Chapitre 4

Plusieurs jours s’écoulèrent sans que Stephen adressât la parole à Azem. Et vice-versa, Azem ne sachant que dire. Il avait déballé son sac, sûrement trop tôt, mais la situation pressait. Son enquête ne progressait pas hormis la piste Darell Kirby, sa hiérarchie réclamait des réponses et Alice Dodgson les méritait, mais Azem ne songeait qu’à Stephen. Leur dispute mettait à mal son investissement dans l’affaire. Il était retourné chez Alice, sans rien trouver de plus que la première fois. Il ne s’expliquait pas l’état de pourrissement des aliments ni le tapis de poussière sur les meubles et le sol. La maison était comme inhabitée depuis des mois, mais le grand hôpital d’Ervicje n’avait accepté Alice que quelques jours avant la première visite d’Azem à son domicile. Il avait essayé de creuser la piste de la nouvelle drogue mise sur le marché, mais, là encore, il avait fait chou blanc. Personne ne voulait rien lui dire. Il lui faudrait des éléments de persuasion pour délier les langues, autrement, il n’aboutirait à rien. Les dealers des coins de rues ne parleraient pas pour protéger leurs arrières. Les fabricants ne parleraient pas non plus, car ils se savaient couverts d’une façon ou d’une autre : les pots-de-vin faisaient des miracles dans le domaine.

Azem regrettait que l’on pût si aisément se mettre des préfets et des agents de police dans la poche en échange de quelques billets. Il en était là de ses réflexions nocturnes, assis dans l’obscurité de la pièce à vivre, quand il entendit craquer l’échelle de la mezzanine. Très vite, il reconnut la silhouette maigre de Stephen, auréolée d’une lumière ocre que dégageait une applique à l’étage.

— Encore ce rêve ? lança Azem, de mauvaise humeur.

Il se sentait le méchant de l’histoire. Stephen n’avait rien voulu entendre, l’autre jour. Azem enquêtait en secret et s’était servi de lui pour progresser dans son enquête – ce qui n’était pas tout à fait faux, alors, Stephen se réfugiait dans sa carapace depuis. Lui n’avait rien à se reprocher, évidemment. Les non-dits, le refus de laisser étudier son cas, son obstination pour les choses rationnelles... Tout ça, c’était des idées que se faisait Azem, bien sûr.

— Stephen ? le rappela-t-il.

Son compagnon n’eut aucune réaction. Azem se leva pour le rejoindre.

Le dernier barreau franchi, Stephen traversa la pièce à vivre jusqu’à la porte d’entrée et attendit devant. La main hésitante, il finit par la poser sur la poignée. Le battant ne s’ouvrit pas. Stephen se pencha alors en avant, les mains en coupe autour du visage, comme s’il cherchait à regarder à travers le bois.

— Stephen...

Azem approcha encore. Pouvait-il toucher Stephen ? Le devait-il ? Il se trouvait face à un cas de somnambulisme, et il se racontait qu’on ne doit pas réveiller une personne somnambule.

Azem attendit. L’attente lui parut vite interminable. Les bras croisés sur la poitrine et les paupières lourdes, il guetta une réaction de la part de Stephen. Celui-ci finit par se redresser, puis par se réveiller. Il regarda autour de lui comme s’il reconnaissait à peine l’endroit. Il sursauta en distinguant Azem dans l’obscurité.

— Ça va aller, le rassura celui-ci.

D’instinct, il lui ouvrit ses bras. Stephen s’y blottit sans besoin de l’en prier.

— Elle était là, articula-t-il péniblement.

Il tremblait. De peur ou de froid ?

Il repoussa doucement Azem pour lui faire face.

— La porte de mon rêve. C’était elle.

— Tu es resté planté devant la porte d’entrée, plutôt.

Stephen écarquilla les yeux, comme pris d’une panique soudaine. Réalisait-il enfin l’ampleur des dégâts ? La situation lui échappait autant qu’à Azem. Peut-être sa crise de somnambulisme lui ouvrirait-elle les yeux ?

