- Pourquoi spécifiquement les domestiques ? lança Pako à Elsa.
- Ah ça…
- C'est les chariots cibles Pako, répondit Alison.
- Cible ?
- Quand t'attaques un convoi, tu détruis celui de tête et de queue pour immobiliser la colonne. Il met ceux dont personne n'en a rien a foutre de toute façon sur ceux-là, comme le risque y est plus grand.
- Arrête avec tes conneries Alison putain, lança Elsa. Tu vas les faire flipper pour rien, t'es jamais venue je te rappelle.
- Elsa, de une, en ce moment tu commences à oublier que je suis ta supérieure donc tu vas peut-être revoir tes grands airs à la baisse. De deux, t'as fait une seule O.E., quelques mois que t'es ici. Moi ça fait dix-sept ans que je suis là, dix-sept ans que je me coltine Gérard. Si tu veux pas m'écouter c'est ton problème, mais c'est pas avec moi que tu iras au fossé, capiche ? Si je viens c'est pour sauver le cul des trois et peut-être le tiens sauf si tu continues à me les briser. »
Elsa avait été dévisagée nette sur ce rappel à l'ordre, mais ses oreilles et ses battements de queue trahissaient l'amertume qu'elle tenait.
La biche s'éloigna, laissant Pako sur cette note plus froide. Ils attendèrent ensuite le chariot qui leur sera affilié.
Tous se mirent à remettre en état les pistes, bien trop boueuses pour les chariots, ils passèrent des horas à couvrir le sol de branches et de planches pour prévenir les véhicules de s'embourber. Ils durent aussi trier ce qu'ils trouvaient un peu partout pour les réutiliser, diverses choses issues du Fort ainsi qu'une quantité énorme d'objets un peu plus exotique. Pour Pako il était difficile de mettre des mots sur ces objets trouvés. Des boîtes métalliques en tout genre, armature de vélo, vêtements, mais aussi de très nombreuses bouteilles aux formes diverses et improbables faites dans un matériaux aux propriétés intrigantes : flexible, fin, transparent, incassable, étrangement léger. Aucun verrier ne pouvait obtenir un résultat pareil. Le loup ne trouvait pas que des bouteilles, des plus petits objets tels des flacons, aussi bien que des choses s'apparentant à des pièces détachées de grande taille, tous de toutes couleurs. Pas un seul de ces vestiges ne semblait jamais avoir pourtant souffert du temps. On ne nommait pas ce matériau extraordinaire. Il était tout simplement là. Pako savait juste que c'était des reliques, des fragments de témoignages d'avant la disparition. Il n'y avait rien d'exceptionnel à en avoir dans les mains, on en trouvait de temps en temps, ils restent peu courant dans l'intérieur des terres. Ceci ont dû reposer longuement dans les sédiments avant d'être remis à jour par l'orage. Ce matériau aussi formidable soit-il, n'avait pas de grande utilité. Beaucoup tentent de les fondres mais les résultats sont assez maigre, aboutissant généralement à une mélasse noirâtre nauséabonde. D'autres les réarrangeraient, en font un peu ce qu'ils peuvent, en les effilant finement pour en faire des sortes de liens ou les fonds de bouteille comme semi par exemple. Ou servirait encore de gourde provisoire, d'entonnoir, bien que les bouteilles aient souvent le défaut de se froisser, la rendant peu intéressante à la longue, si ce n’est qu'elle finira par se percer d'elle-même. Le reste du temps, ce n'était qu'un déchet inutile sans aucun intérêt et terminait souvent tristement entassé quelque part. Une curiosité à part que les grands singes nous laissent, avec un fond de mystère : à savoir la fin d'autant d'objets aussi limités ?
Alison était de retour, le convoi de mettait progressivement en ordre. Les équipages étaient militairement coordonnés par les subordonnés de Gérard, au rôle comparable à celui d'Alison. Leur présence rendait la tâche pressante, il ne fut jamais question de faire la moindre pause en dépit de l'épuisement général.
Les équipages furent affiliés à leur chariot, équipage presque uniquement composé de canins, de félins et autres prédateurs ancestraux curieusement. Alison devait être la seule représentante des herbivores de souche dans l’entièreté des équipages. Le groupe d'amis furent tous mis au commande de l’avant dernier véhicule de la colonne, alors composée de cinq engins, et chargèrent tout ce dont ils avaient besoin pour le voyage, des vivres principalement. Les chariots d'expédition du Fort étaient assez particuliers, les planches bordant le véhicule étaient nettement plus hautes, suffisamment pour être complètement cachés une fois à genoux. Ils étaient aussi sensiblement plus larges pour accueillir assez d’espace destinés aux sacs de sable empilé contre la paroi, eux même pris en sandwich contre une seconde planche afin de les maintenir, formant de véritables murs de protection. Le poste de conduite lui aussi était protégé de même sorte, entouré d’un cadre en bois doublé de sacs, là où
habituellement ceux-ci se résumaient à une simple banquette à l’air libre. Il n’y avait aucun doute à cela, c’était des chariots qui avaient été pensés pour accueillir des guerriers, on y mesurait l’héritage des habitants du Fort en matière de combats.
Alison passa en revu certain détail et tomba nez à nez avec Rick qui regardait toutes l’agitation du convoi.
« - Ça va demi portion ? lui lança-t-elle.- Ouais bon… Je n’ai pas énormément dormi c’est tout. Et toi ? Toujours prise dans tes trucs ?
- Comme tu dis. Mais dit moi. Tu n’as pas d’arme ?
- Pourquoi j’en aurai ? »
Elle souffla exaspéré ;
« - Gérard envoie un jeune, sans arme, dans une O.E… Il me cherche c’est dingue… Je vais aller le chercher moi même, attends là. »
Le petit animal baissa les oreilles, il ne put rien dire qu’elle était déjà partie en direction de son supérieur.
« - Gérard, j’ai un membre de mon équipage qui n’est pas armé. Je demande l’autorisation de le fournir avec l'armurerie dont j’ai la charge.
- Ton renard là ? Tu devrais arrêter de t’obstiner avec lui, il a déjà la louve qui m’emmerde déjà suffisamment pour ce poid mort. Et il le restera tant qu’il sera dans son cocon.
- Réponds à ma question, il monte sur un convoi expéditionnaire, il est déjà beaucoup trop jeune pour ça. Donne lui au moins de quoi se défendre. Il sera d’autant moins inutile. Ne leur fait pas porter ce poid la. Tu n’aurais même pas dû les appeler du tout, leurs places n’est pas ici, ils doivent veiller sur lui.
- Ça ne t’as pas réussi de commencer jeune Alison ?
- Arrête de changer de sujet. Cela ne concerne pas seulement moi, mais lui et eux.
- Il n’aura pas le droit à une arme. L’armurerie est ravagée, on a perdu des armes, de la poudre, je ne vais pas lui céder quoi que ce soit pour un de tes caprices. Il va apprendre la vie de la meilleure des manières, comme toi. C’est indiscutable. Tu as l’air d’avoir oublié ce qui te tenait en vie jusque là, tu vas droit à ta perte. Et ce n’est pas en tant que supérieur que je te le dis. Peut-être que lui apprendra mieux que toi. Tu peux disposer, sauf si tu veux revenir sur mon avertissement de la dernière fois.
- Je ne sais vraiment pas à quoi tu joues Gérard. Mais ton jeu me fatigue.
- Preuve que j’ai déjà gagné. Retourne à ton chariot, on décollera au son de cloche. »
La biche lui tourna le dos d’un pas décidé, droit vers la chariot où le reste du groupe l’attendait pour embarquer. Le petit animal était avec les deux loups, Hayata semblait agitée. À peine fut elle à portée de voix que la louve lui fit barrage devant le chariot :
« - Alison, c’est quoi cette histoire d'arme là ?
- Attends c’était…
- Il n’y a pas de “attends’’, tu essaies de lui filer une arme sans passer par moi et Pako ? C’est quoi ton putain de problème ? T’as pas encore capté que c’est pas un de tes soldats ?! »
Pako s’interposa alors que le ton de Hayata montait déjà. Il n’eut pas le temps de dire le moindre mot que la cloche du départ tinta à plusieurs reprises.
« - T’es sauvée par le gong mais je te jure qu'aussitôt on sera dans le chariot tu vas devoir t’expliquer, pesta la louve.
- Hayata, s’il te plaît, monte, lança Pako en la dirigeant vers le chariot d’une main. Va souffler un coup dans le chariot. Je te rejoins dans deux secondes.
- Je ne comprends pas. Pourquoi ça la touche comme ça ? répondit-elle atone, un peu inexpressive.
- Pas qu’elle, moi aussi. Je pense que tu n’as pas tous les bons repères Alison, on va en discuter entre nous. Laisse la juste grogner dans son coin, il faut battre le fer à froid avec elle sinon elle ne pèse pas ses mots. »
Le loup partit devant elle, alors que tous les chariots à vapeur du convoi vrombissaient avec force entre les cris et les appels des équipages s’activant pour le départ. Elsa avait pris les commandes du véhicule, déboussolée par l’humeur de la louve qui venait de monter dans le chariot, elle étant restée extérieur à la querelle.
« - Dépêchez vous un peu, le convoi n’attend plus que nous… Et pourquoi Hayata à l’air énervé ? Tout juste avant le départ ?
- T’occupe Elsa, laisse-moi faire usage de ma diplomatie auprès de la gente féminine » plaisanta Pako.
Des signes de mains furent échangés de la tête à la queue du convoi, signalant que chacun était paré. Les portes du grand portail s’ouvrirent, dans un bruit bien plus terrible qu’à son habitude. Les chariots laissèrent ainsi le Fort en ruine, le spectacle était d’autant plus impressionnant vu de loin : les ravages de la crue y sont plus clairs, tous les alentours sont couverts de boue, comme si le sol avait été mis à nu, nombreux arbres étaient macabrement couchés aux abords du chemin, laissant découvrir les immenses entrailles de leurs racines à ciel ouvert parmi les indénombrables branches de toutes tailles amputées par le vent. Les feuillages, déshabillés, spoliés de leur pudeur, la terre mutilée à la chaire par le déferlement des eaux, la dans les flaques, scolopendre et insectes flottant noyés ou rescapés sur le misérable radeau dérivant d’une feuille d’arbousier. Quelle destruction. Quel déchaînement aveugle de la Mère créatrice sur ses propres enfants alors censés être son nouveau salut. Cette violence exceptionnelle semble aussi injuste que incompréhensible, à chacune de ces catastrophes Pako se sentait un peu plus abandonné par cette nature qu'il aime.
