Chapitre 4

Le temps était idyllique, de quoi plaquer un quotidien pour errer sans but. C'était une lourde chaleur, un de ces étés que l'histoire avait oubliés avec le réchauffement climatique. Tout ça n'existait plus, tout avait disparu avec le capitalisme. Elesi n'était plus qu'un vaste champ de nature organisée par l'homme.

La cité avait un style simple, pur, sans artifice, sans tristesse non plus. Des rues pavées pour empêcher les intempéries d'abuser de ses caprices, larges pour ne pas se percuter, mais non trop pour reproduire la frigidité des autoroutes abandonnées qu'on associait à l'échec du passé. Des immeubles accessibles à plusieurs familles pour éviter le privilège des maisons individuelles qu'on laissait aux aisés d'avant.

On sacralisait la flore comme une vraie richesse, celle qui faisait vivre. Elle parcourait le béton, se retrouvait dans des parcs, et s’immisçait au bord des routes.

C'était un temps dont Elder aurait aimé profiter, mais il était devant l'assemblée, à se mordre les doigts d'en être sorti involontairement. Il l'avait voulu, mais c'était sa seule offre. À cause d'elle. Il regarda du coin de l’œil les passants insouciants qui, eux, s’épanouissaient. Il aimerait les rejoindre, aller au marché, ou au théâtre, ou n'importe où ailleurs. Mais il avait ce léger problème à régler, cette Alannah.

Il se tenait face à elle, une rancœur ancrée dans son cœur que sa clairvoyance effaçait par la neutralité de son visage. Il était assez rêveur pour croire en la perfection sans en devenir naïf, il devinait que cette future discussion n'arrangerait rien.

Les minutes se perdaient, elle ne le lâcherait pas et lui ne céderait pas. En fait, ce n’était que de l’hypocrisie sans volonté de trêve. Pourtant, il était là, devant elle.

— Tu devrais te faire discrète, Alannah. Tu sais que tu n’es vraiment pas en position de faire des reproches.

— Et toi ? Tu l’es ? Si c’est pas la preuve qu’on n’est pas tous égalitaires comme tu le prétends. Toi, tu es le mieux placé pour savoir ce qui est meilleur pour les autres, n’est-ce pas ? Parce que t’es le porte-parole. Quelle est la différence avec les anciens dirigeants ? J’en vois pas. À part que tu joues au modeste.

Comment pouvait-on élire quelqu’un pour représenter la société et penser qu’il nous était égal ? Elle n’était pas dupe, le porte-parole était un dirigeant qui ne s’assumait pas. Pour elle, le seul moyen d’obtenir la réelle égalité était de supprimer ce statut social. Tout de même, ils venaient de tuer une femme. Bon, pas entièrement. Mais la laisser mourir à l’extérieur, c’était comme lui enfoncer un poignard dans le cœur. Et pourquoi ? Parce qu’Elder l’avait décidé ? Pas vraiment, pas à ce point. Mais il avait influencé les élus.

Elle était la seule à le considérer comme opportuniste. Était-elle l’unique âme objective de cette cité ou une aliénée saisie par la démence ? Difficile à dire.

Il en eut marre de ces accusations, de cette mauvaise foi qui profitait aux rumeurs et à la désinformation. Sans être dramatique, les autres pourraient la croire. À force de répétition, ils finiraient par succomber.

Il contint un soupir qui ne demandait qu’à s’extraire de son âme. Il n’avait pas le temps pour ça. Il pourrait être à l’assemblée et prendre des décisions au lieu de le perdre pour elle. Oui, c’était une perte de temps, car il la connaissait bien et n’attendait rien d’elle.

Parce qu’il possédait ce statut social, il ne pouvait plus rien dire. S’il partageait son point de vue, on le définirait comme un tyran qui influençait les individus avec sa propagande. Ainsi, il n’avait qu’à se censurer. C’était contre le principe de l’anarchie, tout le monde avait le droit d’exister, de penser, d’avouer.

Pourquoi mériterait-il cette discrimination ? Pourquoi devait-il être le seul Elesien à devoir ravaler ses opinions pour qu’elles ne soient pas mal interprétées ? C’était à elle de réfléchir, de rejeter sa frustration. Ça faisait un bout de temps qu’on lui réclamait une remise en question, mais elle était têtue, bien trop pour prendre en compte ses histoires. C’était ça de prôner l’égoïsme. Quand on reniait les valeurs élesiennes, il ne fallait pas s’étonner d’être renié par les Elesiens.

— Franchement, t’as pas mieux à faire ? On est des adultes, on est matures, si tu as quelque chose à dire, fais-le tant que ça reste dans le respect. Tu ne peux pas continuer ce comportement. Surtout maintenant. On a besoin de solidarité, les gens ont peur. Ça n’arrive jamais, l’extérieur ne se mêle jamais de la cité. Alors on ne sait pas quoi faire, on n’est pas formés pour ça. Je fais de mon mieux et eux aussi.

— Tu te trompes sur une chose. C’est déjà arrivé. Et qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Tu parles encore de lui. Lycure était une erreur qu’on ne refera pas. C’est pour ça que nous prenons nos précautions avec cet enfant.

— Incroyable la manière dont tu parles d’un camarade. Lycure n’est pas un chien qu’on regrette. Et moi ? Si je dis mon avis, on me rejette, respect ou pas. Tu te souviens, Elder ? Quand on m’a jeté d’Elesi comme un sac poubelle ?