— C’était la porte de mon rêve, martela-t-il. J’en ai reconnu les petites vitres et l’écriteau. L’établissement était fermé, alors, j’ai regardé à l’intérieur.

— Et qu’as-tu vu ?

Stephen hocha mollement la tête.

— Rien. S’il y avait quelque chose, l’obscurité engloutissait tout.

Il y eut un silence. Azem chercha bien à le combler, mais les mots lui manquèrent.

— Cette porte... Je l’ai déjà vue en ville, reprit Stephen.

— Impossible.

— Pourquoi pas ?

Mais Azem ne disposait pas des arguments nécessaires. Avec Nasrim, ils avaient évoqué la possibilité d’une échoppe arluuvienne, mais ça s’arrêtait là.

— Je ne suis pas fou, Azem, affirma Stephen, la voix tremblante.

En doutait-il lui-même ?

— Tu n’es pas fou, lui concéda cependant Azem. Ça n’empêche que tu as essayé d’ouvrir la porte de notre appartement et non celle d’une échoppe mystérieuse. Je t’ai vu, mon ange. Je t’ai observé. Ça a duré un certain temps, j’ai cru que ça ne finirait jamais. Et il n’y avait que la porte de notre appartement. Pas de petites vitres ni d’écriteau, je t’assure.

Stephen sembla déçu. Il y croyait, à cette histoire de porte, qu’elle apparût chez eux ou dans une rue d’Ervicje. Il y croyait, et Azem lut toute sa déception sur son visage fatigué.

— Tu cherches des réponses, commenta-t-il.

Il constatait juste, sans jugement ni tentative de raisonnement. Il avait abandonné l’idée que Stephen acceptât l’impensable.

— C’est normal, ajouta-t-il.

Stephen retourna entre ses bras et posa la joue contre son torse.

— C’était la porte de mon rêve, répéta-t-il dans un murmure.

— Je te crois.

— Tu me crois parce que tu penses à cette femme qui dort depuis des jours et des jours.

Stephen releva la tête vers son compagnon, qui ne put que confirmer.

— Si ce rêve est récurrent, c’est pour une raison, déclara-t-il, tant que Stephen ne le rejetait plus. Il a peut-être une origine ou un message à te faire passer.

— Un message en lien avec l’Arluuvie, ricana Stephen. Une région qui n’existe même plus sur les cartes, seulement dans nos têtes. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas. De toute façon, une rue enneigée, ce peut être partout dans le pays.

— Avec des toits pentus et des colombages ? Permets-moi d’en douter.

Stephen soupira. Il n’accordait aucun crédit à ces foutaises. Des rêves qui feraient passer des messages, et puis quoi encore ? Ce n’était pas Stephen qui devenait fou, mais le monde qui cherchait des approbations divines partout ; le monde qui s’appropriait le vol des oiseaux, le chant du coq et le sens du vent pour créer des signes de toute pièce et dire « Moi, je l’avais vu ! » La vie n’allait pas ainsi. Elle possédait un sens, et ce n’était pas celui de l’interprétation de signes factices.

Stephen se détacha d’Azem. Fatigué, il ne parvenait pas à réfléchir avec clarté. Chaque nuit, son rêve le tirait du sommeil. Chaque nuit depuis que Nasrim l’avait fouillé. Il ne lui reprocherait pas son intervention, elle avait voulu bien faire, et puis elle ne pouvait rien refuser à son frère. Stephen admirait leur sens du partage et de l’entraide. Lui n’avait aucune fratrie pour le vivre. Il lui semblait avoir toujours été seul, d’avoir grandi seul, d’avoir tout appris seul. La présence d’Azem à ses côtés comblait ce vide, mais pas totalement. Il demeurait cette solitude quelque part en lui. Cette solitude qu’il éprouvait par-dessus tout dans son rêve, chaque nuit.

