Quand l’avion atterrit sur le tarmac de l’aéroport de Mérignac le dimanche soir et que Sophie repose le pied sur le sol français, elle se dit que son périple n’est pas tout à fait terminé. Il y a encore le bus jusqu’au centre-ville et quelques rues à marcher. Là, enfin, la candeur du voyage s’évaporera. De ses journées à découvrir Rome, son Colisée, sa Basilique Saint-Pierre. De ses soirées à profiter des piazzas, au doux son d’un violon ou d’un accordéon qui entonne les musiques les plus universelles de leur répertoire pour ravir les touristes. De Clara et de ce week-end passé ensemble. Oui, en cette fin de week-end, la magie peut bien se prolonger pour une dernière heure. Dès que Sophie retrouvera son appartement et son ordinateur, sa vie reprendra, et la parenthèse sera définitivement refermée. Tels ces retours dont, dès le lendemain déjà, le voyage semble n’être qu’un souvenir lointain, bien qu’agréable. Alors quand, dans le hall de l’aéroport, elle aperçoit la dégaine accablée de son frère, elle se fige. Clara la dépasse de quelques pas avant de se retourner, les yeux pleins d’interrogations.
« Qu’est-ce que tu fais là ? lance Sophie à son frère.
— Je suis venu te chercher.
— Est-ce que… »
Sa voix s’étouffe. Ses yeux tremblent. L’interrogent.
« Papa et Maman vont bien, ne t’en fais pas, la rassure-t-il. Pourquoi tu ne m’as répondu du week-end ?
— J’ai perdu mon portable, je te raconterai… »
Elle a le sourire aux lèvres. Lui n’a pas la patience d’en savoir plus, mais Clara ne le connaît pas assez pour déceler l’intensité dans son regard :
« Tu l’aurais vue, vendredi soir ! s’esclaffe cette dernière.
— Et tu vas me faire croire que tu n’as pas consulté tes messages ?
— Incroyable mais vrai, acquiesce Sophie.
— Elle est tellement pendue à ses écrans que ce n’était pas de refus, continue Clara.
— Il faut qu’on parle. »
Eugène n’a pas quitté une fois sa sœur du regard. Tant et si bien que Clara propose de les laisser seuls et de rentrer de son côté.
« Ça va, Eugène peut te déposer » affirme Sophie.
Mais son frère fusille sa sœur du regard.
« Une prochaine fois, sans problème. Merci Clara » lui sourit-il enfin.
Elle embrasse Sophie d’un baiser furtif avant de balancer son sac à dos sur l’épaule et prendre la direction du bus.
Quand Sophie monte dans la voiture, elle pense que ce retour a finalement un goût amer. Peut-être valait-il mieux dire que le voyage a pris fin lorsqu’elle a posé le pied hors de l’avion. Entre la voiture qui cale à la sortie du parking et les réflexions nerveuses d’Eugène à l’encontre des voitures qui ont le malheur d’être sur la rocade en même temps que lui, Sophie connaît assez son frère pour savoir que la conversation sera tout sauf agréable.
« Tu m’expliques comment l’un de mes romans a été publié et se vend partout en France ? commence Eugène d’un ton emporté.
— Partout en France ? J’imagine que c’est une bonne nouvelle pour toi, ironise-t-elle.
— Te fous pas de moi. »
La voiture pile, avant d’avancer de quelques mètres de nouveau. Eugène regarde de toutes parts, comme si cette simple vision peut lui donner un aperçu de la fin de l’embouteillage. En vain.
« Je croyais que tu n’avais jamais fini de roman, balbutie Sophie.
— Tu sais très bien que je parle de Léana.
— Léana ? Tu ne lui files pas que tes textes pour le boulot ?
— Bien sûr que oui. »
Sophie ne répond rien. Elle fixe droit devant elle, cherchant dans un parebrise inconnu l’évasion nécessaire pour supporter ce silence qui alourdit chaque instant un peu plus l’atmosphère.
« Avance, là ! s’emporte Eugène à l’encontre d’un automobiliste qui, de toute évidence, n’entend rien.
— Tu es sûr de ne jamais avoir sélectionné l’option ‘textes littéraires’ ? insiste-t-elle.
— Pour qui me prends-tu ?
— Très bien, très bien, je vérifierai les registres d’activité. Et je te dirai ce que je trouve, ok ?
— Ça fait depuis hier. Hier ! Et il en a déjà sorti deux. Zuka… Ou elle. Qui sait, après tout.
— Léana n’a peut-être rien à voir avec tout ça, tu sais…
— Léana a eu accès à tous mes fichiers. Qui de mieux que Léana pour terminer l’un de mes textes ? »
Sophie soupire. Qui de mieux que Léana, en effet.
Pour elle, la nouvelle n’est pas de si mauvaise augure : elle présage même de bons développements futurs. Si Eugène n’était pas son frère et qu’il ne venait pas de se faire voler un roman, elle s’enthousiasmerait. Poserait des questions. Pour l’heure, il est bien trop tôt pour être honnête avec lui qui prendrait un sourire pour une insulte. Alors, dans son coin, Sophie se mord la joue.
« Et si quelqu’un d’autre avait utilisé Léana pour envoyer tes textes ? Tu as demandé à Gabrielle ?
— Pas encore… chuchote-t-il. Je préfère que tu vérifies d’abord.
— Tu fais plus confiance à ta sœur qu’à ta copine ? Je suis touchée.
— J’ai la faiblesse de croire que tu es la seule qui puisse m’éclairer pour l’instant.
— Si et seulement si Léana y est pour quelque chose, oui.
— Ils en avaient plein, chez Mollat. Tu t’imagines à combien d’exemplaires ils ont dû vendre ça ? »
*
Combien de fois ce livre a-t-il été volé, imprimé, rançonné ? Eugène n’en peut plus de ce week-end interminable et de ses fermetures de bureaux. Il exige des réponses. Joue à l’enquêteur en attendant le lendemain, où il compte bien faire le point avec les Éditions Verglas dès l’ouverture. Entretemps, il ne peut que se languir de tout. En vouloir à sa sœur de ne pas lui avoir répondu plus tôt. La trouver suspecte de ce fait. Croupir dans les bouchons, lui qui, d’habitude, fait tout pour les éviter. Mesurer ses silences. Peser ses moindres mots.
« Merci de m’avoir ramenée, je te tiendrai au courant, glisse-t-elle en ouvrant la portière.
— Tu ne vas pas regarder maintenant ?
— Tu crois quoi, que ça prend cinq minutes ? »
Il aimerait. Il se demande si, avec son air distant, Sophie a vraiment compris l’urgence de la situation. Il ne l’a pas sentie assez concernée, et cela le ronge plus encore que l’heure qu’il lui faut pour rentrer à Langoiran.
Quand il arrive enfin, Gabrielle est assise en tailleur sur le fauteuil près du feu. Entre ses mains, un livre sur la permaculture qu’elle a commencé la semaine dernière. Sur la table basse, l’ordinateur portable d’Eugène était ouvert.
« Qu’est-ce que mon ordi fait ici ? » tonne-t-il.
Gabrielle le fixe d’un air ébahi. D’un air désinvolte, elle marmonne à voix basse :
« C’était pour la musique… »
Eugène fronce les sourcils. Dans le salon, il n’entend que le crépitement du feu…
« Le tien ne marche plus ? continue-t-il.
— Le son est moins fort dessus… »
Tandis qu’Eugène la toise d’un regard alerte, Gabrielle se recroqueville. Se replonge dans son livre et demande d’une voix aigüe :
« Sophie allait bien ?
— Elle était ravie de son voyage. »
Gabrielle soupire et ne relève plus la tête de son ouvrage. Lorsqu’il récupère son ordinateur sur la table, Eugène attend de quitter la pièce pour vérifier les dires de sa petite amie. L’application de musique était bien ouverte, même si aucune musique n’était en cours de lecture. Soulagé, il regarde par l’entrebâillement de la porte Gabrielle, honteux de la suspicion qui le ronge à l’égard de celle dont le seul tort est sûrement de vivre avec lui. Il aimerait se ressaisir, tout lui expliquer, se soulager de ce poids, mais il ne fait que monter l’escalier et s’enfermer sous la mansarde.
Il y a un temps pour tout…
Si Sophie n'a pas consulté ses messages, est-ce que le dialogue n'est pas un peu léger ? Elle n'est pas vraiment au courant de la situation, en fait, si ?
Et je ne suis pas sûre de comprendre qui est Léana ? Ou qu'est-ce que Léana (mais tu veux peut-être lancer ce nom maintenant pour créer un mystère et en dire plus dans les chapitres suivants) ?
Plus globalement, la scène m'a toujours parue courte aussi, mais toutes les fois où je m'y suis penchée, j'ai eu du mal à imaginer Sophie avoir une réaction autre... Par contre, j'ai pu dans une version intérieure inverser certains chapitres qui donnaient un éclairage différent à sa réaction du coup. Finalement, j'ai pris le parti de mettre celui-ci en premier pour conserver une dynamique de mystère dans toute cette ouverture, ce qui ne veut pas dire que mieux ne pourrait pas être fait sur ce dialogue ! Là encore, comme pour Gabrielle, je n'ai pas réussi à mettre le doigt sur la source originelle de ce qui cloche (quand je dis que je me suis plusieurs fois arraché les cheveux en cours de route...).
Et sinon, je t'avoue que l'arrivée d'une Léana dans ce chapitre m'a un peu prise au dépourvu, j'ai cru que j'avais loupé un perso et je suis retournée voir les précédents chapitres pour vérifier. Après c'est ma lecture, j'ai vu que pour Makara tout était ok !
J'accroche bien avec le perso de Sophie, j'aime bien qu'elle frôle l'illégalité mais que ce soit dans l'intérêt de son frère. J'aime bien leur relation touchante de camaraderie, de pics et de jalousie sous jacente. Sophie est vraiment le petit génie de l'informatique. Les dialogues étaient très réussis dans ce chapitre ! On comprend pourquoi Eugène pense directement à sa sœur quand il voit son livre en librairie. En tout cas, on comprend bien les enjeux et ça pose une nouvelle direction au roman. TOP
"Le français, ça vit. Et Léana a besoin de manger des textes vivants."=> excellent, ma phrase préférée du livre pour le moment! ça part en citation direct.
Merci pour la citation <3 ce manuscrit vit maintenant lui aussi !
Ce qui m'a un peu gênée :
- je n'ai compris toute l'histoire du site de Sophie ; est-ce qu'il a été fermé à cause des films piratés de son père, des copies d'écran, d'un peu tout ça à la fois ? autant HADOPI, ça me parle, autant son père mentionne "une nouvelle loi" : je ne vois pas à quoi il fait allusion.
- le dernier paragraphe n'est pas justifié, c'est pas très grave mais un peu perturbant :)
Mes phrases préférées :
- appeler ce circuit imprimé avec ses microcomposants « ordinateur » était le signe qu’ils étaient déjà dépassés par ce que représentaient les nouvelles technologies ==> je comprends totalement ses parents et son frère !
- Tu te rends compte de ce que c’est que d’écrire des notices techniques pour des systèmes d’arrosage ==> je n'avais pas compris que c'était ce qu'il faisait pour gagner sa vie ; je le plains un peu pour le coup !
Remarques générales :
Je suis contente d'être tombée plutôt juste sur Léana ;) Ce petit passage d'explication éclaire toutes les questions des chapitres précédents, il tombe à pic ! J'aime bien l'origine du nom "Léana". Tout est très clair, rien à ajouter :)
A bientôt !
Oups pour le paragraphe non justifié... C'est rectifié !
Je note que tout n'est pas clair pour l'épisode HADOPI, à clarifier donc