des choses qui lui donnaient autant envie de vomir que les choux de bruxelles. Et si Esther voulait chasser comme Adrien, s’occuper des moutons, même se battre et défendre son village, pourquoi pas ? 

Parce que tu es une fille. Et les filles ne se battent pas, Esther, disait sa mère. 

Et alors ? Je serai la première !

Angélique riait, terminait de faire la vaisselle et lui tapotait la tête, mettant ainsi fin à la conversation qu’elle trouvait déraisonnable. Esther serrait les dents et fermait les poings. Elle conservait en elle une frustration énorme, car elle encaissait beaucoup sans jamais l’exprimer. Qui aurait écouté ? Sa mère ? Son père ?

Aucun d’eux deux. Quelqu’un qui la comprenait par contre, oui. Ethan écoutait tout, buvait la moindre de ses paroles. Esther se mit à exprimer sa colère face à lui lorsqu’elle avait été punie pour avoir répondu à Victor. Depuis, tout coulait de source. Elle arrivait dans la forêt dans une colère noire, puis repartait après avoir vidé tout son sac. Ethan apprenait de nouveaux mots, obtenait une vague idée d’une vie de famille “normale”. Et qu’est-ce qu’il était heureux que quelqu’un lui parle. Il aurait pu écouter Esther râler pour un rien pendant des heures. Qu’il pleuve ou qu’il vente, ça n’avait aucune importance. Esther et lui se cachaient dans le creux d’un chêne bicentenaire pour s’abriter de la pluie, et elle parlait, encore et encore. 

Et lui existait aux yeux de quelqu’un. Il n’en avait jamais autant attendu.

Parfois, il avait envie de la prendre dans ses bras et de lui dire “merci, merci, merci”. Elle avait tant fait pour lui sans s’en rendre compte. Et puis, qu’est-ce qu’Ethan était heureux de pouvoir dire à sa mère qu’il s’était fait une amie. Qu’est-ce qu’il était fier. Certes, Caleïna n’y crut pas vraiment au début. Elle imagina que son fils s’était fait un ami imaginaire après la mort de Cyd. Elle n’osait pas vraiment croire à tout ce qu’il racontait. Tout avait l’air… trop beau ? Et puis, elle fut bien obligée de l’accepter en trouvant un livre dans sa chambre, puis deux, bientôt trois. Qui était cette fillette qui prêtait des livres à son fils ? Elle ne chercha jamais, par peur de tout briser. Ethan avait l’air plus heureux, c’était tout ce qu’elle souhaitait.

 

La neige étouffait tous les sons de la forêt. Les cloches sonnèrent minuit. Ethan, frigorifié, attendait la fin de la messe sous les étales du poissonnier. Il détestait l’hiver. Tout était glacial, humide. Il était si difficile de se réchauffer et d’avoir des vêtements assez chauds pour survivre. La rivière était gelée, il ne pouvait pas pécher et le gibier hibernait. Le garçon avait donc maigri. Le froid brûlait le peu de graisse que son corps gardait en réserve et l’eau chaude aux baies et aux herbes n’apportait pas autant de force que ce dont son corps avait besoin. Ils avaient bien quelques réserves de viande salée avec sa mère, mais ils la gardaient en cas de crise ou de grande occasion. Pas le soir de Noël, donc. Sa mère ne l’avait jamais fêté et Ethan n’avait de chrétien que le nom. 

Il se remit à neiger. Le garçon leva la tête vers le ciel, en se tenant les bras pour tenter de conserver autant de chaleur que possible. Ils n’étaient même pas suffisamment éloignés dans la saison pour que certains papillons commencent à sortir d’hibernation. Quand il soupira, un nuage de vapeur gonfla dans l’air.

Enfin, les lourdes portes de l’église s’entrouvrirent. Tout le village sortit dans le calme, chacun habillé de son plus bel habit. Ethan remarqua de loin la robe rouge d’Esther. Comment ne pouvait-elle pas avoir froid, dans cette tenue, quoi que digne d’un conte de fées ?

Il ne lui fit pas de signe de main, de peur d’être repéré. Elle pivota tout de même vers lui par réflexe, comme si elle avait toujours su qu’il se cachait là, dans l’ombre.

Ethan le jurerait toute sa vie. C’était à ce moment précis qu’il tomba amoureux d’Esther. 

Sous les flocons, au milieu d’une neige pure et d’une nuit glaciale. 

Il la vit sourire au loin, lui adresser un infime signe de la main. Il lui répondit discrètement. 

Le curé rompit l’instant avec une bénédiction récitée en latin sur le parvis de l’église. Tous se tournèrent vers lui, puis se souhaitèrent quelque chose qu’Ethan ne connaissait pas ou ne comprit pas. Après tout, selon le village, il parlait la langue du diable, pas le latin. 

Esther embrassa sur les joues ses amis et divers adultes, puis ils rentrèrent chez eux en discutant. Il devait faire chaud chez eux, se dit Ethan. Ils n’étaient pas pressés, car ils savaient que la tranquillité les attendait. Le garçon retint un frisson qui l’ébranla. Il continua d’attendre. Vingt minutes, puis trente. Ses orteils ne répondaient plus très bien aux messages de son corps. Ses doigts non plus, d’ailleurs. Les lumières s’éteignirent dans la grande maison d’Esther. Puis la porte s’ouvrit. Elle était toujours vêtue de sa belle robe rouge de velours. Deux mèches de cheveux avaient été tressées pour former une couronne autour de son front. 

Elle le rejoignit. 

 

“Tu vas attraper la mort”, s’inquiéta Ethan, alors que c’était lui dont les lèvres bleuissaient. 

 

Esther l’ignora totalement et posa deux fois ses lèvres contre ses joues.

 

“Joyeux Noël, Ethan.”

 

Elle sortit de son dos un paquet enveloppé dans un torchon. Ethan n’en revint pas.

 

“Mais, j’ai rien à te donner en retour. Et puis tu m’as déjà offert suffisamment de livres comme ça.

— Ouvre le, c’est tout, sourit-elle. Ça va te plaire, tu vas voir.”

 

Mal à l’aise, Ethan fut bien obligé de déballer le cadeau. Il ne s’était pas attendu à autre chose qu’un livre, mais celui-là… De cuir et de dorures, jamais le garçon n’avait posé les mains sur une œuvre qui semblait si… coûteuse. Et lourde.

 

L’histoire des langues anciennes, mais Esther…” 

 

Il releva les yeux vers elle.

C’est trop. Beaucoup trop.

 

“Ecoute, le coupa-t-elle. Il est trop gros pour que je le prenne avec moi à l’école et je ne l’aurai jamais fini avant. Alors je te le laisse jusqu’à ce que je revienne, pour que tu en prennes soin. D’accord ?”

 

Ethan déglutit. 

 

“L’école ? Tu t’en vas ?” 

 

Les étincelles dans le regard d’Esther pâlirent un peu. 

 

“Oui, pour trois ans. Je ne voulais pas te le dire parce que j’avais peur que nous ne soyons plus amis... Il te faudra au moins tout ce temps pour le lire, non ?”

 

Le garçon eut encore plus froid, tout à coup. Le livre lui parut bien trop lourd. Esther partait, pour trois ans. Il l’aurait su, s’il connaissait un temps soit peu les habitudes et coutumes du village. Rosemonde était partie, pourquoi Esther ne suivrait pas le même chemin ? 

 

“Je… oui, tenta-t-il de sourire.

— Je vais revenir, tu sais.”

 

Mais ça ne sera plus pareil, eut-il envie de hurler. Elle avait accepté de devenir son amie trois ans plus tôt, et il allait maintenant devoir vivre autant de temps en sachant qu’il n’avait plus cette amie ? Elle le regardait avec tristesse, sans pour autant pleurer. Pourquoi avait-il l’impression qu’elle était toujours plus forte que lui ? Les larmes lui montaient aux yeux. Il s’essuya le nez rapidement de sa manche, prétextant le froid. Il avait trop mal à la gorge pour répondre quelque chose de compréhensible. 

Il allait être de nouveau seul. 

Esther n’était pas dupe. Elle posa la main sur son bras.

 

“Ethan…”

 

Qu’allait-elle dire ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien dire pour réparer quelque chose d’aussi douloureux qu’un cœur brisé ; un abandon ? Elle cherchait ses mots pour tenter de le convaincre.

 

“Ça passera vite, je t’assure.” 

 

Un rictus désabusé échappa au garçon. Il allait répondre, mais la porte de chez Esther s’ouvrit. Sa mère l’appela.

 

“Esther !

— J’arrive maman !” 

 

Elle serra un peu plus le bras d’Ethan dans sa main, le regard rivé dans le sien.

 

“Je pars demain dans l’après-midi dans la grande ville pour visiter et m’installer. Je t’enverrai des lettres si je peux.

— Les messages ne passent jamais chez nous. On n’a pas d’adresse”, lui rappela-t-il, amer. 

 

Il ne lui avait même pas offert quoi que ce soit. Il n’en avait jamais eu les moyens. Elle n’avait rien à emporter de lui avec elle. Les lèvres d’Ethan tremblèrent :

 

“Ne m’oublie pas, s’il te plaît. 

— Je penserai toujours à toi à la simple vue d’un papillon.”

 

Cela le fit rire un peu. Un rire discret. Un rire triste. 

 

“Note tous ceux que tu vois pour moi, lui demanda-t-il. 

— Bien sûr. 

— ESTHER ! 

—  Je dois y aller”, s’excusa-t-elle en lâchant son bras.

 

Ethan serra l’immense volume contre lui, comme si cela pouvait lui faire garder un peu d’Esther avec lui. Elle s’éloigna en courant, en tenant ses jupons pour ne pas tomber. Sur le pas de la porte, elle se tourna une dernière fois pour le regarder et la porte se referma.


 

Il était hors de question pour Ethan de retourner à sa vie d’avant, de ne plus avoir aucune interaction sociale avec quelqu'un d'autre que sa mère lorsqu'elle était là. Il ne pouvait pas l'envisager, mais il en souffrit pourtant de longues semaines après le départ d’Esther. 

Ses journées étaient vides, ses habitudes rendues impraticables à cause de la neige. Les livres avaient moins de goût, moins de couleur. Il comprenait moins, car il se concentrait moins. Ses pensées, orientées par l’angoisse, se tournaient vers des réflexions bien plus triviales. Est-ce qu’on a assez de bois pour tenir l'hiver ? Est-ce qu'on aura assez à manger ? Est-ce que maman va rentrer ce soir ? 

Ethan voulait servir à quelque chose, travailler, mais ici, tous connaissaient ses origines et personne ne voulait fricoter avec le fils d’une sorcière. 

Une seule personne, peut-être, pourrait l'accepter. Le seul qui ne se rendait pas à l'église, le seul qui ne croyait pas non plus en Dieu (c'était un poil plus compliqué que ça, car la personne en question était anglicane et donc protestante, mais Ethan était trop jeune pour comprendre). 

Le garçon s’arma de son atlas des papillons et frappa à la porte du professeur O’Connor. Herboriste de profession, M. O’Connor était arrivé il y a quatre ans pour une raison inconnue. Il n'était jamais reparti. Ethan le croisait parfois dans la forêt. L’anglais lui avait déjà demandé son chemin pour atteindre des grottes cachées par la végétation non loin d’ici. Difficiles d'accès, il fallait connaître leur localisation exacte pour les atteindre sans risquer de tomber dedans par accident. 

Personne ne répondit d’abord. Ethan frappa encore. Il continua même en entendant du remue-ménage à l'intérieur. La porte s'ouvrit enfin, laissant la place à un homme grand au visage taillé à la serpe et une barbe naissante. 

M. O’Connor était plus intimidant dans une chaumière que dans la forêt. Il baissa les yeux vers l'enfant. Une grimace furtive lui échappa. Ethan comprit tout de suite qu’il n'était pas le bienvenue. D’ailleurs, le professeur s’apprêtait déjà à lui fermer la porte au nez. 

 

“Je ne vais pas perdre mon temps avec le pourcet d’une gaupe.”

 

Ethan, qui connaissait bien ces insultes sans en être offusqué, ouvrit plutôt son livre. O’Connor s'arrêta tout de suite dans son mouvement, en alerte. 

 

“Où as-tu donc volé…”

 

Ethan se mit à lire. Le fait de connaître toute l'œuvre par cœur aidait grandement sa fluidité. Sur la page du Moro-Sphinx, il conta leur mode de reproduction, les saisons, puis leur alimentation. Il exprima sa passion pour la lecture, pour le sujet. La plupart des enfants de son âge lisaient parce qu’ils y étaient obligés. Ethan lisait comme chaque mot était une gorgée d'oxygène. De surprise, le professeur le laissa continuer. Cela rendit Ethan plus fier encore. O’Connor l’écoutait, attendait la suite. Ce porcin va-t-il buter sur un mot ? Mélanger plusieurs syllabes ? Cela ne faisait que trois ans qu’Ethan apprenait à lire, mais cela faisait aussi trois ans qu’il lisait tous les jours de manière méthodique, sans discontinuer. 

Ses efforts avaient payé, car Ethan ne faisait pas que lire ce livre. Il le lisait très bien, ce qui changeait tout aux yeux du professeur. Il faisait face à quelqu’un qui avait appris sans en avoir les moyens et qui voulait apprendre encore et mieux. 

  Cette attitude lui plaisait, même si l’apparence générale du garçon le répugnait toujours. À ses yeux, Ethan ne ressemblait à rien, sinon un orphelin des rues, un petit goret caché dans le corps d'un humain. 

 

“Arrête-toi”, dit le professeur. 

 

Son accent anglais se cachait plutôt mal derrière une pseudo sonorité française. 

 

“Où as-tu appris à lire comme ça ?

— Quelqu’un m’a appris. 

— Et pourquoi tu tiens à me le montrer ?”

 

Ethan leva la tête de son livre. La grandeur du professeur l’intimidait. Il n’arrivait pas à le regarder dans les yeux. Le garçon avait peur des autres, de leur méchanceté et du mal qu’ils pourraient lui faire. Là, cette intimidation était très différente. Face au village, Ethan se considérait comme invisible, non-existant. Face au professeur, il se sentait minuscule, insignifiant. 

O’Connor provenait d’un autre monde, un monde luxueux, où ses vêtements de cuir protégeaient réellement de froid, un monde dans lequel il pouvait faire réparer ses bottes chez un cordonnier. Son pantalon retrouvait une allure propre après l’avoir lavé, alors que celui de Ethan était trop usé pour de nouveau ressembler à quelque chose un jour. Et puis, il avait des bijoux. Des bagues en argent autour des doigts et probablement plus d’or dans ses coffres que l’enfant n’en avait jamais vu de sa vie. (Il n’avait jamais vu d’or de sa vie). 

Ses joues émaciées et son bas de pantalon déchiré lui firent honte. 

 

“Pour…” 

 

Plongé en arrière, avant Esther, quand les mots peinaient à s'articuler entre ses lèvres, Ethan bégaya sans trouver comment commencer sa phrase. Son malaise ne fit que croître à mesure que le silence s’éternisait et ses joues s’empourprèrent. 

 

“Alors ?” s’impatienta le professeur.

 

Un mot à la fois, lui disait Esther. Tu n’arriveras à rien si tu veux en dire plus que tu ne le peux. Inspire, expire. Ensuite, lis lentement, en séparant bien les mots et tes pensées. 

Il suivit ses conseils, prit une profonde inspiration. 

 

“Je veux que vous m’appreniez d’autres choses. Je connais bien la forêt, vous le savez. Je peux vous être utile. 

— Le fils d’une sorcière connaît forcément la forêt, lâcha le professeur avec dédain. 

— Ma mère n’est pas une sorcière ! 

— Elle n’est qu’une putain qui vend son corps à la ville, gronda O’Connor. Tu es bien stupide à venir me voir. Avec un minimum d’éducation, tu saurais que les miens ont brûlé Jeanne d’Arc. Nous devrions faire pareil avec ta génitrice !

— Jeanne de l’Arc ?”

 

Le professeur soupira et porta sa main à son visage, désespéré. Ethan ne savait pas s’il était allé trop loin, si l’anglais allait le battre et le renvoyer chez lui. Par réflexe, il serra l’atlas des papillons contre lui et fit un pas en arrière. 

O’Connor regarda le petit garçon au travers de sa main toujours posée sur son nez. 

 

“Je devrais te renvoyer chez ta prostituée de mère immédiatement, mais comment trouver le chemin de Dieu si personne ne te tend la main ?”

 

L’homme fit un geste vers le livre d’Ethan, qui recula un peu plus de peur de se le faire voler. 

 

“Je te le rendrai, promit-il. Je veux savoir ce que tu as appris.”

 

Avec hésitation, le garçon lui tendit. Ce choix fort risqué lui laissait un goût amer dans la bouche. Sauf que… avait-il vraiment le choix ? S’il refusait, O’Connor refuserait de l’aider en retour. Ce risque valait le coup d’être pris, selon lui. Avant de refermer la porte, le professeur dit :

 

“Reviens demain matin. Nous verrons si tu peux être doué à quelque chose.” 

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