Chapitre 5

Azem hésitait à franchir la haute porte de l'hôpital devant lequel il se trouvait. Tant qu’il n’entrait pas dans le bâtiment, il pouvait nier le mal dont souffrait sa sœur. Il pouvait faire semblant d’être passé comme ça, sous le coup d’une idée qu’il avait fini par repousser. Il pouvait se réfugier dans les souvenirs, quand toute la famille vivait encore à Ervicje, que l’hiver interminable n’était pas installé et que Stephen ne faisait pas ce rêve.

Le passage du tramway, derrière la haute structure qu’était l’hôpital, interrompit son hésitation. Il entra. Aussitôt, l'odeur écœurante du désinfectant lui retourna l'estomac. Il marcha le plus vite possible jusqu'à l'accueil, où on le dirigea vers un couloir sombre. Nasrim en occupait l'une des chambres, guère plus lumineuse. Un soleil voilé y entrait par une petite fenêtre carrée, à l'autre bout, sur un lit inoccupé.

Allongée à côté d'une table de nuit de fer émaillée, Nasrim dormait. Les bras le long du corps, elle respirait à intervalles réguliers, le drap blanc se soulevant au rythme de son souffle. Il n'y avait rien de plus à voir ici, mais Azem tenait à cette visite. Il accueillit la main de sa petite sœur dans la sienne et la serra pour lui signifier sa présence. Quoi qu'il advînt, il serait là pour elle. Il retrouverait aussi qui lui avait infligé ce sommeil long, car ce n'était pas là un phénomène naturel. Drogue ou tour de passe-passe, il découvrirait ce que tout ceci cachait ; on ne se donnait pas un tel mal pour rien, et Darell Kirby l’avait insinué assez fort.

En repartant, il demanda à ce que l'on transférât Nasrim au grand hôpital, plus près de chez lui, puis décida de retourner chez sa sœur. Il avait les idées plus claires maintenant qu'il la savait entre les mains d'un personnel compétent. Il pourrait inspecter l'appartement avec minutie, l'esprit désencombré de toutes les questions liées à la disparition de Nasrim. De fait, elle n'avait pas disparu, mais il ignorait sur quels étranges rivages elle errait. Il n'en restait donc pas moins préoccupé par la situation, laquelle venait s'ajouter à celle, aussi alarmante, de Stephen.

Sur le trajet du retour, il s'efforça d'ignorer les pleurs des enfants, les réprimandes des mères et les bavardages d'ouvriers qui inondaient sa rame de tramway. Il avait besoin de réfléchir, de poser les faits.

Réfléchis posément et tiens-t-en aux faits.

Ces derniers impliquaient Nasrim, victime d'un sommeil long, au même titre qu'Alice Dodgson. Alice qui avait signalé à son médecin traitant un rêve récurrent qui l'empêchait de se reposer. Nasrim n'avait jamais parlé d'un quelconque rêve récurrent. Même quand Azem l'avait contactée pour fouiller celui de Stephen, son comportement n'indiquait pas qu'elle fût partiellement concernée.

Ce ne sont pas des faits, se reprocha Azem.

Il descendit à sa station. Un silence relatif l'enveloppa. Au-dessus de lui stationnait un aéronef qui attendait sûrement les derniers mineurs pour franchir la bordure et les déposer devant les mines de charbon.

La bordure.

Que faisait Nasrim dans la bordure, elle qui ne quittait jamais Ervicje ?

J'ai besoin de savoir sur quoi elle travaillait.

Azem avait bien sa petite idée. Fouiller le rêve de Stephen avait piqué la curiosité de sa sœur, et elle s'était mis en tête d'approfondir sa fouille avec des recherches. Du Nasrim tout craché.

Azem s'interdit les réprimandes. S'il n'avait pas demandé à Nasrim d'intervenir, elle n'aurait pas décidé de creuser une piste ou deux, d'autant qu'il avait conscience du danger. Il ignorait toujours si Alice Dodgson était la victime de narcotrafiquants ou si elle-même revendait de la marchandise pour eux, et il avait entraîné Nasrim là-dedans. Il ne voyait aucun lien entre le cas d'Alice et celui de Stephen en-dehors de leur rêve. Faisaient-ils le même ? Aucun moyen de le découvrir tant qu'Alice dormirait, elle n'avait pas décrit le sien à son médecin.

Azem s'interdit les réprimandes, mais y pensa tout de même. C'était sa petite sœur, il ne lui restait plus qu'elle. Et Stephen. Aujourd'hui, l'une dormait d'un sommeil dont les médecins ne parvenaient pas à la sortir, et l'autre se tenait peut-être au bord du gouffre, prêt à y tomber.