Nasrim pouvait-elle vraiment l’aider ? L’autre nuit, elle n’avait rien changé. Son intervention avait empiré la fréquence du rêve. Stephen ne savait même plus s’il en souffrait davantage ou non. Il lui semblait être si près du but quand il reconnaissait cette rue enneigée, quand il croyait la reconnaître. Si près d’un but dont il ignorait tout, mais il s’en sentait proche, à deux doigts de lever le voile sur le mystère qui hantait ses nuits.

Tout ceci n’a aucun sens.

Les folies qui gagnaient les habitants de la capitale déteignaient sans doute sur son comportement. Il ne s’en rendait même plus compte. À force de voir des corbeaux cloués aux portes, des poupées faites de brindilles de bois humide sur les seuils des maisons et de vieux livres de magie dans les vitrines des libraires, Stephen développait inconsciemment ces us et coutumes d’un autre temps.

Ce n’est que de la magie, et la magie n’existe pas.

Cependant, il mettait le domaine de l’archéorêve dans la même catégorie des pratiques douteuses, alors qu’elle avait fait ses preuves. Avant la guerre, déjà, des conférences avaient lieu à travers le pays. Celles et ceux qui le soutenaient l’évoquaient comme un espace dans lequel un traumatisme pouvait se manifester au-delà du consentement de la personne en train de rêver. Des chercheurs l’avaient d’ailleurs observé dans plusieurs cas d’amnésie traumatique.

Ai-je subi un traumatisme ?

Seule Nasrim pouvait répondre à cette question ou, du moins, aider Stephen en ce sens.

— Je pense que j’ai peur, avoua-t-il à Azem.

Il se sentit libéré d’un poids.

— Peur de quoi ? s’enquit son compagnon d’une voix douce.

Il n’y avait plus de colère dans son timbre, seulement l’inquiétude qui perçait aussi dans ses beaux yeux noirs.

— Je ne sais pas ce qu’on pourrait découvrir dans mon rêve.

— Et tu préfères savoir, comprit Azem.

Garder le contrôle était, pour Stephen, le secret d’une vie sereine. Sa routine matinale, les horaires de ses cours à l’université, le temps qu’il passait à la bibliothèque... Tout découlait d’une mécanique bien huilée et rassurante. Pas de surprise, jamais ; Stephen savait ce à quoi il s’emploierait chaque jour et à quelle heure.

— J’aimerais que Nasrim revienne explorer mon rêve, indiqua-t-il néanmoins.

Le rêve de trop, sans doute. Il croyait Azem quand celui-ci lui disait l’avoir observé pendant un certain temps, debout, immobile devant la porte de leur maison. Mais il croyait aussi en ce qu’il avait vu dans son rêve, en l’écriteau « Fermé » au bout de sa ficelle et en la possibilité d’avoir déjà croisé cette échoppe quelque part en ville. Pour il ne savait encore quelle raison, son esprit avait très bien pu intégrer la boutique dans un cadre arluuvien. Il existait forcément une explication ; toute chose, tout acte, tout évènement en possédaient une.

— J’aimerais entrer dans l’échoppe et découvrir ce qui s’y cache, dit-il.

— Ce qui s’y cache ?

Stephen hocha la tête.

— Il y fait terriblement noir. Ce n’est pas une obscurité naturelle, j’en déduis donc qu’il s’y cache quelque chose : une vérité, sûrement.

— Celle que tu cherches.

Nouveau hochement de tête.

— J’en parlerai à Nasrim dès demain, promit Azem. D’ici là, elle te conseillerait de prendre tout le repos possible.

Stephen s’enfonça dans la semi-pénombre de la pièce à vivre, prêt à remonter sur la mezzanine. À la dernière minute, il se retourna sur Azem.

— Tu devrais en faire autant, lui conseilla-t-il avant de retourner au lit.