De nombreux arrêts dû être rapidement fait devant les obstacles s’opposant à la progression de la colonne, mobilisant parfois une dizaine de personnes, tel que découper à la scie un arbre en travers de la route. Après un certain moment, toujours dans la forêt de pins, Hayata semblait avoir repris un petit peu son calme, assise au fond d’un coin du chariot à boire un infusion froide dans une gourde calebasse, les yeux rivés vers le paysage défilant lentement. Son ami le loup lui fit signe de venir parler, il s’asseya à côté d’elle alors qu’Alison s’installait devant eux. Celui-ci fit signe au petit renard d’aller à l’avant du véhicule pour les laisser discuter. La louve, silencieuse, tenait toujours en son regard cette petite étincelle brûlante, fusillant la biche du coin de l'œil.
« - Est-ce que tu peux nous expliquer ? commença Pako.
- Je voulais juste que Rick ait de quoi se défendre. Vous semblez ne pas mesurer quel danger nous courons en montant dans ce chariot ? répondit Alison.
- Tu ne mesures surtout pas qu’il est trop jeune. lança Hayata piquante.
- Hayata. S'il te plaît, l'interrompit Pako. Mais elle a raison, Rick n’a jamais tenu une arme, tu ne peux pas lui donner comme ça. Surtout sans nous en parler, c’est nous qui l’avons recueilli, c’est un peu notre meute maintenant tu comprends ? »
Alison sembla un peu déboussolée, elle ne comprenait pas où Pako voulait exactement en venir.
« - Je ne vois pas le rapport, je n’ai pas cette notion là… Et pourquoi serait-il trop jeune ? répondit-elle. »
Les deux loups se regardèrent surpris de sa réponse.
« - Rick n’a que treize ans Alison… reprit Pako. Tu avais déjà une arme à treize ans ?
- J’ai été élevée au Fort Pako. À cet âge, j’étais déjà passé à tout autre chose.
- Au final venant de toi et du Fort… Je ne suis même pas étonné.
- Pako, est ce que toi et Hayata comprenez que je me suis déjà attiré des problèmes en essayant de couvrir Rick ? Si je l’ai retiré du champ et du dur labeur c’est justement parce qu’il est jeune et peu costaud. Si je ne l'avais pas fait, ça serait Gérard qui se serait emparé de lui et ça aurait été une toute autre histoire. Je n’ai jamais cherché à vous retirer Rick. Juste à le protéger de ce dont vous n’aurez pas pu le protéger.
- Concernant l’arme, on peut se charger de le protéger pour ça, il n’en n’a pas besoin, répondit Hayata.
- Hayata, tu sais aussi bien que moi que vous ne pourrez pas être partout. Rick est peut-être encore jeune mais ce n’est pas un enfant. Gérard le jette tout droit dans le baptême du feu avec vous, à la moindre erreur vous porterez cette culpabilité toute votre vie, je souhaite à personne ça. Je te parle avec tous les regrets que je porte déjà. »
La louve ne répondit pas à ses mots, il eut une pause dans la conversation. Pako reprit ;
« - Alison, pourquoi tu investi tant d’énergie avec nous ? Pourtant nous ne sommes personne aux yeux du Fort ?
- Aux yeux du Fort oui… Mais… Je me suis vu à travers Rick quand il travaillait dans les champs. Aussi jeune, maigre… Je ne pouvais pas laisser passer ça.
- Tu es au Fort depuis si longtemps ?
- Tu auras remarqué qu’il n’y a aucun enfant à Potamos. L’abondance le permettrait mais cette insécurité empêche une certaine tranquillité et décourage tout enfantement… Voir une personne aussi jeune arriver au Fort, comme Rick, ce n’est pas anodin. Ce fut aussi mon cas. Bien que je ne me souvienne que peu d’eux, mes parents étaient des nomades. On parcourait les terres sans aucun but précis, on errait. La seule des préoccupations était la nourriture et rien d’autre. Je ne me souviens pas exactement de ce que j’ai vécu avec eux, surtout des sensations, la faim, la soif mais surtout la douleur, aux jambes et au pieds. Ma mère ne me portait jamais pour marcher et jamais on ne ralentissait le pas pour moi combien même je pleurais à cause de la souffrance. Un été, nous avons été victime d’une violente canicule, aucun moyen de trouver de la fraîcheur nulle part. Nous nous sommes alors enfoncés dans la forêt de Potamos, espérant trouver de la fraîcheur parmi les arbres et trouver refuge. Mais nous sommes aussi vite arrivés au bout de nos provisions, cette forêt morte ne nous permettait pas de trouver suffisamment de feuilles comestibles pour nous trois, on n’y trouve pratiquement que des pins, des pins à perte de vue. Un soir, nous sommes arrivés au bord de la Dronne, guidés par les sons de l’eau. J’ai le souvenir de voir mon père creuser dans le sable dans l’intérieur d’un méandre pour filtrer un peu d'eau. Alors que je regardais le trou se remplir d’eau claire dans la pénombre, j’ai senti les mains de mon père me soulever par les aisselles, j’ai fermé les yeux et je me suis senti lancé dans les airs. Après le choc, j’étais plongé dans l’eau glaciale, je venais d’être lancé dans le courant du fleuve. Dans le noir, la peur et l’agitation de l’eau, je n’ai pu distinguer mes parents une dernière fois sur la rive. Je ne peux pas décrire ce qu’on ressent quand on a quatre ans, de savoir que l’on va mourir noyé par ses parents, pris dans la vitesse du courant d’un fleuve. Je me souviens que je me suis laissé flotter sur le dos, j’ai arrêté de lutter et je me suis laissée porter, les yeux rivés vers les premières étoiles de la nuit. J’ai fermé les yeux quand j’ai senti mes habits trop lourds me tirer vers le fond. J’ai été arraché de cette méditation quand le courant s'est subitement accéléré, aspirée à toute vitesse hors de la Dronne dans le rapide d’une écluse. À j’ai eu extrêmement peur et je me suis débattue pour trouver de l’oxygène dans la houle. J’ai heurté plusieurs rochers, été secouée dans tous les sens. Alors que je perdais en vitesse, je distinguais des sources de lumières après être passé en dessous d’une impressionnante grille. On m’a attrapée par le col et je fus extirpée de l’eau. C’était Gérard qui m’a sauvée de la noyade. J’étais blessée, griffée, frigorifiée, mais en vie. On m’a soigné, nourri pendant quelque temps. Aussitôt que j’avais repris des couleurs, Gérard me fit travailler dès que j’eu assez de force à son goût. Je retrouvais rapidement les peines connues de ma vie de nomade et j’en découvris de nouvelles à mesure que je devais tirer toujours plus pour chacuns de mes efforts. Et comme avec mes parents, les larmes ne changeaient rien à ma condition. Le soleil au champs, les brûlures de la boulangerie, le poids des caisses que je déchargeais des chariots, il me faisait tout faire. Un jour, alors que j’approchais de mes dix ans, Gérard m’emmena aux patrouilles, sans armes. Il était alors au même rang que le mien aujourd’hui. Il m’a fait connaître le sifflement des balles et la mort des escarmouches, la cruauté des bandits et la sienne. En sortant d’une de ces fusillades, il y avait un prisonnier d’une faction adverse, une belette. Il me prit la main et posa un revolver dans ma paume. Je n’avais aucune idée de ce qu’il me faisait commettre, j’ai pressé instinctivement la détente. Dans le Fort, Gérard n’était pas ma seule compagnie, j’ai connu de nombreuses personnes bien plus douce et attentive en guise de famille. C’était mes moments de répit, mon réconfort. Mais avec le temps, ils disparurent tous, de mort aussi soudaine que violente, dans des attaques, la violence du climat, la famine, parfois même de la main de Gérard. J’ai commencé à le détester. Il a pourtant continué à m’initier aux armes. Et j’ai continué de grandir dans le sang de mes camarades, de ma famille, mais pas le mien. Ce n’est que de la pure chance. J’ai monté en grade, Gérard aussi et a tout de suite essayé de me faire participer aux O.E. mais mon expérience et ma notoriété font qu’il n’a jamais pu m’obliger. Si je pouvais m’épargner le sang qu’il faisait couler ne serait-ce qu’une semaine toutes les excuses étaient bonnes. J’espère que Rick ne sera jamais seul avec vous, mais je souhaite au moins qu’il soit suffisamment armé pour sa propre vie et que personne ne le détourne de sa propre voie comme je n'ai jamais eu la force de le faire. »
Les loups demeurèrent silencieux dans les secousses du chariot. Les deux prirent un instant pour réfléchir. Hayata reprit la parole d’un ton très calme ;
« - On va y réfléchir Alison.
- Est-ce que tu peux demander à Rick de revenir à l’arrière avec nous s’il te plait ? » continua Pako.
La biche se leva pour rejoindre l’avant, là où Rick fit demi-tour pour revenir les voir.
« - Vous vous êtes pris la tête ? demanda-t-il.
- Ne t’inquiète pas Rick, c’est vraiment pas grand chose » répondit la louve qui reposait sa tête contre les hautes parois du chariot.
Pako fit signe au petit animal de venir auprès de lui, ce qu’il fit. Le loup le prit sous son bras et Rick reposa sa tête sur son épaule pendant qu’il lui faisait quelques petites caresses.
« - Qu’est ce que t’en as pensé Hayata ? dit Pako.
- Je ne sais pas trop Pako… Je l’ai certainement jugée trop vite…
- Et toi Rick ?
- Oui ? répondit le renard.
- Tu as peur de porter une arme ?
