Quelque soit le prix qu’on se donne
On nage dans le même aquarium
On partage le même royaume
Où vous, vous êtes et nous, nous sommes
Des hommes pareils
Francis Cabrel
Il était 17 heures lorsque la sonnerie retentit pour la dernière fois de la journée. Les élèves de la classe de Terminale 2L rangèrent rapidement leurs affaires. Ils savaient que cet ultime son de cloche était synonyme de week-end et ce après un seul après-midi de cours. « Ils ont fait fort cette année » ne pu s’empêcher de penser Valentin. Pour lui, le week-end devrait attendre encore un peu. Il se rappela qu’il devait passer au bureau des surveillants afin de photocopier ce qu’il avait écrit pour Lucie. Cette dernière ne lui avait prêté aucune attention.
« On se retrouve chez Sam pour la répète ? demanda-t-il en direction des jumeaux. »
Ces derniers approuvèrent et laissèrent leur ami.
Afin d’éviter de déchaîner la colère de sa camarade sourde, le jeune guitariste préféra s’adresser directement à l’interprète qui avait accompagné les adolescents toute la journée.
« - Excusez-moi de vous déranger, commença Valentin, pourriez-vous dire à Lucie qu’il faudrait qu’elle me suive jusqu’au bureau des surveillants ? Je vais faire es photocopies de mes cours et je les lui donnerai après.
- Pas de problème, par contre je ne vous accompagnerai pas. Tu peux communiquer avec elle par écrit. »
Tandis que le traducteur signa l’information à la jeune sourde, Valentin se sentit honteux à nouveau. Il aurait très bien pu écrire sur un petit bout de papier mais l’incident à la cantine lui avait servit de leçon.
Valentin se rendit également compte qu’il ne connaissait pas le nom de l’homme qui traduisait chaque paroles depuis la matinée. Il était assez petit et avait une calvitie déjà bien installée. Cependant les quelques cheveux qui lui restaient ainsi que sa barbe bien fournie permettaient de dire qu’il était roux. Il se tourna vers Valentin.
« Lucie va t’accompagner. Bonne soirée ! souhaita l’interprète. »
A peine avait-il dit ces mots, il partit, laissant ainsi les deux adolescents dans la salle de classe. Ces derniers se dirigèrent vers la sortie et prirent la direction du bureau où trônait fièrement la photocopieuse. Lorsqu’ils entrèrent dans la pièce, ils furent immédiatement accueillis par la conseillère principale d’éducation, Madame Leroy.
« - Décidément Monsieur Bouvier, deux fois dans la même journée vous commencez fort, ironisa-t-elle.
- Pardon pour le dérangement madame, je dois faire des photocopies de mes cours pour Lucie, expliqua le garçon.
- Je vous laisse voir avec Fabien. J’ai une réunion importante dans cinq minutes. »
Le surveillant prit la relève sans dire un mot. Valentin lui donna les feuilles à photocopier et il s’exécuta. Lorsqu’il eut finit, le jeune guitariste le remercia et lui souhaita de passer un bon week-end. L’adolescent offrit les feuilles à Lucie qui les rangea en vrac dans son sac. Sans demander son reste, il quitta la pièce pour rejoindre sa mère qui devait s’impatienter dans la voiture de voir tous les camarades de son fils sortir mais pas lui. Mais alors qu’il ne s’y attendait pas, la jeune sourde le rattrapa en courant. Elle le tapa à l’épaule pour qu’il se retourne. Surpris, Valentin se retourna et fit face à l’adolescente qui le regarda. Il plongea son regard dans le sien. Cet échange visuel était la chose la plus douce que l’adolescent eut vécu de sa vie. C’est alors qu’il vit les délicates lèvres de Lucie bouger. Pour la première fois de la journée, un son en sortit.
« Merci, dit-elle »
Sa voix surprit le jeune homme. Il n’avait jamais rien entendu d’aussi dérangeant et beau à la fois. Pour Valentin, ça n’avait pas grand chose d’humain. Le son faisait penser à quelque chose de mécanique. Mal à l’aise et ne sachant pas quoi faire, l’adolescent hocha la tête comme pour dire « Ce n’est rien ». Il tourna les talons et se dirigea vers la sortie.