Azem attendit que s’éteignît la lumière à côté du lit pour monter à son tour. Il se déshabilla dans le silence et l’obscurité, avant de se glisser sous les draps tièdes. Il ne trouva cependant pas le sommeil. Il pensa à Alice, toujours endormie, puis à Nasrim et à ce qu’elle lui avait dit à propos du rêve de Stephen. Elle avait déclaré n’avoir jamais rencontré de pareil cas. Dans le rêve, elle avait éprouvé les émotions de Stephen, ses doutes et son obsession pour la porte close. Savoir Stephen prêt à revoir Nasrim afin qu’elle fouillât à nouveau son rêve rassurait Azem, mais pas assez au vu de la situation. Il avait un mauvais pressentiment. Stephen et Alice, leur rêve récurrent... C’était trop pour une coïncidence. Son instinct d’enquêteur ne cessait de tirer la sonnette d’alarme. Il y avait aussi cette histoire de porte que Stephen aurait vue en ville. Était-il possible qu’il l’eût transposée dans un cadre arluuvien ? Car les maisons à colombages et les toits pentus ne mentaient pas quant au lieu où se déroulait le rêve. Azem se promit de creuser cette piste dès le lendemain matin, après avoir informé Nasrim du souhait de Stephen de la revoir.

 

La lumière terne du matin s’infiltrait par les stores déglingués quand Azem se réveilla. Stephen dormait encore, aussi se tira-t-il discrètement des draps pour s’habiller sur le palier. Il descendit ensuite et avala un petit-déjeuner sommaire. Constatant que Stephen ne se levait toujours pas, il laissa un mot sur la table basse, avant de sortir.

L’horloge de l’université, à quelques rues de là, sonnait les coups de sept heures. Azem savait où trouver sa sœur aussi tôt ; Stephen et elles étaient pareils, animés de la même soif de connaissances. Il se dirigea donc naturellement vers la bibliothèque universitaire, où il avait l’habitude de trouver Stephen, assis sur une petite table, tout au fond.

Il marcha une dizaine de minutes en traversant le marché pour aller plus vite. Des poules faméliques caquetaient dans des cages trop étroites. Des lapins guère plus engageants pendaient derrière les étals, prêts à cuire. L’odeur de viande grillée se mêlait à celle, plus piquante, des parfums bon marché. Des bars avaient déjà ouvert leurs portes, les terrasses enneigées partiellement occupées de soûlards avachis sur un banc. Certaines vieilles dames – peut-être assez pour avoir connu des temps où l’on se passionnait pour la magie – vendaient des grimoires poussiéreux. Sur leur couverture, des symboles peints d’or captaient la lumière terne de l’hiver. Reliés de cuir craquelé et fermés par de petits crochets, les livres attiraient les regards et soulevaient la curiosité de nombre d’acheteurs, à en juger par les masses grouillant autour de ces étals.

Stephen a raison : c’est de la fumisterie.

Azem eut toutefois le sentiment d’essayer de s’en convaincre. Peut-être qu’un monde où les signes et les symboles portaient un réel sens, où les rêves transmettaient des messages et où l’esprit possédait des capacités hors du commun aurait pu régler son problème. Azem ne tenait pas le moindre début de piste, hormis la possibilité d’une nouvelle drogue mise sur le marché. Il ne parvenait pas à dresser un portrait satisfaisant d’Alice Dodgson, qui pût lui permettre de tirer certaines conclusions évidentes et d’orienter son enquête. Les collègues de la victime ne la connaissaient que de nom. Passionnée de livres, elle ne sortait jamais boire un verre avec eux et ne parlait pas, ni de l’hiver interminable, ni du cours des choses, ni de l’avenir. Elle ramenait parfois des tracts imprimés sur du mauvais papier et les distribuait. Toujours cette collectivité de libertaires qui tentait d’éveiller les consciences.

Perdu dans ses pensées, Azem traversa le marché sans même s’en apercevoir. Il traversa la large rue pour rejoindre l’université. La bibliothèque se trouvait dans le petit bâtiment à droite. Dès qu’il y entra, l’odeur du papier mêlée à celle de la poussière lui piqua le nez. Dans la lumière mordorée des plafonniers, des rayonnages de livres s’étiraient à perte de vue. Des livres de sciences, de littérature, de lettres, de langues mortes, de médecine, de zoologie, d’archéologie, des romans, des recueils de nouvelles, de poésie... Tout ce qu’un érudit désirait sans avoir besoin de le demander.