- Je n'y ai pas réfléchi… Mais je crois qu’il y a bien d'autres choses à craindre en dehors de ça. »
Le chariot sortit de la forêt de Potamos, laissant place à de vastes landes ouvertes. Très vite, un nouveau fléau s'abattit sur eux : les moustiques. D'abord quelques-uns, ils arrivèrent très rapidement en très grand nombre. La chaleur ambiante, l’air lourd et orageux, toute l’eau déversée par les torrents du jour précédent, créaient des conditions propices à leur multiplication désormais hors de contrôle. De plus, on ne parlait pas de simples moustiques, mais de moustiques tigre vecteur de nombreuses maladies tel que la fièvre jaune ou la dengue, avec autant de piqueurs potentiels, ces maladies pouvaient faire de véritables hécatombe dans certaines régions. Chaque année, c'était de pire en pire. Les climats chauds, désertiques de l'Afrique nord, gagnant sur l'Europe, ils entraînent avec eux ces moustiques qui ne survivent plus dans leur continent natal devenu inhabitable pour quiconque. Ce n’était pas qu'une simple invasion de moustiques, on parle là de véritable nuages vous enveloppant, se disputant chaque centimètre de votre peau en provoquant d'insoutenables démangeaisons. Habituellement le pelage de la plupart des animaux suffisent à limiter les dégâts, mais la sensation de ces milliers de vampires s’agglutiner sur vous ferait perdre la tête à n’importe qui. La situation est devenue rapidement ingérable. Elsa ordonna d'aller chercher dans un sac une grande toile prévue à cet effet, tendue au quatre coins du véhicule, en évitant le contact avec la chaudière, servant alors de moustiquaire. La guéparde, elle, s'enroba dans une seconde, un peu momifiée, avec une paire de lunettes bien serrée, elle qui devait rester à l'extérieur au commande. À l'arrière, la toile était d'une grande aide, bien que beaucoup se frayent un chemin à l'intérieur, ils étaient infiniment moins nombreux qu'à l'extérieur, rendant la situation acceptable grâce à la protection du pelage. Alison sortit un petit bol avec un couvercle percé en terre cuite, prit ensuite quelques braises de la chaudière pour les déposer à l'intérieur pour un peu de lueur, avec de l'armoise séchée comme répulsif. La sensation d'être isolé de l'extérieur était extrêmement réconfortante malgré les quelques piqueurs venant s'attaquer aux truffes et aux oreilles. Sans parler du bourdonnement intense de ceux qui se trouvaient encore à dehors. Mais la lumière des braises et le parfum de l'armoise créait une jolie petite ambiance digne d'un petit campement. Ils restèrent alors assis silencieusement dans la pénombre à regarder les braises lentement se consumer et la fumée des herbes remuer au gré des secousses du voyage. Hayata chercha Pako du regard. Alors qu'ils se virent, la louve fit un signe de l'oreille discrètement pour montrer Rick, l'air interrogatrice. Il comprit de quoi il était question, regarda dans le vide quelques instants l'air préoccupé. Le loup leva la tête et hocha tout aussi discrètement, avec un air un peu désolé.
« - Alison, commença Hayata. Pako et moi nous avons réfléchi. »
La biche se redressa pour les écouter.
« - Et on pense que c'est la meilleure chose à faire, fit le loup.
- Vous êtes sûr de vous ? répondit-elle. »
Les deux amis hochèrent la tête. Alison se pencha vers le renard, qui semblait ne pas avoir écouté, les yeux rivés sur le plancher.
« - Rick, est-ce que je peux te donner quelque chose ? fit-elle. »
Le renard leva ses yeux intrigués, sortit de ses pensées. La biche lui fit signe de tendre ses mains. Elle dégaina lentement son pistolet et le posa délicatement sur ses mains, ainsi qu'un deuxième chargeur. L'arme était très grosse, lourde, surtout pour lui qui fut surpris par le poids de l'engin. La biche reprit ;
« - C’est un Mark 23. Il est conçu pour résister, maltraite le autant que tu veux, il aura tes arrière. Aussi longtemps aura-t-il une balle en chambre qu’il ne te trahira jamais. Ce pistolet à vu bien des porteurs, a sauvé et ôté d’aussi nombreuses vies. Il perdurera sans doute après moi et toi aussi. N’en fait pas usage trop vite, qu’il reste pour toi une assurance.»
Le renard était impressionné par l'objet qu'il prit le temps de regarder entre ses mains posé sur ses jambes en tailleurs, à la lueur des braises. La main de Hayata se posa lentement sur l'arme, il leva les yeux, elle semblait inquiète.
« - Ne fait pas de bêtises avec ça d'accord ? chuchota-t-elle.
- Je ferai attention.
- Je te montrerai comment t'en servir après, continua Alison. Mais je ne vais pas pouvoir te faire tirer. Ni Gérard et ni Elsa ne doivent le voir dans tes mains sous aucun prétexte. Utilise le en dernier recours absolu. Il m'abattrait s'il venait à l'apprendre. »
Les deux loups n'étaient pas très à l'aise à l'idée de lui laisser une arme, cela se sentait dans les regards. Ils étaient inquiets, tous deux. Alison restait de marbre comme toujours, mais avait agi en toute conscience et par nécessité. Les quatres restèrent silencieux pendant de longs instants. À l'avant du chariot, toujours dans ses draps, Elsa appela à ce que quelqu'un vienne la voir. Hayata se désigna et noua sa tête dans son foulard pour lui épargner les moustiques. La biche lui tendit un bandeau de tissus très fin, suffisamment pour qu'une fois noué autour des yeux on y voyait à travers. Cela servait de "lunette" contre les moustiques. Ils étaient alors si nombreux à l'extérieur que plusieurs n'hésitaient pas à s’attaquer aux paupières voir les yeux. Elle sortit en fermant aussi vite la toile, c'était pourtant suffisant pour qu'une bouffée de moustiques s'engouffrent dessous pour attaquer les passagers du chariot.
Dès qu'elle fut dehors, Alison fit signe à Rick de s'approcher avec son arme pour lui expliquer les grandes bases : les consignes de sécurité, charger, décharger, tenir l'arme et savoir raquer la culasse. Ce dernier point où le renard éprouvait de grandes difficultés, il avait tout juste assez de force dans les mains pour la faire revenir en arrière, raison de plus pour l'utiliser qu'en dernier recours souligna son instructrice.
Dehors Hayata venait de s'asseoir avec Elsa, sur les sacs de sable protégeant les postes de conduite. Le paysage était assez chaotique, les landes devenaient de plus en plus humides, s'apparentant pratiquement à des maraîchages. Cela n'était que dû à l'orage, de telles trombes d'eau avaient été déversées ici que le paysage avait été profondément marqué, inondé en large partie dans de vastes flaques faisant passer les hautes herbes pour des roseaux. Les fossés quant à eux, au bord du chemin, étaient à la limite de déborder, faisant écouler une quantité faramineuse de l'eau bien plus vite que les chariots, charriant avec eux plantes, branches et insectes victimes de l'orage. La guéparde fit signe de se pencher vers elle pour s'entendre :
« - Il faudrait que tu me jettes un œil à la soupape de l'entrée vapeur, la manette de gaz est un peu étrange, elle doit être un peu lâche. Tu vas trouver une paire de gants dans une boîte au pied de la chaudière et une clef. »
La louve s'exécuta et se trouva d'épais gants de mécanicien et inspecta longuement la chaudière avant de trouver la soupape. Elle devait puiser dans les petites leçons de mécanique que Ernest lui avait donné il y a quelques jours. Elle mit enfin le doigt dessus, c'était le câble de manette de gaz qui était lâche ainsi que la soupape qui demandait à être resserrée. Après quelques tours de mains et de clefs, elle tapa sur l'épaule de la conductrice qui donna immédiatement des coups d'accélération pour tester l'ajustement. Le moteur vrombit très bruyamment et le véhicule se souleva avec puissance, faisant presque tomber Hayata sur l'instant. Elle eut un rire à la fois nerveux et amusé, très fier de son petit tour de main alors que la guéparde leva un pouce en l'air pour confirmer la réparation. Quelqu'un sur le chariot en face fit de grands gestes pour comprendre ce qu'il se passait, Elsa répondit avec des signes pour montrer que rien n'était à signaler. Hayata s'approcha pour comprendre en s'asseyant sur les sacs de sable à l'avant.
« - Ils ne sont pas contents » lança la guéparde avant de refaire d'encore plus bruyantes accélérations en guise de provocation. L'animal en face sembla se dresser plein de confusion, lançant des gestes incohérents de protestation. Ce qui ne manqua pas de faire pouffer les deux femelles dans leurs enfantillages.
La première journée de voyage fut d'une très triste monotonie. Les chemins étaient très boueux, ralentissant bien trop souvent le convoi qui se retrouvait plusieurs fois à patiner dans la boue, obligeant toute les mains disponibles à s'embourber dans les chemins afin de pelleter la boue et glisser des planches sous les roues. Puis pousser. Pousser jusqu'à en perdre ses pieds dans cette immonde et épaisse gadoue.
C'était la fin de cette première journée de voyage. Les chariots furent stationnés en cercle dans un petit bois. Presque personne ne sortit des véhicules même pour se dégourdir les jambes. L'ordre était de veiller sur chacun, partant du principe qu'ils étaient tous potentiellement vulnérables. Le temps était toujours aussi orageux, bien que les grondement des éclairs n'eut pas été entendu de la journée, l'air n'en restait pas moins lourd et les moustiques compliquaient encore la tâche. Ce n'était que la première journée et ils durent déjà envisager de rationaliser l'armoise pour le suivant, ils ne pouvaient pas se permettre d'en brûler autant qu'aujourd'hui indéfiniment. Les tours de garde s'organisèrent, ils dressèrent une branche verticalement au chariot pour gagner un peu de hauteur de toile, toujours quelques braises scintillant dans le pot de terre cuite. Elsa partie se coucher en priorité et ne sera pas réveillée comme étant la conductrice. La louve se fit désignée à la courte paille pour la première garde. Alison, Rick, Pako et Elsa se couchèrent comme ils purent pratiquement collé les uns aux autres.
L'espace exigu, l'inconfort des planches sèches en guise de couchette, la lourdeur de l'air. Le loup avait des difficultés à trouver sommeil. Il resta là, les mains posées sur le ventre à regarder le tissage de la toile au-dessus de lui, jusqu'à en connaître pratiquement chacune des mailles par cœur. Les yeux ne se ferment plus, il n'était pas fatigué tout compte fait. Il se dressa silencieusement parmi les autres dormeurs, où la respiration lente et profonde faisait office de petit fond sonore dans le chariot. Le plus bruyant des trois était le petit Rick, couché juste à côté de Pako, qui était pris de beaucoup d'agitation dans son sommeil et de gémissements. Il ne devait pas avoir le sommeil très tranquille. Le loup fit mine de poser sa main sur lui, voir si cela l'apaiserait… à peine visiblement. Il n'était pas sûr, autant éviter de le réveiller il vaudrait mieux qu'il se repose. Pako rampa discrètement entre les dormeurs pour sortir et prit sa veste noire pour improviser un foulard contre les moustiques. Dehors, à sa grande surprise, il y avait un peu moins de ces foutus insectes qu’en début de journée. Son amie était assise contre une paroie, les genoux ramenés au menton, elle tapotait répétitivement le dessus de sa tête contre la planche juste derrière elle, victime d'un ennui profond sans aucun doute. Elle ne remarqua pas l'arrivée du loup qui s'était montré très silencieux. Par pur taquinerie, le loup fit balancer sa queue velue sur son visage pour se faire remarquer. Elle fut surprise sur l'instant et la détourna en laissant s'échapper un soupir amusé :
« - Y a quelqu'un qui ne trouve pas sommeil ce soir ?