Valentin arriva enfin à la voiture de sa mère. Il n’eut aucun mal à la trouver : une grosse berline noire, seule sur le parking. Les autres élèves étaient déjà tous partis. Madame Bouvier attendait son fils à l’extérieur du véhicule. Elle regarda sa montre à son poignet gauche et s’exclama :
« - C’est à cette heure-ci que tu arrives ? Ça fait quinze minutes que tout le monde est sorti. J’ai même vu Ludovic et Elsa passer. Qu’est-ce que tu fichais bon sang ?
- J’ai été retenu maman. On a une nouvelle élève dans la classe, j’ai dû faire des photocopies de mes cours.
- Elle ne sait pas écrire ? ironisa Madame Bouvier.
- Elle est sourde maman.
- Ah. »
Madame Bouvier ne dit rien de plus. Elle donna les clefs de la voiture à son fils et s’installa côté passager. Valentin était en conduite accompagnée. Il pouvait conduire mais il fallait qu’un de ses parents soit obligatoirement assis à côté de lui. Il ne lui restait plus que quelques mois avant de passer l’examen final.
Le trajet se déroula sans embûche et ne dura pas plus de quinze minutes. A aucun moment Madame Bouvier n’adressa la parole à Valentin. Elle lui donna parfois quelques indications telles que « Ralentis ! », « Passe la seconde ! » ou encore « Moi je ne serais pas passée par là. ». L’adolescent était habitué à ce genre de remarques.
Aussitôt chez lui, Valentin se dirigea vers sa chambre. Cette pièce était son repaire, son antre où reposaient ses guitares et son piano électronique. Au milieu trônait son lit. Son bureau faisait l’angle avec le mur de la fenêtre située face à la porte, à l’opposé. L’adolescent déposa son sac et s’allongea sur son lit, ses bras passèrent sous sa tête. Il se remémora les évènements de la journée qui l’avaient marqué. Il y avait d’abord eu cette crise d’angoisse à l’entrée du lycée, l’arrivée de Lucie dans la classe puis la bagarre avec Paul, Thomas et Hakim qui poussaient des cris en tentant d’imiter une mouette. Valentin essayait de remettre ses pensées dans le bon ordre. Il se souvint que Justine était venue lui prendre la tête à la cantine au moment du repas. L’adolescent ne savait plus quoi penser d’elle. C’était sa meilleure amie, il la connaissait depuis presque toujours. Mais aujourd’hui la jolie blonde l’avait fortement déçu.
Valentin poursuivit le chemin de ses pensées. Le souvenir de sa première discussion avec Lucie, à la cantine, refit surface. L’adolescent voyait cela comme un échec. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle s’emportât ainsi. Après coup il avait compris qu’il s’était comporté comme un idiot. Elsa l’avait aidé à saisir le sens de ce qu’il s’était passé. Le jeune homme avait ressenti de la colère et de l’incompréhension sur le moment. C’était aussi pour cela qu’il avait hésité à s’inscrire aux cours de Langue des Signes. Il ne le savait pas encore, mais Valentin regretterait très vite ce geste.
L’adolescent ne sortit pas de sa chambre avant 19 heures. Il avala rapidement le contenu de son assiette. Il s’agissait d’un reste de gratin de pâtes. Comme tous les soirs ou presque, Valentin mangea seul. Madame Bouvier travaillait dans son bureau et Monsieur Bouvier n’était pas encore rentré. C’était sa mère qui devait l’emmener chez Sam pour la répétition. A 19 heures 30, le jeune garçon alla chercher ses deux guitares et se dirigea vers le bureau de sa mère. Cette dernière s’était armée de ses lunettes pour travailler et était absorbée par son travail lorsque son fils frappa à la porte déjà ouverte. Elle le vit qui attendait à l’entrée de la pièce.
« - Attends cinq minutes. J’arrive, lui dit-elle.
- Mais maman je vais être en retard.