De retour dans l'immeuble où vivait Nasrim, Azem eut bien du mal à expliquer à la propriétaire qu'il avait besoin de visiter encore l'appartement.

— Ma sœur ne rentrera pas, lâcha-t-il finalement pour la convaincre.

Elle haussa les épaules et lui ouvrit sans un mot.

La savoir qui guettait sa réaction depuis le couloir de l'immeuble mit Azem mal à l'aise. Il entra, happé par le silence pesant qui régnait dans l'appartement, puis ferma la porte. Seul dans cet endroit qu'il connaissait plus animé, son malaise s'accentua. Un peu plus loin, dans la rue, les marchands remballaient leur camelote et rangeaient leurs étals de marché.

L'odeur de renfermé s'était accentuée depuis son dernier passage, quelques heures plus tôt. Il ne constata aucune différence pour la poussière accumulée sur les meubles, gardant à l'esprit que sa sœur époussetait régulièrement. Cette poussière n'avait aucun sens, pas plus que la nourriture avariée et l'eau croupie trouvée chez Alice Dodgson.

Azem passa en revue les livres rangés dans la bibliothèque, jeta un coup d'œil au secrétaire, calé dans un coin de la pièce à vivre, sous la fenêtre. Il regarda brièvement dehors. D'ici, on voyait d'autres immeubles, un peu plus loin, quelques rues de maisons à leurs pieds et, derrière la ligne du tramway et le spatioport, les collines d'Ervicje. Azem ne trouva rien d'intéressant sur le secrétaire, rien qui pût, en tout cas, lui indiquer sur quoi travaillait Nasrim.

L'appartement ne lui offrit aucun début de réponse. Ses réflexions non plus, Nasrim ne lui ayant jamais parlé d'un quelconque rêve récurrent. Même si c'était le cas, il était trop tard, maintenant. Azem en vint à supposer que Nasrim avait appris quelque chose qui gênait les trafiquants de drogue dont il lui avait parlé ; auquel cas, il n'était pas besoin de faire ce rêve récurrent pour plonger dans un sommeil long, mais pourquoi ne pas éliminer Nasrim directement ?

— Ces gens-là ne s'encombrent pas de manières, d'habitude. Ils payent quelques agents de police, un ou deux officiers, le préfet aussi, pourquoi pas, et on leur fout la paix.

Son début d'explication ne convainquit pas Azem, qui voyait là un défaut dans le comportement des narcotrafiquants. Mais s'ils n'avaient rien à voir avec le sommeil long de Nasrim, qui se cachait derrière ?

Azem craignait de rentrer bredouille lorsqu'il se rappela la boule à neige brisée, derrière la porte d'entrée. Il n'y avait aucun signe de bagarre dans l'appartement, juste cette boule à neige brisée, comme chez Alice. Il se baissa pour la ramasser précautionneusement et lut l'inscription sur l'étiquette, collée sous le socle : « La Vesnivie ».

Nasrim n'avait jamais mis les pieds en Vesnivie. Comme Azem, elle détestait voyager. L'idée de se séparer de ses livres et de voir bousculées ses habitudes la rendait malade.

Azem enveloppa la boule à neige dans un mouchoir propre et décida de l'emporter, ses pensées toujours orientées vers Stephen. Son compagnon rêvait vraisemblablement de l'Arluuvie, en tout cas, de neige, et Azem trouvait précisément une boule à neige chez chacune de ses victimes. Il grimaça en se disant que Nasrim en était une aussi, désormais. Pire encore, il ne savait pas du tout par où reprendre cette enquête, car elle nécessitait qu'il la reprît, qu'il en analysât chaque élément en prenant compte de l'implication de Nasrim.

 

Stephen remontait le long couloir qui menait à son bureau quand la rumeur d'une nouvelle conversation entre plusieurs de ses collègues lui parvint. C'était la troisième depuis son arrivée, ce matin. Les discussions s'animaient autour d'une disparition, mais son ouïe étant ce qu'elle était, il ne put en comprendre davantage. Il ne le souhaitait pas non plus. Sa fatigue aidant, il perdait peu à peu la maigre envie de se mêler à ses semblables. Il appréciait la solitude, ses livres et son quotidien routinier. Depuis que son rêve le réveillait régulièrement, sa routine s'apparentait plus à une tentative de survivre à chaque journée. Tenir ses cours et corriger les copies de ses étudiants constituaient la majeure partie de son temps, le reste toujours attribué à ses loisirs, comme la lecture. Il peinait à se concentrer, chaque tâche ressemblait à une gigantesque montagne à franchir. Alors, se concentrer pour tenter de capter les bribes d'une conversation qui, du reste, ne le concernait pas lui passait très largement au-dessus de la tête.

Sa priorité revenait à définir le cadre précis de son rêve. Ainsi, il trouverait peut-être une clé qui lui permettrait de s'en débarrasser une bonne fois pour toutes. Laisser une spécialiste de l'archéorêve le fouiller était une chose, mais la situation n'avait guère avancé depuis. Stephen aurait au moins pensé que Nasrim, professionnelle, mènerait des recherches plus poussées, mais il n'avait aucune nouvelle. À moins qu'Azem attendît d'en savoir vraiment plus pour lui en parler, mais ce n'était pas son genre de dissimuler des informations aux personnes concernées.

Quoique... tu dis ça, mais souviens-toi d'Alice Dodgson.

Azem lui avait délibérément caché l'existence de cette femme, de son rêve récurrent et du sommeil long dont elle souffrait depuis une semaine. Azem lui avait dissimulé jusqu'à l'enquête qu'il menait pour faire toute la lumière sur ce cas étrange, cas qui concernait indirectement Stephen. Son souhait d'approfondir les causes de sa propre situation provenait sans doute de ce mensonge. Azem ne pensait pas à mal avec sa volonté de protéger Stephen ; il savait comme la nouveauté le rendait anxieux, et Stephen lui avait pardonné sa maladresse. Il y repensait cependant quelquefois, incapable de tourner définitivement la page.

Ce ne fut qu'en passant devant le bureau d'Adwoa Okoye que lui vint l'idée de se renseigner auprès d'elle sur l'Arluuvie. S'il existait une spécialiste de l'architecture arluuvienne, c'était bien elle, et Stephen prit la porte entrouverte comme un signe, bien que cette idée le répugnât sur le moment.

Il frappa deux brefs coups sur le battant et passa la tête à l'intérieur de la pièce pour vérifier la présence de sa collègue.

— Excusez-moi de vous déranger, docteur.

— Entrez ! l'invita-t-elle avec un sourire.

Le parfum de l'encens qui brûlait accueillit Stephen au moins aussi chaleureusement que la doctoresse.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Stephen s'exécuta, plus pour ne pas froisser son hôtesse et faire affront à son hospitalité.

— Une tasse de thé ?

— Volontiers, mentit-il, le poids d'un thé mal infusé encore sur l'estomac.

Sa collègue lui tourna le dos un moment, pendant qu'elle remplissait deux tasses, puis en déposa une sur son bureau, devant Stephen.

— Je vous écoute, dit-elle en se rasseyant.

— L'Arluuvie. Plus précisément, l'architecture arluuvienne.

— C'est drôle que vous me demandiez ça, une autre consœur m'a posé exactement la même question, la semaine dernière.

Stephen songea aussitôt à Nasrim, mais préféra demander confirmation au docteur Okoye.

— Nasrim Kassab, elle s'est spécialisée dans...

— Le domaine de l'archéorêve, termina Stephen. Pardon de vous avoir interrompue.

Sa collègue fit un geste de la main afin qu'il ne s'en préoccupât pas plus.

— Bien, enchaîna-t-elle. Que voulez-vous savoir précisément sur l'architecture arluuvienne ?

— Vous n'avez qu'à me dire ce que vous avez dit à Nasrim.

Le docteur Okoye fronça les sourcils. Stephen éveillait ses soupçons. Lesquels, il n'en savait rien, mais elle devait penser qu'il cherchait à espionner Nasrim, peut-être même qu'il racontait un mensonge pour découvrir une vérité.

— Loin de moi l'idée de connaître le détail de votre conversation, s'empressa-t-il d'ajouter, mal à l'aise. C'est que Nasrim travaille sur l'un de mes rêves, et, étant le principal concerné, je me renseigne de mon côté.

La doctoresse parut se détendre, mais Stephen resta sur ses gardes. Encore un faux pas, et il pouvait dire adieu à ses renseignements.

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CM Deiana
Posté le 03/09/2021
Hello !
Bon, ici on déroule les fils qui avaient mis en place dans les chapitres précédents. Je suis très content de voir Stephen avoir un peu d'action et prendre le pas sur son mal, chercher à se renseigner. Etant sujet à des périodes de grande fatigue et d'insomnie, je comprends tout à fait l'apparente léthargie de son personnage et cette volonté d'utiliser son énergie, même faible, à la résoudre (et puis s'isoler aussi je comprends)
J'attends vraiment la suite avec impatience.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 04/09/2021
Pour créer le personnage de Stephen, je suis partie de mon "expérience" de migraineuse, quand j'ai beaucoup d'idées, mais que je n'ai pas l'énergie de m'en occuper. (Mais je suis partie de ça sans m'en rendre compte, c'est à la relecture que j'ai remarqué les points communs.)
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