- Peut être bien, ou c'est le sommeil qui ne me trouve pas.
- D’humeur philosophe ?
- Tu dois pas mal t'ennuyer.
- Si tu savais… Un peu dégoûtée du coup de la courte paille.
- Tu veux que je prenne la relève ? Je n'arrive pas à dormir.
- Je sais pas si je pourrais aussi de toute façon… Viens, reste pas debout, assis toi » fit-elle en lui tirant légèrement sa queue de loup du bout des doigts, elle se permit d’enlever le bandeau qui était toujours sur ses yeux.
« - L'esprit occupé ? continua-t-il.
- Oui…Non…"L'esprit" il fait un peu sa vie. Tu sais quand tu remues beaucoup de choses inutiles.
- Je vois… Un peu la même chose ce soir.»
Il eut un moment de silence.
« - T'as toujours ton carnet ? Il n'a pas souffert avec l'orage ? reprit-elle.
- Je n'ai pas vérifié, laisse moi regarder. »
Il tira son sac vers lui et fouilla dans les poches, ses affaires avaient un petit peu pris l'eau. Il sortit son carnet un peu entaché par l'humidité. Le loup eut l'air un peu triste sur l'instant.
« - C'est pas grave Pako, regarde la plupart des pages ne sont pas trop touchées. Pose le un peu sur la chaudière, elle a refroidi mais elle reste un peu chaude, ça suffira, dit-elle.
- Tu voulais un peu dessiner ?
- Un peu, mais je peux faire autrement si tu me passes ton crayon. »
Le loup lui tendit le petit objet, son amie lui ajusta la mine en grattant avec les griffes. Puis commença à griffonner sur le bois du plancher.
« - Tu me dessines ? fit-il.
- J'essaie disons. Je me disais que je ne t'avais jamais vraiment dessiné jusque-là. Ni même qui que ce soit. Je fais toujours des silhouettes, c'est jamais très intéressant au final.
- Je crois que mon museau est un peu long, charrie-t-il.
- Ouais je sais… Il fallait essayer, dit-elle en interrompant son brouillon.
- Tu n'as jamais pensé à faire des paysages ?
- Non jamais mais je devrais.
- Comme ça tu pourrais me montrer tout ceux que tu as vu, toi qui viens de loin.
- Ne me brosse pas dans ce sens-là, soupira-t-elle amusée. Je n'ai pas grand chose à raconter tu sais.
- Et pourquoi pas ? Tu ne me parles jamais vraiment de toi. Parle moi de ce que tu as vu avant moi. »
Elle prit un temps de réflexion.
« - Avant toi je n'ai connu que les marches à la mort, j'ai toujours marché sans jamais m'arrêter. C'est assez difficile de remonter jusqu'où je viens. Il faisait bien plus chaud qu’ici, c’était impossible d’y vivre… J'ai pas tellement de souvenirs. J'ai vu les déserts du moyen orient quand j'étais très très jeune, mais ce n’est peut-être pas là où je suis née. Tu sais c'est des paysages particuliers, des déserts aride et poussiéreux, roches à perte de vue où y a genre deux buissons qui se battent en duel à droite à gauche sur un fond de montagne. Ce n’est pas du tout comme les panoramas arides de la méditerranée. Il y avait beaucoup de jolis villages pittoresques, j'ai vu d'aussi effrayantes que de très belles choses là-bas.
- Qu'est-ce que tu veux dire par effrayante ?
- Je ne sais pas si c'est effrayant c'est bien le mot… mais très bizarre en tout cas. C'était des régions où il ne fallait surtout pas y mettre les pieds, on appelait ça les "’ard mayita" ( أرض ميتة ) là-bas, en arabe. Mais les anglais disent "No life lands", les terres mortes. Tu connais ça non ?
- Vite fait… J'étais un peu cloisonné dans mon village, je ne connais pas grand chose du "monde extérieur", surtout avant toi. C'est quoi du coup ?
- Je ne peux pas vraiment dire… c'était simplement de grands déserts, particulièrement plats. On trouvait énormément des pierres de verre noir amorphe sur le sol, absolument partout. Il ne fallait surtout pas y toucher. Et il ne fallait encore moins rester trop longtemps proche de ces terres, on tomberait malade de troubles incurables ou deviendrait stérile.
- Ça sonne comme une mauvaise histoire d’épouvante !
- Tu demandes, je te racontes, tu crois ou pas !
- Tu me charries, je te connais bien. Mais alors, comment t'es atterrie chez moi ?
- À ton village ? Beaucoup plus jeune j'étais embarqué un peu n'importe où sans but particulier, c'était par pur opportunisme. Faisant que j'ai suivi ce qui reste plus ou moins des routes de la soie. Après je suis arrivé ici, dans la colonne où j'étais nous avions vent de meilleures connaissances et avons mieux appréhendé les climats. On a compris que le désert prenait l'Europe par le sud et qu'il fallait viser le nord. C'est en remontant que je suis tombé sur toi au final.
- Tu as fait un sacré bout de chemin.
- Et encore… on n’a pas fini.
- Tu t'arrêteras un jour ?
- J’aimerais. Je suis fatiguée de marcher. J’ai envie de me poser. Je crois à ce qu’on raconte dans les marches à la mort, aux eldorados. Arrêter de vivre entre la sécheresse et les tempêtes, me trouver une utilité dans une communauté. Trouver de la sérénité… Tu crois aux eldorados ?
- C’est difficile à dire… Mais je pense que l’eldorado n’existe qu’une fois que l’on décide de se sentir chez soi. D’être en paix avec soi-même et ce que l’on vit. »
Hayata prit un moment pour méditer ce que venait de dire Pako, en posant sa tête sur ses bras croisés appuyés sur ses genoux. Ou bien, était-elle trop fatiguée pour y réfléchir ? Elle laissa un long bâillement canin aigu s’échapper.
« - Va te coucher Hayata, je t’avais dit que t’étais un peu fatiguée. Il y a une place à côté de Rick, il a le sommeil un peu agité, que tu dormes avec lui lui fera sans doute du bien. »
La louve acquiesça et se releva lentement. Son ami lui fit signe de lui prêter le bandeau pour la nuit. Alors qu’elle allait se coucher et qu’il lui souhaita bonne nuit, le loup chassa tous les moustiques qui s'étaient amassés sur son visage en se frictionnant d’une main afin de mettre le bandeau. Il se rassit comme la louve l’avait fait avant lui, leva les yeux aux ciels et purgea son tour de garde.
Le lendemain, le convoi fut réveillé par encore une de ces insupportables cloches. Le son strident, plutôt similaire à une cacophonie de casserole, venait du chariot ‘’amiral’’ de Gérard.
La dernière garde était revenue à Alison qui s’assura que tout le monde soit bel et bien réveillé. Elsa s’empressa de se lever pour voir les signes donnés par les autres chariots. Ils indiquaient un départ dans une demie horas. La guéparde s’empressa d’avaler une collation et de remettre sa toile contre les moustiques, ces lunettes, alors que les autres émergeaient encore doucement. La biche et la féline enlevèrent le bâton servant à tendre la toile en chapiteau, allumèrent à nouveau feu dans la chaudière grâce à un fer à feu et un silex. Alors que la chaudière montait progressivement en température, que la fumée s’élevait, les signes de départs s’échangèrent et le convoi fut aussi vite parti. Après quelques instants, Hayata, tout avec son bandeau sur les yeux, s'approcha de la conductrice, elle n’avait toujours pas répondu à certaines de ses questions.
« - Elsa ? Du coup tu ne m’avais pas répondu hier.
- Oui ? C’est sur quoi ?
- Où est-ce qu’on va ?
- Je ne sais pas.
- Hein ? Je te le demande sérieusement tu sais.
- Je ne sais pas. Et personne ne le sait d’ailleurs.
- Pourquoi ça ?
- Il ne faut pas qu’une info fuite, que le convoi se fasse prendre en embuscade.
- Mouais d’accord… Mais au moins, qu’est-ce qu’on va faire ? Je ne sais même pas pourquoi nous sommes ici au final.
- Ça, je n’ai pas le droit de te le dire.
- Tu plaisantes ?
- Non, sérieusement, je n’ai pas le droit. C’est Gérard lui-même qui nous l’interdit.
- Mais je suis dans le convoi maintenant je peux savoir au moins ?!
- Ne t’énerve pas, ça ne changera rien. C’est pour ne pas que les nouveaux se défilent. Rester concentré, obéir. C’est ce qui va tenir tout le monde en vie.
- C’est ridicule Elsa franchement…
- Je ne trouve pas. On ne m’a rien dit non plus la première fois et je t’assure, tu ne regretteras pas du tout ! C’est ce qui fera que tu pourras revenir comme une nouvelle personne au final, mieux connecter à tes instincts.
- Gérard vous fait dire des trucs vraiment chelou vous tous…
- Tu comprendras ce que je veux dire sur le moment ne t’inquiète pas. »
La louve ne poursuivit pas, malgré tout l’estime qu’elle pouvait porter pour Elsa, le besoin de trouver une issue de secours se faisait de plus en plus pressant.
La colonne quitta les voies prises par la boue et pénétra à nouveau dans une jeune forêt aux arbres peu grands. L’air était particulièrement lourd par rapport au jour précédent, les grondements lointains mais perceptibles de l’orage se faisaient entendre. Le vent soufflait fort sur la forêt, la canopée des arbres s’agitait sourdement tout autour des chariots, procurant au moins un léger courant d’air frais réconfortant la pénible lourdeur orageuse de l’air. Les arbres grinçaient, les roues retournaient le tapis de feuilles forestier, les sifflements strident de la vapeur, le souffle régulier des moteurs. Il y avait comme une omni présence du bruit. Un bruit constant qui s’empare de vos pensées, parasitant l’esprit et les idées. Un bruit qui s’infiltre profondément en vous et s'empare d’une certaine raison, de votre souffle et de vos tripes. Tout semblait subitement si bruyant, si sourd, si pesant. L’atmosphère devenait oppressante derrière cette saturation de sons, à la limite du vacarme. On prend une inspiration, on tente de se détacher des sensations pour retrouver des idées plus claires. Il ne reste pourtant qu’une impression de petitesse après s’être cru émergé. Une petitesse laissant place impuissance qui se met à vous dominer le cœur, repris de court par l’intrusion de ce raffut continue.