Ce dont elle parlait, c’était ce coin de la cité si négligé qu’on le dissociait d’Elesi ; l’ancienne ville, avant que le pays éclate en plusieurs nations indépendantes. Elle portait un nom du passé oublié de tous, sans grande importance, on la nommait la zone abandonnée. La zone où les déviants vivaient, la zone des ratés, des échecs dont on ne savait plus quoi faire. On pouvait parler de vestiges, mais ils rappelaient une époque qu’il valait mieux laisser de côté.

Alannah était une déviante. De nature, l’enfant d’un criminel. N’était-ce pas identique ? On émettait l’hypothèse que la violence était génétique. La jeune élue avait brisé trois lois ; elle n’aidait pas, ne contribuait pas et fonçait dans le conflit. Elle parlait de justice tandis qu’elle créait les abus.

Il y a sept ans, prise d’une poussée de colère, elle avait attaqué l’ancien porte-parole et criait à l’anéantissement de la politique élesienne. Soi-disant que le monde était contre elle pendant qu’il lui ouvrait les bras. Elle l’ignorait et ne vivait que par la rébellion. Si ça ne tenait qu’à elle, elle aurait exterminé tout ce qui caractérisait Elesi.

Malgré son cas, les Elesiens croyaient en la socialisation, mais ils se doutaient que le tempérament avait son importance. C'était davantage un moyen de se rassurer, sur les autres et soi-même, en tant qu’hommes.

Lycure et Alannah avaient été envoyés à la zone abandonnée après leur acharnement contre le système. Comme différence, lui venait de l’extérieur et elle avait un père criminel devenu un serviteur. Les serviteurs étaient un concept propre à Elesi, on les obligeait à servir la cité éternellement. On avait défini trois types de crimes :

Léger, comme des vols, des escroqueries, et autres délits déterminés par la trahison de l’altruisme. Ceux-là, par culpabilité — parce que les Elesiens avaient toujours un bon fond — s’offraient à la cité en tant qu'assistance pour une durée choisie. C'était à eux qu'on laissait les tâches ingrates.

Moyen, qui touchait au mensonge ou à la corruption. Puisqu’ils ressemblaient aux êtres de l’extérieur, on les bannissait d’Elesi. Les citoyens ne pardonnaient pas, mais ils étaient assez bienveillants pour les envoyer vers d’autres civilisations qui les méritaient.

Sévère, en soi, toute forme de violence. C’étaient eux, les serviteurs. Trop nocifs pour les laisser s’en aller. Il fallait les canaliser. Protéger la planète d’eux.

Elder ne pensa qu’à ça, à elle et ce qu’elle était. Et elle osait le dénoncer, lui qui faisait tout pour la société.

Il se rappela du jour de son élection, le plus beau moment de sa vie, un bonheur si intense qu’on ne pouvait pas le décrire. On l’expliquait par un « Tu peux le comprendre que quand tu le vis. », la phrase clichée qu’on ressortait à chaque fois. À raison, l’extase était tel qu’il s’en foutait du reste, de tous ses malheurs, d’avoir été largué quelques jours auparavant, ça n’avait plus d’intérêt puisqu’il était l’image d’Elesi.

Puis de l’assassinat de l’ancien porte-parole par le père d’Alannah, c’était ce jour-là que son but lui était venu. Il avait compris que tant qu’il vivrait, il achèverait l’envie de tuer. En cent ans, on n’avait vu que ce meurtre, le seul et l’unique. Un couac dans l’histoire. Cette imperfection qui rendait le tout réel. Mais voilà, Alannah était la fille d’un assassin.

En réalité, Elder savait ce qu’il faisait. Il la stigmatisait, car elle était un danger. Depuis des lustres, elle reprochait leur système politique et elle continuerait jusqu’à ce qu’il change. Elle ne comptait pas abandonner, elle voulait que les citoyens arrêtent leur déni, qu’ils acceptent leur faible esprit, victimes d’une manipulation, d’une emprise psychologique, d’une domination sociale.

— Ton parcours n’est pas très glorieux, répondit-il. C’est difficile de te faire confiance, on essaye, mais c’est difficile. Mets-toi à notre place.

— Vous faites bien de vous méfier de moi. Surtout toi, Elder. Tu te doutes bien que je ne vais pas m’écraser face à toi. Ça sera toi ou moi.

Des menaces ? Est-ce que d’autres avaient pu les entendre ? Dites oui, par pitié. Il examina les alentours, ces passants qui continuaient leur chemin, ces sentinelles trop loin pour le sortir de là. Aucun témoin. Ces foutues sentinelles n’avaient servi à rien. En tant que gardes, les yeux et les oreilles de la cité, on pouvait qualifier cette situation d’ironique. Pour une police d’intelligences artificielles qui surveillait chaque coin de rue et capable d’appréhender la moindre infraction, Alannah fut plus futée, car elle avait soufflé ses paroles, murmurées de sorte qu’il en tremble.

Méfie-toi. Elle avait raison. Méfie-toi. Pars, à tout jamais. Pars d’elle. Va-t’en. Ne la revois jamais.

Elle te contrôle.

Elle t’affecte.

Un tilt tapa dans son esprit, le genre d’éclatement qui l’électrisa sur place. Son cerveau fut touché, stupéfait, pris de court, que faire ? Quelque chose se débattit en lui, quelque chose qui lui décolla ses pieds du sol, qui le retira de la réalité, qui l’envoya ailleurs. Désorienté, elle lui avait fait peur. Le regard fixé sur un visage disparu, le paysage devint flou, les sentinelles aussi, il n’y avait plus que du blanc.

Reprends-toi. Ne te laisse pas affecter. Contrôle-toi.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez