Devant sa penderie, Inès hésite. Sa jupe préférée, en cuir rouge, celle qu'elle porte à tous ses rencarts, est au sale. Il va falloir trouver autre chose. Un truc court, bien sûr, et clair. Porter du noir en été serait preuve de mauvais goût. Elle opte pour une jupe bleue pale et un débardeur blanc. La tenue est simple, alors son maquillage sera prononcé. Mascara, eyeliner pailleté, highlighther et rouge à lèvre corail. C'est l'occasion de montrer à Thomas qu'une fille comme elle ne fait pas dans la demi-mesure. S'il compte la séduire, il faudra qu'il y mette un peu d'énergie.
Dans le bus qui la mène au centre-ville, elle tente de le trouver sur Instagram. Elle ne connait pas son nom de famille, mais il lui a parlé de son école d'ingénieur lors d'une de leurs discussion Tinder. Elle tape sur google "Thomas Ecole des mines" : trop d'occurrences. Il a 22 ans, il a donc dû avoir son bac il y a 4 ans. "Thomas Ecole des mines promotion 2015". Sur la photo de classe de l'école, elle le reconnait tout de suite : c'est le seul noir. Thomas Mbengue. Il a changé son nom de famille sur Instagram en "Mbng". Le tour de passe-passe ne la trompe pas. Le temps du trajet, elle épluche toutes ses publications. Il poste beaucoup, et sur tout. Concerts de rock, lectures de poésie et même le mois dernier, une sortie à l'Opéra Garnier. Il pose entre deux colonnes de marbre, en jean et en baskets, son visage éclairé d'un immense sourire. Quelle drôle d'idée d'aller là-bas. C'est un mec qui ose. Ca plait à Inès. Elle se demande ce qu'ils vont pouvoir se raconter. Normalement, lors d'un premier renard, les questions banales - tu fais quoi dans la vie, tu habites où, tu pars cet été? - suffisent à passer le temps. Au vu de son compte Instagram, interroger Thomas sur ce qu'il apprécie sera facile, le garçon est curieux et dynamique. Ca pourrait coller.
A peine descendue du bus, Inès l'aperçoit à la terrasse du café "Aldéa". Il boit négligemment une bière, le bras posé sur l'accoudoir. Dans la chaleur de la mi-juillet, sa peau parait presque bleue. Inès a une envie immédiate de le déshabiller. Elle n'a pas fait l'amour depuis des siècles. L'idée d'un court instant d'intimité, collée contre un corps maigre, la fait trépigner de désir. Toucher ses os saillants du bout des doigts. Embrasser l'intérieur de ses coudes. Elle devine qu'il sent bon. Une odeur de frais et de fleurs. Elle voudrait s'y perdre toute la nuit. En lui faisant la bise, elle tente de capter son parfum, sans y parvenir. Inès s'assied, puis hèle le serveur. Sur la carte, tout est hors de prix. "3 euros le café? 15 euros le plat?" En plus, elle ne comprend rien au menu. Visiblement, c'est un restaurant portuguais. Pas de Mojito ou de Pina Colada. "On ne boit pas de cocktail à Lisbonne?" Elle hésite et finit par choisir une bière au hasard sur la carte.
"Une fille qui boit de la Sagrès? Etonnant.
- Que veux tu, je suis pleine de surprise!"
C'est doux et acide. Inès n'est pas sûre d'aimer, mais elle boit de longues gorgées, comme si de rien n'était. Elle alterne avec de l'eau. Elle ne veut pas d'être ivre avant lui.
"Alors ta journée d'hier?
- Je suis allée au restaurant avec une copine. On a papoté, c'était cool. Et toi?
- J'ai été voir une pièce de théâtre incroyable au Théâtre de l'Odéon. Un ennemi du peuple d'Ibsen.
- C'était bien?
- Une réadaptation de l'oeuvre sublime. Beaucoup d'inventivité, des décors incroyables."
Inès se retient de rire. Il se vante. Cela fait partie du jeu. Chacun montre ses atouts. Enfin, ce sont surtout les garçons qui aiment bander les muscles, racontant avec détails leurs exploits sportifs ou leurs nombreuses conquêtes. Thomas, au moins, est original : lui parle de culture. Inès se contente de poser des questions, prétendant s'intéresser aux loisirs de Thomas.
"Cool! Le théâtre, c'est pas trop mon truc. Je suis plutôt séries Netflix, tu vois?
- C'est pas trop ton truc ou tu connais pas?
- Bonne question!