Pako défit sa veste en guise de foulard malgré les moustiques. Ce boucan créé en lui comme de l’effroi, d’incontrolable sueur froide. C'était bien trop envahissant pour lui. Il s’accouda sur les rebords du chariot, les yeux rivés sur les raies du sol qui défilaient juste en dessous. Le loup balaie du regard les environs en quête de point de repère, tout serait bon pour penser à autre chose. Quelque sifflement retentirent, Elsa au commande reçut des signes de mains venant du chariot précédent, signes qu'elle retransmis à celui les suivants.
« - Qu'est-ce qui se passe ? demanda le loup.
- Trois fois rien. Quelques voyageurs sur le bord du chemin. Prends ton fusil dans le doute. Détachez la toile, juste le temps qu'on les dépasse. »
Le loup souleva la toile et fit signe à tout le reste de l'équipage de défaire la toile, ainsi que de rester attentif. Tous s'exécutèrent aussitôt sans grande hâte. Alison resta debout avec Pako pour faire état de la situation. Hayata et Rick s'étaient aussi vite rassis pour somnoler dans le fond du chariot. Il se pencha pour y voir mieux et plus loin. En effet, il y avait un petit groupe de marcheurs devant la colonne qui se mettait en alerte à la vue des individus. La forêt obligeait que le convoi avançait plutôt lentement, seulement un peu plus vite que les marcheurs une fois à leur hauteur. Un des individus semblait avoir un petit sac. Il le lança soudainement à bord du premier chariot et le reste du groupe détala aussi vite avec lui. Le loup ne comprit pas bien ce qu'il avait vu :
« - Quoi ? Elsa y a…»
Une déflagration résonna. Le premier chariot fut frappé d'une petite explosion qui fit voler de nombreux éclats de bois dans toutes les directions. À ce même instant, un autre animal se rua sur le chariot de queue, juste derrière le leur, lançant un deuxième sac. Alison dans un réflexe fulgurant baissa Pako avec elle à couvert. La seconde déflagration pulvérisa en partie le deuxième chariot, un écran de fumée blanche de vapeur se répandit sur l'instant. Les deux chariots aux extrémités de la colonne étaient maintenant immobilisés, paralysant le reste du convoi dans un chemin trop étroit. Alison cria :
« - C'est une attaque baissez vos putain de tête ! »
Des coups de feux retentirent et plusieurs impacts de balles heurtèrent le chariot, les sacs de sable n'était pas superflu. La guéparde se jeta à l'arrière du véhicule pour échapper aux balles et saisit sa kalashnikov. Sans hésitation elle riposta, en ignorant pratiquement les balles sifflantes autour d'elle. Rick fit mine de prendre son nouveau pistolet mais Hayata repoussa l'arme d'une main et lui lança un regard sévère, ce n'était pas encore un usage de dernier recours.
Le loup arma son fusil et prit sur lui pour rester concentré, son amie lui donna une tape sur l'épaule. Des regards silencieux s'échangèrent, cette fois-ci il ne voulait pas perdre son sang froid, déterminé à se montrer digne de la confiance de son amie.
Alison et Elsa ouvrirent un feu nourri en direction de la forêt, offrant l'opportunité aux loups de faire usage de leur arme. Pako se tourna et comprit que le convoi était pris en étau, une seconde vague de pillards venait les prendre par-derrière. La biche tourna le feu de l'autre côté avec lui pour retenir l'attaque. Les assaillants avaient de bonne couverture derrière les troncs et les pierres, il était alors très difficile de faire mouche, les munitions étaient vainement gaspillées dans la végétation n'ayant que pour fin de les décourager d'avancer. Les tirs ennemis se nourrirent soudainement et quelques-uns d'entre eux se risquèrent à charger le convoi pour l'aborder. Par pur réflexe le loup pressa la détente sur le premier d'entre eux. Puis un autre, encore un. Ils étaient fous. Il se mit à couvert pour recharger. Il pensa à la tourmente qu'il eût, lors de son premier meurtre au Fort Potamos, son coeur se serrait à chaque balle tirée. Il se détestait un peu plus du tueur qu’il devenait. Ne pas y penser, rester concentré. C'était hors de question de flancher.
Le convoi se faisait déborder, les assaillants parvenaient à faire baisser leur tête sous les balles, les tentatives d'abordage se multiplient. Le combat devient chaotique, Rick de sens obligé de saisir son arme. Alors que Alison et Pako rechargeaient, rendant vulnérables le chariot d'un côté, il vit des mains de pillards saisir les planches pour se hisser. Il prit son pistolet et tira sans regarder, à la libanaise, par-dessus les parois. Ils fuirent ou tombèrent sous les balles, qu'importe. Le renard ne n'hésita pas et couvre ses camarades en tirant en direction du moindre mouvement en dépit de toute précision, prévenant toute avancée. Le loup et la biche reprirent leur postes sans prêter attention à leur nouveau compagnon d'armes. Malgré le feu continu, les assaillants tentèrent une nouvelle vague en plus grand nombre. Le convoi était en sous nombre, certains arrivaient suffisamment près pour distinguer leur pupille. Des cadavres s'empilent devant le chariot, c'est le dernier assaut de la dernière chance.
Un coup dans le vide. Rick vient d'écouler son deuxième et dernier chargeur. Il se rua sur les sacs pour chercher des cartouches. Tout avait été mélangé par l'agitation, il ne retrouvait rien dans la précipitation. Il se retourna, des assaillants tentaient de grimper sur le chariot, abattu de justesse par Elsa. Alison et Pako allèrent jusqu'à éclater des bouteilles sur les pillards pour les repousser par manque de moyen. Son regard se posa sur Hayata, elle aussi débordée par l'affrontement, elle s'était retrouvée isolée dans un coin du chariot. Des mains l'attrapèrent, elle se débattit vainement avant d'être happée hors du chariot par un lapin blanc et d'autres animaux. Rick fut glacé par cette vision d'horreur. Le combat était trop intense, personne ne l'avait vu à part lui. Il accourut, les pillards avaient tenté de l'égorger après l'avoir fait tomber au sol. Mais la louve n'avait pas dit son dernier mot, elle menait une lutte acharnée contre l’ennemi, envoyant de puissants coups de poing et coups de pieds, grillant ses cartouches sans compter. Dans son déchaînement, elle repoussa le lapin au sol qui l’avait happée du chariot plutôt, d’un grand chassé. Mais lui tourna le dos pour abattre un assaillant qui la tenait en joue. Le lapin se releva aussitôt devant l’opportunité. Il sortit un revolver. À travers les yeux de Rick, cette vision du chien de l’arme qui s’enclenche lentement sous son pouce. Le canon de l’arme est à bout portant, pointé vers l’arrière de la tête de la louve. Hayata, le dos tourné, n’allait pas échapper au tir. Rick ne se sentait plus, il ne voulait pas voir ça, pas maintenant, pas comme ça, pas aujourd’hui. Le doigt se posa sur la détente, il lu dans son regard cette impulsion de haine, déterminé à la tuer, à lui retirer Hayata. Le renard ne se sentait plus, il n’eut pas une seule pensée, pas un seul déclic. Comme aspiré vers le lapin, à toute vitesse, tiré par la force de ses propres tripes. Comme dernière vision les yeux du lapin croisant les siens quand il fut à portée de griffes, comme dernier son la détonation, la détente pressée sous l’effet de surprise…
La balle rafla la tête de la louve qui tomba à genoux sous le choc, le sang lui couvrit abondamment le visage aussi vite. Hayata resta sonnée, confuse, saignait abondamment, mais elle n’était pas morte. Désorientée, elle ramassa son arme instinctivement. Alors qu’elle releva les yeux, qu’elle retrouvait un peu ses esprits dans le chaos de la bataille, elle entendit d'effroyables cris de douleur étranglé. Sur le sol, une silhouette étrange, agitée. Sa vue se précise, c’était Rick. La sur le lapin. Elle refusa de croire. Hayata se précipita, courut à toute vitesse vers lui, le cœur serré par la peur.
« - Rick ?! Rick ?! Non ! Rick ! »
Elle ne reconnaissait plus le petit animal. Il l’avait saisi le lapin au cou avec sa gueule. Il grognait agressivement, tenait sa morsure fermement, écharpant complètement sa victime qui se débattait dans des hurlements d’effrois étranglé par les crocs logés profondément dans la chair. Ce n’était pas lui, elle ne voulait pas le croire, il n’avait aucune retenue.
Elle le frappa du poing à l’arrière de la tête à plusieurs reprises pour l’arrêter. Rien à faire. Elle se leva et lança un violent coup de pied dans son estomac dans le plus grand désespoir. Le renard lâcha la prise sur le champ, elle le repoussa d’un second coup de pied qui le fit rouler sur le dos. Elle se jeta sur lui, plaquant ses bras contre le sol. La louve resta figée devant lui, elle ventilait de d’épuisement et de tristesse, aucune larme ne pouvait être retenue. Son sang, goutant depuis sa tête, se mêlait à celui qui tâchait le petit renard. Elle eut cette vision de lui, là, à Neotasgos, sortant des buissons, maigre et affaiblie, mourant, couvert de sang. Ces immondes éclaboussures lui couvrant la gueule, elles les retrouvaient là, mais ce sang était bien frais cette fois et n’a jamais été le sien. La louve retira un morceau de chaire qui lui restait dans sa gueule avec précipitation, le renard semblait retrouver ses esprits. Les regards se croisèrent à nouveau, c’était les mêmes yeux qu’elle connaissait, cette même étincelle un peu triste qu’elle voyait quand elle l’eut recueilli avec Pako. C’était bien lui, Rick.
Des cris de retraite résonnèrent, les tirs s'évanouissaient progressivement, l’embuscade avait échoué.
Hayata lui hurla au visage de douleur :
« - C’est quoi ton putain de problème Rick ?! C’est pas vrai ! T’as pas fait ça ! Tu ne peux pas nous faire ça ! »
Elle lui lança une violente baffe.
« - C’est pas toi ! C’est pas toi… Je ne te reconnais pas Rick… Qu’est-ce que t’as fait… C'est un vice de chair Rick… Tu ne peux pas faire ça… »
Hayata sanglota d'impuissance, prise de tremblement.
Derrière, Pako, Elsa et Alison arrivèrent. La biche acheva d'une balle le lapin agonisant. Pako ne comprit pas tout de suite, tout était si confus. Puis il le vit, il comprit. Son cœur se souleva. Il se cacha les yeux. Avec les jambes en coton, il s'avança, en cachant ses larmes. Il mit une main sur l'épaule de son amie.
« - C'est fini Hayata… Il n'y a pas de retour en arrière… Il a goûté au sang… » lui dit-il tout bas, la gorge nouée.