Azem n’avait pas la fibre de la connaissance. Il ne l’avait jamais eue. Enfant, déjà, il préférait les jeux d’énigme aux bouquins que sa sœur empruntait par dizaines. Nasrim s’était toujours intéressée à la littérature et à l’archéologie, puis avait fait de sa passion pour les rêves et leurs représentations son métier. C’était juste avant la guerre, et l’université d’Ervicje se voyait ravie d’accueillir une diplômée en archéorêve, discipline longtemps laissée de côté aux profits d’autres sciences. Azem ne savait pas s’il accordait ne fut-ce qu’un soupçon de crédit aux études menées dans le domaine de l’archéorêve, mais sa sœur en parlait avec tant de conviction qu’il était tenté d’y croire un peu.

Il écuma une à une les longues allées silencieuses, à la recherche de Nasrim. Contrairement à Stephen, elle n’occupait pas la même place, jour après jour. Azem vérifia les tables installées dans les alcôves, tout au fond du bâtiment, toujours aucune trace de Nasrim.

Elle sera restée chez elle ce matin, en conclut-il.

Sans attendre, il quitta la bibliothèque et son atmosphère feutrée. Le froid de l’hiver lui mordit instantanément les joues. Il remonta le col de son manteau, laissa passer un cab, puis traversa. Cette fois, il contourna le marché. Les voix entremêlées, presque exigeantes, des commerçants lui donnaient mal à la tête. Chacun, chacune souhaitait vendre ses produits, camelote ou luxe devenu rare. Chacun, chacune promettait efficacité et rapidité, voire son lot de miracles. Les gens achetaient par dépit. De jour en jour, ils perdaient espoir. Stephen avait raison : ils se raccrochaient à des signes qui n’existaient que dans les miroirs qu’on leur brandissait sous le nez.

Azem emprunta la rue parallèle à celle qu’encombraient les étals du marché, plus étroite et peu fréquentée. Nasrim habitait à quelques maisons de là, dans un petit appartement qu’elle louait à une vieille bique qui ne tolérait aucune visite après vingt-deux heures. Il bifurqua dans une autre petite rue et atteignit l’immeuble.

La rumeur du marché se faisait entendre jusqu’ici. Azem bougonna et sonna à l’interphone, à côté de l’étiquette qui indiquait « Nasrim Kassab ». Il tendit l’oreille, mais ne capta pas le grésillement habituel. Il sonna à nouveau. Sans succès. Il décida alors de contacter directement la propriétaire, qui, elle, lui ouvrit. Quand Azem entra dans le minuscule hall, elle l’attendait, appuyée sur son balai. Ses yeux perçants l’auraient cloué au mur s’ils l’avaient pu.

— Si c’est votre sœur que vous cherchez, je ne l’ai pas vue depuis plusieurs jours, lui annonça-t-elle d’un bloc.

Une ombre passa dans son regard. Azem ne put déterminer s’il s’agissait de regret pour la sécurité de Nasrim ou pour le loyer impayé qui attendait la propriétaire. Ou plutôt à l’idée de louer un appartement à une jeune femme qui découchait.

— Plusieurs jours..., répéta Azem, incrédule. C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’elle est sortie un matin, comme à son habitude, avec sa serviette, mais elle n’est jamais rentrée.

Une boule d’angoisse naquit dans la gorge d’Azem.

— Quand était-ce précisément ?

La vieille femme haussa les épaules.

— Ce que j’en sais, moi. Je ne surveille pas les locataires.

Azem se retint de lui affirmer le contraire ; il y avait plus urgent : déterminer où se trouvait Nasrim. Où avait-elle disparu ? Depuis quand ?

— J’ai besoin que vous m’ouvriez la porte de son appartement, déclara-t-il.

— Pour qu’à son retour, elle m’accuse de vous avoir laissé entrer ?

— Il s’agit d’une disparition. En ma qualité d’enquêteur, je ne vous laisse pas le choix.

Azem avait conservé un remarquable sang-froid. Sa voix n’avait pas frémi, même si son corps tout entier tremblait, à la fois d’impatience et d’inquiétude.

La propriétaire passa devant lui et se traîna jusqu’au premier étage, une main sur la rampe froide de l’escalier, une autre sur sa hanche défectueuse. Elle inséra la clé dans la serrure de la porte massive, tourna d’un cran. Enfin, le battant s’ouvrit. Azem tendit le bras devant la femme quand elle fit mine d’entrer.

— C’est peut-être une scène de crime.

Il lui coupa la politesse et ferma la porte derrière lui pour la dissuader de le suivre.

Le silence qui régnait dans l’appartement mit Azem mal à l’aise. Nasrim avait l’habitude de poser un disque sur le tourne-disque pendant qu’elle lisait ou travaillait. Il n’imaginait pas cet endroit si calme. L’odeur du café fort ne flottait pas dans l’air, seulement celle, piquante, du renfermé et de la poussière. Une quantité impressionnante de poussière.

— Nasrim n’est partie qu’il y a quelques jours.

Pas assez pour justifier cette poussière. Il y en avait partout, sur les livres de la bibliothèque surchargée, sur la console, dans l’entrée, sur la table, encore embarrassée d’une tasse de café vide et du journal. Azem consulta celui-ci : il était paru le matin de sa dispute avec Stephen. Quatre jours exactement.

— Mais qu’est-ce que tu as fait, petite sœur ?

Il pensa aussitôt à Alice Dodgson et à la conversation qu’il avait eue à son propos avec Nasrim. Celle-ci avait-elle pu se rendre au chevet de la victime pour fouiller son rêve ? Et ensuite ? Elle n’était pas rentrée entre-temps, de toute évidence. Si la propriétaire de l’immeuble disait ne pas avoir vu Nasrim depuis quatre jours, Azem pouvait lui faire confiance ; elle passait son temps à épier les allers et retours de ses locataires.

— Trouver un téléphone et contacter le grand hôpital, visiter les morgues au besoin, énuméra-t-il pour lui-même.

Il éprouva un vide soudain, puis se concentra à nouveau sur l’idée d’appeler le secrétariat du grand hôpital d’Ervicje.

Commencer par le commencement.

Impossible, cependant, de se débarrasser du nœud dans son ventre. Il existait une probabilité que Nasrim allât bien, évidemment, mais, en général, une disparition n’augurait rien de bon. Les dossiers de personnes disparues depuis des semaines, des mois, voire des années attendaient dans les archives du commissariat. Pareil pour les cas de morts suspectes, jamais élucidées.

Azem s’interdit d’y penser. Pour l’instant, Nasrim avait seulement quitté son appartement quatre jours plus tôt, sans y revenir. Tout portait à croire qu’il s’agissait d’une disparition, mais pas d’un enlèvement. La scène du crime pouvait se trouver ailleurs, mais Azem se limita au positif pour ne pas craquer.

C’est ce que ferait Stephen s’il était à ma place.

Réfléchir posément et s’en tenir aux faits.

Il quitta l’appartement et dévala l’escalier de l’immeuble. Sur sa gauche, il trouva la propriétaire dans son bureau.

— Auriez-vous un téléphone, s’il vous plaît ? C’est urgent.

D’un signe de la tête, elle indiqua le téléphone mural, dans un coin de la pièce. Azem s’y précipita, conscient qu’il lui fallait encore être mis en relation avec son ou sa destinataire par le biais d’une opératrice téléphonique.

— Je souhaiterais contacter le secrétariat du grand hôpital d’Ervicje, annonça-t-il en lui coupant la parole.

Une employée de l’hôpital répondit.

— Secrétariat du grand hôpital d’Ervicje, que puis-je pour vous ?

— J’enquête sur une disparition inquiétante. Pourriez-vous me dire si votre établissement a admis une femme du nom de Nasrim Kassab ? Morgue incluse, ajouta-t-il, un goût âcre dans la bouche.

L’attente lui fut interminable. Les battements de son cœur résonnaient dans ses oreilles. Crispé, il écrasait le combiné de téléphone dans sa main.

— Nous n’avons personne à ce nom, monsieur, répondit l’employée. Avez-vous pensé à contacter les cliniques privées et les hôpitaux de la bordure ?

— J’ai préféré commencer par vous. Merci, au revoir.

Il raccrocha, recommença, raccrocha sous le regard scrutateur de la propriétaire des locaux. Il appela l’institut médico-légal, les morgues, les cliniques privées et, enfin, les hôpitaux de la bordure, lesquels n’appartenaient pas tout à fait à la ville. Enfin, il trouva Nasrim. Plongée dans un sommeil identique à celui d’Alice Dodgson.

 

Nasrim baignait dans une sorte d’environnement cotonneux. Elle ne s’y sentait ni mal ni bien, seulement présente dans cet endroit qu’elle ne reconnut pas. Elle n’avait jamais rien vu de tel ; jamais entendu ni lu aucune description d’un pareil lieu. C’était le plein inconnu.

Elle se tenait debout, immobile. Elle ne percevait aucun bruit en dehors de sa respiration. Aucune odeur ne lui parvenait, pas même celle de son propre corps. Elle ne ressentit pas la caresse du vent sur son visage ni dans ses cheveux. Elle les savait qui tombaient dans son dos, mais ne les sentait pas à proprement dit, ni le frottement de ses vêtements sur sa peau. Où qu’elle se trouvât, c’était bien différent de ce qu’elle avait toujours connu.

— Un rêve, comprit-elle.

Elle entendit le son de sa voix, laquelle se perdit comme un murmure emporté au large. Elle se rappela l’odeur de la mer, piquante, la sensation du sable fin entre ses orteils, sa chaleur et le ressac des vagues, au-delà des rires des autres enfants.

— Mes souvenirs semblent intacts, observa-t-elle.

À voix haute comme pour se rassurer de sa propre présence.

— Ce n’est pas incompatible avec le concept du rêve.

Sa capacité d’analyse lui parut, elle aussi, préservée.

— Reste à savoir où je me trouve exactement parce que je n’ai pas le souvenir de m’être endormie.

Elle réfléchit justement à son dernier souvenir, quand elle avait expliqué à Azem tout ce que lui avait dit le professeur Okoye. Avant de frapper à la porte de sa maison, elle avait reconnu celle du rêve de Stephen.

— La boutique arluuvienne que j’ai vue – ou cru voir – aurait un lien avec ma présence ici. Par contre, s’il s’agit bien d’un rêve, je n’ai pas l’impression de rêver.

Autour d’elle, l’étendue cotonneuse s’étendait à perte de vue.

— Je ne suis nulle part, se désola-t-elle.

Mais très vite, la possibilité de réfléchir aussi clairement dans son rêve lui donna envie de l’explorer, puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire. Surtout, sa curiosité l’emporta : elle souhaitait découvrir où elle se trouvait exactement et pour quelle raison, et seul le domaine de l’archéorêve semblait pouvoir l’y aider.

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CM Deiana
Posté le 25/08/2021
Existe-t-il une autre réalité ou est-ce vraiment un rêve ? Raisons rationnelles ou réalité beaucoup moins rationnelle ?
Je suis très heureux d'avoir eu une interaction moins tendue et plus douce entre Azem et Stephen <3
Maintenant j'attends de voir comment ils vont tous les trois se tirer de cette situation.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 26/08/2021
Honnêtement, je n'ai aucune idée d'où je vais pour l'instant. (Sauf sur la carte du pays.) Par contre, en ce qui concerne la façon dont ils vont s'en tirer (ou pas), ça, je sais. ^^
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