- J’en ai juste pour cinq minutes Valentin, il n’y a pas le feu. »
L’adolescent quitta le bas de la porte du bureau, une des seules pièces dans laquelle il n’avait pas le droit d’entrer. Il alla attendre dans l’un des fauteuils du grand salon. Madame Bouvier quitta son ordinateur vingt-cinq minutes plus tard. Cette fois c’était sûr, Valentin serait en retard. Ce dernier était en colère mais pas surpris. Sa mère n’en était pas à son coup d’essai.
Le trajet se déroula encore une fois sans un mot. Cela faisait longtemps que Valentin ne discutait plus le comportement de sa mère. Il arriva devant chez Sam avec 20 minutes de retard. Madame Bouvier le déposa et repartit aussitôt. Une fois devant la porte d’entrée, l’adolescent n’eut pas besoin de sonner. Il fut immédiatement accueilli par Monsieur et Madame Clopin, les parents de Sam. C’était un couple de personnes âgées, à la retraite. Sylvie, la maman, avait tout tenté pour tomber enceinte, sans jamais réussir. Après de nombreuses tentatives infructueuses et la quarantaine ayant déjà bien sonné, elle décida, avec Jean, son mari, d’adopter. Les démarches fut longues mais après trois ans de démarches administratives, Monsieur et Madame Clopin purent accueillir Sam qui était âgé de trois mois à l’époque. Samuel, de son prénom, fut abandonné à la naissance. Il était ce que l’on appelle un bébé né sous X. Il refusait le terme de « parents adoptifs ». Pour lui, ce couple l’avait accueilli, élevé, nourri, lui avait offert un avenir. Ils étaient ses parents.
Valentin entra en s’excusant pour le retard.
- Ce n’est rien, lui dit gentiment Madame Clopin en l’embrassant sur la joue. Ils sont en bas, ils t’attendent.
- Merci beaucoup Sylvie.
L’adolescent s’était toujours senti à l’aise avec les parents de son ami. Ils avaient aménagé une partie de leur garage en studio pour que les jeunes puissent répéter. Durant un long moment, leurs cessions eurent lieu chez les parents de Ludo et Elsa. Mais suite à la crise d’appendicite de la maman des jumeaux, Jean et Sylvie avait proposé qu’ils viennent directement jouer dans leur garage. Depuis, les jeunes venaient au minimum une fois par semaine. Monsieur et Madame Clopin appréciaient énormément leur compagnie, un peu moins leur musique.
Valentin, une guitare dans le dos et la deuxième à la main, toutes deux rangée dans leur housse, descendit les marches qui menaient au studio. Il fut immédiatement raillé par son meilleur ami.
- C’est à cette heure-ci qu’on arrive ?
- Oh mais tu ne comprends pas Ludo, les grandes stars se font toujours désirer, renchérit Elsa.
Valentin sourit mais ne répliqua pas. Il se dirigea directement vers Sam, déjà installé à sa batterie, pour le saluer. Le batteur avait un look bien à lui. Les gens qui ne le connaissaient pas le prenait pour un drogué au premier abord. En effet, le jeune homme arborait des belles et grandes dreadlocks brunes qui tombaient un peu plus bas que ses épaules. Il portait également une chemise hawaïenne colorée et ouverte sur un T-shirt AC/DC. Et pour couronner le tout, Sam aimait beaucoup ses jeans larges et troués. Ce dernier se leva et fit une accolade à Valentin.
- Comment ça va mon pote ? demanda-t-il.
- Comme un jour de rentrée, ironisa l’adolescent.
- Ahahah, moi il me reste encore deux semaines de vacances.
Sam était à la fac. A 22 ans, il venait d’obtenir une licence en information et communication. Il s’apprêtait à poursuivre ses études et à commencer un master dans la même branche. Il se destinait à être journaliste dans le domaine de la musique. En plus de ses études, il se donnait à fond avec le groupe, enchaînant les concerts. Il avait rejoint Valentin et les jumeaux par l’intermédiaire de sa cousine, Justine.
Valentin prépara son matériel dans son coin. Il sortit ses guitares qu’il posa sur des supports prévus à cet effet. Il installa son micro, brancha ses amplis. Alors que le groupe s’apprêtait à démarrer la répétition, Valentin entendit la porte qui menait au garage s’ouvrir. Il entendit des pas dans les escaliers, il pensa voir Madame Clopin débarquer, mais ce fut une toute autre personne qui s’incrusta. L’adolescent la connaissait que trop bien cette personne, c’était Justine. Alors qu’il s’apprêtait à manifester son mécontentement, Elsa prit les devants.
- C’est moi qui l’ai invitée Valentin, se justifia l’adolescente. C’est mon amie et j’avais très envie qu’elle soit là.
Le jeune homme ne répondit pas. Il se contenta de lancer un regard noir en direction de la nouvelle venue. Sa colère à l’encontre de sa meilleure amie n’était toujours pas redescendue. De son côté, Justine le lui rendit bien puisqu’elle ne lui adressa pas la parole. Elle fit la bise à son cousin mais choisit ouvertement d’ignorer les deux autres garçons. Visiblement, elle en voulait aussi à Ludo de s’être mêlé à la bagarre.
Durant deux heures, les quatre musiciens enchaînèrent les morceaux. Valentin n’avait rien écrit de nouveau depuis plusieurs mois et par conséquent ils connaissaient leur répertoire par cœur. Le jeune homme le savait qu’il devrait composer de nouvelles chansons pour les futurs concerts à venir.
Alors qu’il rangeait ses guitares, Valentin se souvint de l’affiche aperçue un petit peu plus tôt dans la journée, collée sur une vitre extérieure du CDI. Il commença à en parler à Sam mais ce dernier l’interrompit.
- T’inquiète pas mon pote, les jumeaux m’en ont parlé quand on t’attendait. Je suis chaud aussi pour cette audition. C’est quand déjà ?
- Le 15 octobre, répondit Elsa.
- Ça nous laisse un peu plus d’un mois, précisa Ludo.
- Oui, dit Valentin. Je propose qu’on ne prenne pas de risque et qu’on chante quelque chose qu’on a déjà répété.
- Oui je suis d’accord avec toi mon pote, approuva Sam. Mais si nous sommes pris pour le concert, il faudrait proposer quelque chose de nouveau.
- T’en fais pas, répondit le chanteur. Je vais m’y atteler.
Les musiciens terminèrent de ranger leurs instruments puis se séparèrent. Elsa resta cinq minutes afin de discuter avec Justine.
- On te dépose Val’ ? proposa Ludo.
- Si ça ne dérange pas tes parents je veux bien.
- Non t’inquiète, ce sont eux qui l’ont proposé.
Valentin et les jumeaux quittèrent Sam et Justine qui préféra rester avec son cousin. Les trois adolescents montèrent dans la voiture de Monsieur Roussel. Durant le trajet, les jumeaux racontèrent à leurs parents comment s’était déroulée la répétition. Ils leurs parlèrent également de l’audition à venir. Monsieur et Madame Roussel étaient ravis et Valentin remarqua que leur joie n’était pas feinte. Il avait souvent éprouvé de la jalousie envers ses amis qui étaient toujours soutenus par leurs parents et ce peu importe ce qu’ils entreprenaient.
La voiture s’arrêta sur le trottoir, devant l’allée de la maison des Bouvier. Valentin descendit, salua tout le monde et se dirigea vers chez lui. Il poussa la porte et ce qu’il remarqua l’effraya. Juste devant les escaliers, il y avait deux valises. Valentin savait que trop bien ce que ça signifiait. Ses parents allaient partir en voyage d’affaire et ce dès le soir même. Madame Bouvier descendit les marches. Elle était au téléphone. Elle déposa une bise sur le front de son fils puis prit la direction du garage. Monsieur Bouvier sortit de son bureau et vit son fils pour la première fois de la journée.
- Nous partons pour le week-end. Nous serons de retour mardi dans la soirée. On t’a laissé la carte bleue sur la table au cas où.
- Encore ? exprima Valentin. C’est le troisième week-end d’affilée.
- C’est le travail. Que veux tu que je te dise ?
- Rien, soupira l’adolescent.
Valentin vit son père prendre la direction du garage à son tour. Il entendit la voiture démarrer et quelques secondes après il la vit partir. En un instant il se retrouva seul. Une nouvelle fois.