La louve prit le visage de Rick dans ses mains, refusant d'écouter Pako :
« - Pourquoi Rick ?
- Tu allais mourir…répondit le renard, l'air profondément désolé.
- Tu n'es pas comme ça…
- Depuis l'instant où je suis tombé dans tes bras, je n'ai jamais changé Hayata. Je suis comme ça… »
La louve se redressa, ses sanglots étaient déchirants, elle se blottie contre Pako qui tout comme elle ne pouvait cacher cette tristesse. Envahi par le dégoût, la déception et la douleur.
Une ombre se dressa sur eux, Gérard venait d'arriver avec ses soldats. Elsa arriva au même moment.
« - Séparez les » ordonna le reptile.
Des animaux écartèrent Rick de sa meute. Les loups ne luttèrent pas, désarmé par le choc. Le dragon de Komodo se pencha sur lui et l'observa de près en lui prenant ma gueule avec les doigts :
« - Fascinant. Enfin un qui n'a pas peur de ses propres instincts, de sa vraie nature… Muselez le. Il doit juste se canaliser. »
Ses subordonnés s'exécutèrent et lui mirent une muselière noire en grillage de métal. Le renard ne montrera aucune résistance. Pako et Hayata restèrent là, assis sur le sol, démuni et silencieux.
« - Il n'y a pas à dire que sur ce coup là, tu m'as surpris… Rick. »
Il rejeta un regard sur lui, c'était de l'administration, de la fierté.
« - Surpris par… tout ce potentiel. Caché dans un si petit animal… Tu remontes bien dans mon estime. Tu es bien plus fort que je le pensais. »
Il se retourna vers les loups perdu par ses mots.
« - Quel gâchis… Quel triste gâchis… Quel gâchis de laisser la force que mère nature nous a donnée être menée à l'extinction par quelques bêtes, des parias, dénaturées et corrompues. Docil et sujet à la soumission. Vous n’avez plus rien de pur, vous n’êtes plus que l’ombre de votre propre espèce. Domestiqué. Qui vous prétendez être ? Qu'est-ce que vous prétendez lui apporter ? Ne voyez vous pas que vous le ralentissez ? À pleurer sa vraie nature comme si vous étiez endeuillés. Pathétique. Vous n'avez rien de l'étoffe de loup. Vous lui faites honte. Honte à la lignée de prédateurs dont vous êtes issu. Honte à mère nature. Ici, je suis le seul prophète des vrais instincts ancestraux. Avec moi, comme pour les autres, il saura laisser libre court à la meilleure version de lui même, pas vous. »
Il sortit un pistolet avec dépit et mit en joue les loups. Ils étaient sans voix, tout allait trop vite, il ne purent dire le moindre mot. Rick se débattit, protesta de désespoir à en perdre la voix mais les guerriers du convoi le retenaient. Un canon froid se pressa contre la tempe du reptile, il se figea.
« - On arrête le massacre, lança la biche tenant en joue Gérard. Lâchez Rick.
- Pourquoi j’obéirais ?
- Jette moi cette arme. »
Il marqua une longue pause.
- Tu as bien changée. »
Le reptile s'exécuta. Les animaux laissèrent partir Rick qui se mit aux côtés des deux loups.
« - Qu’est-ce que vous foutez ?! Vous attendez quoi ?! Arrêtez là, bon sang ?! »
Elsa s’avança au côté du reptile et lui répondit :
« - Laisse la partir Gérard. Elle a donné sa vie pour le Fort. On ne te suis pas pour cette fois. »
Il grogna de colère et se résigna. Alison commença à s’écarter, toujours le gardant en joue. Les loups venaient de reprendre leur affaire avec le renard et s'apprêtaient à fuir. L’orage gronda gravement. Hayata regarda la guéparde, toujours aux côtés de son supérieur.
« - Elsa, vient, sort de toi de là … » lui implora-t-elle.
Elsa prit un instant de réflexion et secoua doucement la tête.
« - C’est ma famille ici Hayata, c’est ma voie. Je reste fidèle au Fort. Ne revient pas. »
La louve baissa les oreilles, mais elle acquiesça, puis partie silencieusement dans la forêt. La biche recula, toujours l’arme pointée vers Gérard. Au moment où elle allait lui tourner le dos pour s’enfuir, le reptile lui lança :
« - T’aurais pu être ma fierté Alison, tu es l’incarnation de ma déception. »
La biche ne répondit pas et s’en alla au plus vite dans la forêt. Ils coururent, aussi vite et aussi loin qu’ils le purent. Sans jamais ménager leur souffle. L’orage gronda de plus belle, les éclairs inondaient la forêt par intermittence, aveuglant leur course. Les feuillages faisaient un bruit d’enfer. La pluie commença à tomber. Alison, Hayata et Pako se dépêchèrent de construire un abri improvisé avec de nombreux feuillage et de grosses branches placé contre un arbre penché, partiellement déraciné. Malgré les arbres, sur eux pleuvait énormément, là, assis à même le sol. Ils étaient trempés, ils avaient froid, aucune source de lumière, plongé dans une pénombre nocturne au beau milieu de la journée. Les loups et la biche étaient assis collés aux uns et aux autres pour se tenir chauds. Mais Rick s’était mis à part. Les genoux serrant avec les bras ses genoux ramener au menton. Il regardait le sol, silencieux, les yeux vides. Pako s’occupait de la plaie de Hayata, à la tête, la blessure était moche, mais peu profonde. Il avait quelques hauts le cœur à faire le pansement improvisé avec ce qu’il pu pour arrêter le saignement. Il restait une feuille de chou dans un sac, mâché en cataplasme et pressé contre la plaie par une gaze maintenue avec la ficelle noué à la tête. Cela devrait suffir à calmer et désinfecter la plaie. Pendant l’opération, les deux loups jetaient des regards discrets au renard. Le petit animal était toujours tâché de sang, il n’avait pas enlevé sa muselière, faisait profil bas. Alison avait le pistolet de Rick dans les mains et, bien que d’extérieur gardait un visage de marbre, regardait l’objet avec un certain remords, dans une grande remise en question de son geste. Tous les trois se sentaient trahis quelque part. Ils restèrent silencieux. Silencieux pour laisser le temps au malaise, à toute cette agitation de retomber, de se reposer, laisser l’esprit rejoindre des lieux plus tranquilles. L’orage grondait, les grêlons remplacèrent les gouttes de pluies et frappaient avec force l'abri de fortune qu’ils s’étaient constitué. Ce n’était pas n’importe quels grêlons, c’était d’impressionnant grêlons, aussi gros que de petites pierres, tombant à toute vitesse et frappant avec force le sol, faisant éclater l’écorce des arbres et brisant les branches. Parfois, l’un d’entre eux perçait leur petit refuge, passant à travers les feuillages pour se cogner douloureusement sur une tête, fort heureusement ralentit. Il n’était pas question de sortir, ce serait prendre le risque de se blesser par ce caillassage incessant. Puis c’est la faim qui se fit sentir, la feuille de choux alors utilisée pour le pansement représentait la seule provision qu’ils purent emporter avec eux à la hâte.
Les horas s’écoulaient affreusement lentement, cela aurait pu aussi bien être des battements de cils que chacun paraîtrait une éternité. Une éternité purgée dans le silence des paroles et le boucan de la pluie battante, des arbres qui grincent d’effort sous les bourrasques, des grêlons qui frappent lourdement le sol. Dominant sur leur visage cette lisible expression grave d’ennui et de fatigue, tant bien physique qu’émotionnelle. Les journées n’en finissent plus, les épreuves d’aujourd’hui semblent toutes plus insurmontables que celles du lendemain.
La violence du combat et la virulence du climat, du froid et de la faim, le silence amène Pako à méditer, à questionner, si le sort en a après eux. Pourquoi la nature de la création et la nature de nous autres animaux tirent toujours vers cette annihilation, là où l’unité servirait au plus grand nombre ? Pour lui, ce qui mène à ce chaos, c'est que les animaux, aux socles de cette création, se retrouvent sous le poids de l’édifice qu’ils portent. Ce fardeau dont la contrepartie est, à l’origine, le privilège de pouvoir profiter de cette architecture grâce à la répartition de l’effort, du nombre et de la diversité des piliers qu’ils représentent tous. C’est parce que certains piliers furent brisés par d’autres, les grands singes sans doute, afin de s’ériger d’autres colonnes à partir de ces pierres dérobées, dans l’ambition de se soulager du poids de quelques voûtes, motivé par le désir égoïste de mieux profiter du confort fourni par le foyer. Le socle en partie abattue, le poid de ces murs ne reposant maintenant que sur l’échine affaiblie des voisins porteurs. Porteurs d’un fardeau d’autant plus lourd. L’édifice est déstabilisé, les fragiles pierres volées ne suffisent plus. Le monument s’est alors écrasé une première fois sur les grands singes. Ne restant plus qu’un battit bancale cherchant à retrouver son équilibre, les derniers porteurs ne profitent plus alors du confort de l’édifice, luttent pour ne pas être écrasés. L’effort devient trop important pour les générations suivantes, les uns commencent à voler les pierres des autres. Le malheur légitime du premier est de se soulager du poids insoutenable du monument, mais vient à son tour oublier que tous sont condamnés à une pire torture sans l’intégrité du prochain. C’est dans le conflit que la nature nous abandonne, elle qui lutte à retrouver sa stabilité, nous qui nous nous battons pour ne pas être écrasés. Pris par une rage de vivre tel que l’on s’entre-tu désespérement. Finalement, ne nous sommes que victime de l’autre, bien que tous face aux mêmes difficultés.
La pluie tombe, encore, ils restent, ils attendent, ils se tuent à l’ennui. Après quelques fragments d’éternité, le bruit assourdissant de l’orage se fait un petit peu plus discret, les grêlons cessent de tomber, les oreilles bourdonnent, assourdi par une forme de retour au silence. Le loup réajusta le pansement de son amie, elle leva sur lui des yeux inquiets. Tous deux avaient un tas de questions et si peu de réponses. Elle se tourna vers le renard qui n’avait pas changé d’attitude après tout ce temps et s’adressa à lui avec une voix triste, basse.
« - Rick ? »
Le petit animal fuyait son regard, il resta les yeux rivés sur le sol. Un petit geste de l’oreille indiqua pourtant qu’il écoutait.
« - Pourquoi ? reprit-elle. Nous avons besoin de savoir pourquoi tu as fais ça… C’était ça le sang à Neotasgos ? »
Le renard s’essuya un œil et prit quelques instants, inspira un grand coup pour garder une voix claire.
« - Rien ne va jamais excuser ce que j’ai fait Hayata… Jamais vous n’allez me regarder de la même manière, ni m’aimer, si je vous dis tout… Je n’ai jamais rien dit pour ne pas que vous m’abandonnez…
- Rick… continua Pako. Après le chemin que nous avons fait, tu nous dois la vérité… J'aimerais te pardonner… Les autres aussi j’en suis sûr, mais nous devons savoir. »
Le petit animal serra un peu plus ses jambes contre lui et marqua une nouvelle pause.
« - Oui… Les tâches à Neotasgos… Ce sang était d’un autre vice de chair que j’ai commis… Je suis désolé… »
Hayata se caressa silencieusement le front en ferma les yeux, pour mesurer le poid que cet aveux avait enlevé ou rajouté, personne ne savait vraiment. Pako poursuivi ;
« - Tu peux nous raconter ?
- C’est long à expliquer… J’habitais dans une petite maison en bois avec mes parents, papa et maman, aux alentours de Neotasgos, nous étions totalement isolés, on n’avait que de rares contacts avec les gens, seulement pour troquer des nécessaires. Loin de tout et de tout le monde. Ça ne m’avait jamais posé de problème. Je veux dire, nous avions tout ce qu’il nous fallait, un petit potager pour vivre, des récupérateurs d’eau de pluie, du bois pour l’hiver, c’était petit mais confortable pour nous trois. Le reste de mes frères et sœurs sont partis eux, sortit du cocon familial, je suis le dernier de la portée. Mes parents commençaient à être vieux, ils n’avaient pas toujours toute leur tête, un début de démence je crois, mais bien assez pour qu’on puisse vivre paisiblement, on s’aimait. Je n’en ai jamais douté. Tout à basculé avec les dernières périodes de sécheresse. Le manque de pluie affaiblissait progressivement nos plantes, les récoltes devenaient de plus en plus maigres, les légumes de moins en moins gros. Puis il n’a pas plu pendant deux semaines d’un seul tenant, on avait tout perdu. Les plantes étaient brûlées par la chaleur, nos réserves d'eau asséchées, avec des attaques d’insectes piqueurs sans précédent. Nous nous sommes enfermés dans la cabane. Mon père a pensé que le plus sage serait de rester cloîtrer pendant quelque temps, à l'abri de la chaleur et des insectes. Nous avons rapidement écoulés nos réserves de nourritures et d’eau. La soif était la pire des deux. On n’avait rien bu depuis plus d’une journée, rien mangé depuis cinq jours. Je passais mes journées prostrée dans un coin de la pièce à vivre pour oublier la faim qui me déchirait l’estomac et cette soif qui faisait perdre la tête, donnait des migraines épouvantables. Je ne pouvais pas savoir si j’étais épuisé par l’ennui ou sur le point de m’évanouir de faiblesse. Mes parents souffraient eux aussi terriblement de cette insupportable soif. Des disputes éclataient dans cette l’atmosphère malsaine, je n’en voyais plus le bout. Papa à refusé que l’on parte jusqu’à la fin. Il devenait incohérent, regardait le bois de la table durant des horas sans broncher. Maman perdait aussi pied. Elle faisait les cent pas devant une fenêtre. Parfois ils parlaient seuls ou sans écouter l’autre, balbutiaient. Un jour, alors que j’avais la tête collée contre une vitre pour écouter le nuage d'insectes dehors, mon père est venu me voir. Je ne pourrais pas décrire cette expression de fatigue sur son visage. Les yeux vitreux, les paupières creusées comme le pan d’une montagne effondrée, il tremblait, sa respiration rapide, des tics nerveux pleins le visages. Il a dit quelque chose sans articuler en prenant mon poignet, j’ai compris qu’il fallait le suivre. Et il m’a emmené dans une pièce où l’on coupait les bûches de l’hiver. Il fit signe de m'asseoir contre le mur et me tira le bras bien haut, noua une corde autour de mon poignet et lia la corde à un anneau attaché au mur. J’ai commencé à paniquer, je lui ai demandé ce qu’il se passait plusieurs fois, en tirant ses habits pour le raisonner, mais il sortit de la pièce sans me jeter le moindre regard. La peur au ventre, je compris ce qu’il se passait. Je tenta de dénouer le nœud de mon poignet, mais il était trop serré. Dans l’autre pièce les voix de mes parents se faisaient entendre, agitées, mon père remuait bruyamment tous les tiroirs de la maison. Il y avait une hachette plantée dans un rondin, pratiquement à la portée de mes mains, même la corde tendue et dans toute ma longueur je ne faisais qu’effleurer le manche. Je n’avais plus beaucoup de temps, je força plusieurs fois sur la corde, tira de toutes mes forces sur mon poignet. Je tombai subitement à la renverse. Mes mains avaient été tout juste assez fines pour se glisser hors de la boucle. Mon père arrivait, je pris la hache sans réfléchir et me cacha derrière le mur à côté du pas de la porte, debout sur une rangée de bûches empilées. Je pouvais entendre sa lourde et lente démarche. Il entra. Le bruit du chien d’un révolver cliqua dès qu’il eut mis un pas dans la pièce. Il était juste là, devant moi, mais ne m’avait pas vu et marqua une longue pause. Il semblait être perdu devant l’absence de ma présence. Je ne sais pas quoi faire, ni comment. J’ai jeté lourdement la hache sur lui avec le plat de l’outil, j’espérais ne pas le tuer. Il s’écroula sourdement contre les bûches, éteint sur l’instant. Les bûches dégringolèrent dans toutes la pièce et une mare de sang rouge clair envahit rapidement tout le sol, je lui ai ouvert le crâne. J’étais tétanisé, tombé dans la pile de bûches. Puis j’ai vu ma mère entrer. Elle n’avait pas ces yeux vitreux de mon père, c’était des yeux remplis d’une tristesse ineffable, figée devant le cadavre de mon père pris sous les bûches. Maman posa ses yeux sur moi, je n’ai pas pu lire l’émotion qu’elle a ressenti à mon égard en premier lieu, mais celle-ci fut vite remplacée par une colère noire. Son regard fixa ensuite l’arme toujours prise dans la main de mon père. Je l’ai suppliée de ne rien faire. Elle se jeta dessus et je dû aussi. Tout est allé si vite, on s’est battu dans toutes la maison, renversant la table, les chaises, tous les meubles, en tentant de s’arracher l’arme des mains de l’autre. On a lutté jusqu’au sol, avant qu’une détonation assourdissante mette fin à cette violence. Elle se figea et s’écarta de moi. Désemparée. Je pu voir ses vêtement brûlé par le tir s’imbiber aussi vite de sang, la balle au milieu de la poitrine. Je n’ai pas bougé. Elle grogna sur moi en rampant en arrière, tenant fermement la plaie, jusqu’au coin de la pièce où elle s’est prostrée. Je ne la reconnaissais plus, c’était une haine sauvage qui brûlait dans son regard. Je l’ai regardé agoniser jusqu'à la fin, s’éteindre doucement dans une position un peu étrange, la tête collée contre le mur. Je suis resté au même endroit, jusqu’au soir où je me suis décidé à me lever malgré les violents vertiges qui me prenaient la tête. Je suis allé voir mon père, il n’avait pas bougé. Il était mort. Elle était morte elle aussi. J’ai pleuré, j’errais dans la maison en évitant les corps du regard. La nuit tomba, je n’ai pas allumé la moindre bougie. Il y avait une forte odeur qui avait imbibé l’air. C’était si étrange… Cette odeur cadavérique, repoussante, me faisait saliver malgré mon dégoût. Je perdais pied aussi, je le savais. L’odeur ravivait la sensation de faim qui ne m’avait jamais fait autant souffrir à ce jour. La soif me nouait la gorge, la chaleur m’empêchait de respirer, j’haletais et chacune de mes inspirations était plus douloureuse que la précédente. Le poids de la fatigue était sans égal, si forte qu’on en perd la sensation et la proportion de ses membres, on s’enfonce dans le sol, on tombe, on s’étire, alors qu’on reste immobile sur le plancher. Tout semble à la fois exacerbé et inerte. J’ai perdu pied, je n’ai rien contrôlé. Le lendemain matin je me suis réveillé dans une pièce jonchée de tripes et de chairs sanglantes. Ma mère était toujours au coin de la pièce, mais éventrée. Mon père avait été traîné au milieu de la pièce, écharpé, dévisagé. J’ai regardé mes mains, elles étaient couvertes de ce sang. J’étais couvert de ce sang. Avec ce goût très net de viande sur la langue. J’aurai pu me sentir mal, mais tous les maux qui m'avaient rendu l’existence si pénible avaient disparu. Je n’avais plus faim, plus soif, presque plus aucune fatigue. Mais j’avais honte de mon geste. Je n'en ai aucun souvenir, je ne sais pas quand tout a basculé en moi. Je savais que c’était une faute impardonnable. Je voulais partir d’ici, enterrer cette vie le plus loin possible. Oublier. J’ai regardé la maison avec nostalgie en dépit du cauchemar qui se trouvait juste là sous mes yeux. Je n’ai rien emporté. J’ai ouvert la porte et j’ai couru le plus loin possible sans m’arrêter pour échapper aux insectes. J’ai été piqué de très nombreuses fois, mais je n’ai jamais arrêté, jusqu’à tomber à nouveau à bout de force. J’ai errer pendant deux jours dans la lande avec la chaleur et la sécheresse. Je n’ai rien trouvé à boire ni à manger. La soif est revenue, aussi terrible que les jours précédents, deux jours sans boire. J’avançais sans m’en rendre compte, machinalement, je n’étais plus présent, j’allais mourir. Je me souviens avoir vu de silhouette sur un chemin, puis voile noir. Plus rien. Vous connaissez la suite… Je n’ai aucune idée de ce qu’il m’a pris tout à l’heure, il te tenait en joue, je n’avais plus de munition. Je n’ai rien contrôlé…
- Rick… Tu as goûté au sang, soupira le loup. Tu ne pourras plus te séparer de ça.
- Je ne suis pas devenu fou Pako ! Je ne l’ai jamais été ! Vous savez qui je suis ! Je suis toujours le même !
- Tu ne peux pas contrôler Rick ! Tu ne peux pas faire ça ! Tu brises les liens qui ont uni les animaux depuis des générations !
- Et tu t’opposes aux valeurs de mère nature ! Qui tu es pour te donner ce droit ?! » continua Hayata.
Il marqua une pause et répondit :
« - Un renard Hayata… Je suis un renard…
- Qu’est-ce que tu racontes Rick ?