- T'aimes les stand-up? Les spectacles comiques?
- Grave! Ca détend quand t'as passé une journée pourrie.
- Bah le théâtre c'est pareil. Avec pleins d'acteurs. Tu peux rigoler, pleurer, avoir peur..."
Il parle beaucoup. Tellement qu'au bout d'1h30, Inès finit sa troisième bière, alors qu'il prend la dernière gorgée de la première. Ce qu'il dit ne ressemble à rien de ce qu'elle entend habituellement. Thomas disserte sur le cinéma, le théâtre, la poésie. C'est un scientifique, il parle en sous parties, comme dans les dissertations que les professeurs de français lui faisaient écrire. Pourtant, Thomas n'est pas un intello, non. Un intello, ça n'est pas aussi beau. Il a un immense sourire, qui font se plisser le coin de ses paupières. Des mains fines qui jouent avec le collier en or autour de son cou. Inès les imagine se perdre dans ses cheveux. Elle aimerait qu'il lui propose de se balader dans le centre ville. Ils s'assiéraient sur les bancs en pierre, devant la mairie. A cette heure, il n'y aurait personne. Thomas pourrait glisser son bras sur les épaules d'Inès, lentement. Elle poserait sa tête contre son cou, et ils s'embrasseraient, caché par le feuillage du grand chêne qui trône au centre de la place. Mais à peine Thomas finit-il sa bière qu'il se lève.
"J'attends des amis chez moi, je ne peux pas m'attarder!" confie-t-il en souriant. "Mais on se revoit très vite je suppose?
- Bien sûr, on se tient au courant!"
Inès a pris un air détaché pour lui répondre, comme si tout était normal. Mais elle est soulée. Elle vient de se taper 1H30 de discussion pour que Monsieur se barre comme si de rien n'était. La facture arrive, et Thomas sort sa carte bleue.
"Je vais payer ma part, précise Inès.
- Non, je t'invite!"
Inès savait qu'il allait répondre ça. Elle a proposé par politesse, pour ne pas avoir l'air d'exagérer. Mais ce sont toujours les hommes qui payent au début, même s'ils n'ont pas un rond. Ils quittent le café et avancent jusqu'à l'arrêt de bus. Inès embrasse Thomas sur la joue.
"Bonne soirée. On se recontacte?
- Sans faute!"
Il est encore tôt. En attendant le bus, elle met ses écouteurs, 2pac à fond. Hip-hop en anglais et voix suave. Elle a l'impression d'être en Californie, à bord d'une décapotable rouge. A ses côtés, sur le siège passager, Thomas porte une chemise grande ouverte. Il bouge la tête en rythme avec la musique. Inès, elle, a les cheveux au vent et de grosses lunettes noires. Il n'y a personne sur la route, qu'eux deux, roulant à toute vitesse entre les rues bordées de palmiers, et le soleil qui se couche à l'horizon.
Devant Inès, le bus s'arrête. Il est vide. Alors que le véhicule tourne, elle aperçoit Thomas qui avance, sa longue silhouette se déhanchant au milieu du trottoir. Inès le dépasse. Elle tente de lui faire un geste de la main, mais il ne la voit pas. Elle ferme les yeux, serrant son sac très fort contre son ventre, et laissant le rythme de la musique bercer sa courte sieste. Quand le chauffeur annonce le terminus, Inès rouvre les yeux. Elle est toujours seule dans le bus. Elle rejoint son immeuble, monte les escaliers à toute vitesse. Elle ouvre la porte de son étage, lorsqu'elle entend le rire de son père qui retentit. Sans réfléchir, elle reste figée dans les escaliers, la porte entre-ouverte. De là, elle est invisible mais entend parfaitement. Abdel discute avec une femme dont Ines ne voit pas le visage.
"J'ai toujours voulu m'y rendre, mais le temps m'a manqué. Avec l'âge, on perd l'habitude de voyager. Mes filles étaient trop petites, puis elles ont grandi et j'ai préféré économiser l'argent pour leurs études. La vie m'a pris de vitesse.
- Rien n'est jamais trop tard Abdel ! Les châteaux de la Loire, c'est à 2H en train, et ça ne te coûtera rien en logement. Balise juste deux jours et tu y vas ! Voir la demeure de François 1er ou de Diane de Poitiers, monter les escaliers qu'ils ont pris par le passé... C'est incroyable !
- A trois, avec mes filles, c'est rapidement un sacré budget.
- Laisse les ici! Ce ne sont plus des enfants, Abdel.
- Il me faudrait quelqu'un pour m'y accompagner alors!
- Charmeur!'
Ines entend le bruit de pas qui se rapprochent d'elle. Elle s’enfonce dans le recoin du mur. La femme passe devant elle sans la remarquer. De là où elle est, Ines ne voit pas son visage. Elle entre dans l'appartement le plus près de l'escalier. Ici, vit une vieille dame qui ne sort jamais de chez elle. Ines en déduit que l'inconnue doit être sa fille.
"Je vais devoir y aller Abdel ! lance-t-elle en se retournant.
- On se recroisera je suppose."
Ines reste à sa place, attendant que son père entre dans leur appartement pour sortir de sa cachette. Une fois à l'intérieur, elle se dirige directement vers la chambre de sa soeur. Elle toque, et pénètre immédiatement après. Fatima est allongée dans son lit, une BD entre les mains.
"Notre père flirte avec la fille de la voisine."
Fatima ferme le livre, le pose à côté d'elle et se redresse.
"Attends, répète?"
Inès lui décrit la scène. Les deux soeurs n'ont jamais eu de belle-mère. Elles ont toujours connu leur père seul. L'imaginer tissant des liens avec une femme a quelque chose d'incongru pour Inès. Bien sûr, il a dû rencontrer des femmes mais elle est incapable de se le représenter. Papa buvant un verre avec une prétendante, riant avec elle, ou pire... l'embrassant? Inès en avait presque un frisson d'horreur. Fatima a l'air aussi abasourdi qu'elle.
"Chelou... C'est bien pour lui, je suppose?
- Surement. Mais dans le doute, la première qui a des news sur le sujet informe l'autre, OK?"
En réponse, Fatima mime un salut militaire. Maintenant qu'elle a parlé à sa soeur, Inès se sent mieux. Elle regarde autour d'elle pour la première fois depuis qu'elle est entrée. La chambre est en bordel. Un bureau recouvert de feuilles de papiers griffonnés. Des petites culottes qui sèchent sur le radiateur. Une pile de jeux de société sur lequel repose une statue de chat. Et partout, des livres, pleins de post-it. Depuis que Fatima travaille, l'état de sa chambre s'est dégradé. Soit elle s'en fiche, soit elle n'a pas le temps de ranger. Quand le regard d'Inès revient sur sa soeur, elle voit que celle-ci l'observe. Fatima ne se maquille plus depuis plusieurs mois. Ses cils courts et ses petits yeux lui donnent du charme. Au début, Inès pensait qu'elle déprimait. Mais non. Elle n'en a juste plus envie. Celle-ci se redresse, et s'adosse à son lit, les genoux enserrés entre ses mains.
"Avec tout ça, tu ne m'as pas raconté ton date!" remarque-t-elle.
A sa soeur, Inès raconte tout. Ses échecs, ses flirts, ses crushs. L'inverse n'est pas vrai. Jamais Fatima ne lui a donné le moindre détail sur sa vie. Quand Inès l'interroge, elle hausse toujours les épaules, en disant "Il n'y a rien à dire! Le désert de Gobi." Pourtant, Fatima sort, presque autant qu'Inès. Elles se sont même déjà croisées dans des bars. Alors sa soeur écourte la soirée, et part avec ses copines dans un autre endroit. Au lycée, le beau Jean a un jour supplié Inès de lui donner le numéro de sa soeur. Quand elle en a demandé l'autorisation à la principale intéressée, celle-ci a éclaté de rire, sans dénier donner une explication à son refus. Inès a déjà envisagé d'arrêter de tout raconter à sa soeur, afin de monnayer un secret contre un autre. Mais elle aime trop partager ses histoires pour s'y tenir. Fatima a le droit aux moindres détails de son rencard avec Thomas.
"Bon, c'est pas l'homme de ta vie, mais c'est pas un énorme connard, quoi!
- Exactement! C'est tout ce que je lui demande. Et puis il est beau, mais beau! Tu verrais ça!"
Fatima sourit et s'allonge sur le lit.
"Je te le laisse sans problème!"
Inès rampe sur le lit pour s'asseoir à côté de sa soeur, pose la tête sur son épaule, et ferme les yeux. Elle a dû s'endormir, car quand elle reprend conscience, elle est allongée dans le lit de Fatima, toujours à ses côtés. Le jour pointe à travers les rideaux. On est lundi.
Je me demande si Lois et Fatima... Je garde mon hypothèse pour plus tard 😝
Je n'en dirai pas plus pour Fatima et Lois :p