- Les premiers jours que l’on s’est connu… mon silence m’a donné l’occasion de méditer sur ce que j’ai fait… Pako… Tu te souviens de tout ce dont tu m’as parlé à Potamos ?
- De quoi je t’ai parlé ? répondit-il.
- L’araignée, la chenille… Que chacun à sa place…
- Rick ? Qu’est-ce que tu veux dire ? continua Hayata.
- “Mère nature est une horlogère, il est important que chacune des pièces restent à leur place…” Elle nous a donné ces crocs et ces instincts… Je suis perdu, je ne saisis plus où j’en suis dans les préceptes de paix…
- Rick… par notre mère… écoute toi… Et Alison ? Regarde la, Rick… Elle t’a tiré des champs, elle a essayé de te protéger là où je ne pouvais pas veiller sur toi… Regarde la… C’est une biche…»
Elle la montra. Alison regardait Rick désolée et réduite au silence par ces mots. Le petit animal était dévisagé.
« - Je… Non… Alison…
- Tu vas garder cette muselière Rick… Je ne veux pas que tu l’enlèves… surtout à côté d’Alison.
- Je n’ai jamais attaqué Alison, Hayata… C’est mon amie…
- Y’a rien de cohérent dans ce que tu racontes Rick… Je ne veux plus t’entendre parler de ça… Tu ne peux pas te contrôler Rick… Tu as trop écouté l’instinct, tu as goûté au sang… Je veux que tu te repentisses ou tu vas te perdre dans le vice… Jure nous de ne jamais recommencer une horreur pareil. »
La louve essuya une larme, Rick avait la gorge nouée.
« - Je ne recommencerai pas Hayata… Je te le promets.
- Va te nettoyer de tout ça Rick… Je veux plus te voir dans cet état… »
Il se leva doucement et sortit tristement de l'abri. Hayata se prit la tête dans les mains et ferma les yeux quelques instants. Le loup lui caressa silencieusement le dos avant d’échanger quelques mots avec Alison.
Pendant ce temps le renard errait dans la forêt afin de trouver une flaque, le poid de la culpabilité sur les épaules. Il s’agenouilla devant une large flaque un peu boueuse et prit de l’eau dans le creux de ses mains pour commencer à se frotter la gorge. Le renard était gêné par sa muselière, il ne pouvait pas nettoyer sa gueule. Il essaya de l’enlever, força dessus, sans succès. Difficile de l’enlever sans aide. Alors qu’il se décourageait, on lui vint en aide et la muselière tomba dans ses mains. Le renard commença à se nettoyer la gueule.
« - Pourquoi es-tu revenu ? demanda-t-il à Pako qui s’accroupissait à côté de lui.
- Je voulais te voir. Seul à seul.
- Ça ne sert à rien Pako. Je vais partir.
- Pourquoi tu t’en irais ? Nous avons besoin de toi tu sais ?
- Je refuse de vous faire porter un fardeau comme celui-ci… Je n’ai plus ma place après avoir commis des vices de chair. Hayata l’a bien dit, je ne sais pas me contrôler… J’ai brisé quelque chose à jamais…
- Viens la Rick, fit le loup tout bas en le prenant dans ses bras. Tu as sauvé Hayata tout à l’heure… Et tout le monde te doit ça. Je te dois ça. Qu’importe combien elle est triste en ce moment, elle sait autant que moi que tu n’as fait que défendre la meute. Tu as fait tout ce qui est dans ton pouvoir. Elle est bien plus pieuse que moi, c'est normal qu’elle soit perturbée par ce vice. Mais je sais que nous pouvons te faire confiance parce que tu as été prêt à tout donner. Tu dois juste respecter ta promesse, tu sais autant que moi que les choses ne pourront jamais fonctionner ainsi. Le sang coule déjà assez aujourd’hui. Par respect pour Alison qui a beaucoup donné pour toi et par respect de ce qui reste de la paix demeurant entre les animaux. Part si c’est ce que le cœur te dit. Mais il y aura toujours une place à nos côtés Rick, souviens-toi. Je sais que nous le pensions tous les trois. »
Le loup se leva et lui caressa la tête une dernière fois. Le renard ne dit rien et le regarda partir. Il resta là.
Pako revint auprès de ses deux autres amies.
« - Tu es allé le voir ? lui demanda Alison.
- Oui. Il m’a dit qu’il comptait partir. Je lui ai parlé et lui ai laissé le choix de rester. »
Hayata ôta ses mains de sa tête et se leva.
« - Nous devons l’attendre, fit-elle. Attendons le une demi horas. S’il ne revient pas, nous devrons reprendre la route. Je veux lui laisser le temps de réfléchir.
- Où iront nous ? demanda Alison.
- Avancer et espérer retrouver un chemin, continuer vers le nord. Au-delà je ne sais pas… Nous sommes perdus après tout. »
Ils attendirent, encore. La forêt était calme. Un calme plat. À mesure que le temps passait, les visages se fermaient, Alison commençait à se résigner. Les loups, eux, se montraient de plus en plus soucieux, tendu. L’horas du départ s’approche tout doucement. La biche s’approcha de son amie :
« - Hayata, il est temps de s’en aller. Il ne reviendra pas. » fit-elle tout bas, la louve se dévisagea et baissa les oreilles.
« - J’aurai aimé l’attendre plus, Alison… » répondit-elle.
Pako s’approcha et posa une main sur son épaule, désolé.
« - Je n’ai vraiment pas envie de le laisser partir Pako, continua-t-elle. On peut encore le retrouver ? Il n’a rien pris avec lui. Je n’ai pas pu lui dire au revoir…
- Il est parti Hayata, répondit la biche. Mais il s’en sortira. Je n’en ai aucun doute. C’est ce qu’il a choisi. »
Alison lui fit gentiment signe de partir. La louve finit par accepter la réalité. Les deux loups s’en allèrent avec la biche, l’esprit morne. Ils ne regardèrent pas derrière, il fallait continuer. Aussi soudainement une sensation de vide s’empare d’eux, il manque un son de pas parmi les leurs. On sent comme une présence fantomatique à mesure que l’on avance. Comme s’il se trouvait toujours à leur côté à chaque fois qu’ils détournent le regard. Il n’y a pourtant rien quand l’on se retourne et le vide est bien là. Sa présence disparaît progressivement, mais son odeur reste encore sur les mains, les habits, s’accentue à mesure que la distance augmente. Le cœur se serre, les souvenirs reviennent, il faut pourtant les laisser partir, eux aussi.
Ils avancèrent longuement, la forêt empêchait une bonne notion du temps, tout semblait passer si lentement. Difficile de se changer les idées, difficile de discuter. Hayata senti quelque chose sur sa main, elle se tourna instinctivement vers Pako.
« - Tu veux quelque chose Pako ? » demanda-t-elle doucement. Mais ne demeurait que son ami surpris, lui qui n'avait rien fait. Elle baissa les yeux et vit Rick avec sa muselière, en train de lui tenir légèrement la main. Son cœur se serra et elle l'enlaça aussitôt dans l'émotion. Ses deux autres amis s'arrêtèrent aussitôt qu'ils eussent compris.
« - Bon sang j'ai cru ne jamais te revoir petit con… soupira-t-elle de soulagement, le serrant presque trop fort.
- La providence m'a donné une nouvelle famille… Je ne compte pas la perdre elle aussi… »
Pako se hâta et lui mit une main sur la tête.
« - Je suis si content que tu sois revenu, comment as-tu fait pour nous retrouver ?
- J'ai rebroussé chemin et j'ai fait au flair… J'ai sincèrement cru vous perdre… »
Rick se tourna vers Alison qui regardait les retrouvailles plus loin, elle n'avait pas bougée, les bras croisés. Il lui fit un sourire timide, mais elle demeura silencieuse et se contenta d'un signe de la tête discret, détaché. Le renard eut l'air désolé et se retourna vers les deux loups qui l'acceuillaient. Alors que ce petit moment de fête prenait fin, il reprit la route dans la forêt. Le temps s’était subitement éclairci, la chaleur épouvantable des derniers jours revint en force malgré les arbres, la météo était toujours aussi dangereuse qu’incompréhensible, cela faisait bien longtemps que l’intuition remplaçait les prévisions. La traverser s'avérait difficile, il n'y avait aucun chemin, pas une seule coulée et durent entamer eux même la végétation trop dense pour progresser lentement. Passants à travers ronces, ajoncs, parterre de petits houx. Avancer lentement, au prix de grands efforts, rationaliser l’eau fut rapidement une priorité. La faim les regagnèrent, cette forêt offrait trop peu de nourriture. Pako prit la tête du groupe qui avançait les uns derrière les autres, pour espérer tomber sur quelques plantes. Seules les feuilles d’un tilleul purent servir de petit encas pour atténuer la faim, mais aucune autre occasion de se rassasier ne se présenta.
Le soir tomba, il décidèrent de s’arrêter pour une partie de la nuit et se reposer, d’avancer avec prudence. Ils n’allumèrent pas de feu, profitant de leur bonne vue nocturne commune.
Cette fois, ils prirent le temps de recompter les munitions, suite à la fusillade au convoi, un bon nombre avaient été écoulés, il n’y avait alors aucune certitude de trouver un nouveau ravitaillement. La plus inquiétée était Alison, qui ne détenait plus qu’une paire de chargeurs. Le genre de munition utilisé était assez coûteux et bien moins courant que les armes des deux loups. Hayata lui fit aussi remarquer que son fusil risque de ne pas durer dans le temps à cause de sa nature, en cas de casse l’arme deviendra impossible à réparer. Maintenant hors du Fort, celle-ci deviendra sans aucun doute rapidement source de problème pour elle. Rick quant à lui ne semblait pas prêt de retrouver son pistolet. Alison, un peu en retrait, le gardait et n’avait aucunement évoqué l’attention de le rendre. Un moment, le jeune renard fit mine d’essayer d’enlever sa muselière pour mieux respirer, la biche siffla sèchement en le fusillant du regard pour l’en décourager. Hayata ne dira rien et demanda à Rick de s’allonger sur le sol pour trouver de la fraîcheur. Le malaise était encore bien présent et avait rendu l’atmosphère bien inconfortable pour chacun d’entre eux. Tous parlaient peu au final.
Ils continuèrent à errer par saut de puce toute la nuit. Puis encore la journée d’après où il plut à nouveau en quantité. La forêt était vaste. Au milieu de la seconde journée, ils arrivèrent à la lisière sous un ciel couvert. Ils n’avaient pratiquement rien mangé dans ce labyrinthe trop pauvre, les arbres étaient tous amoindris, feuillage jaunit ou nécrosés symptomatique d’un manque d’eau prolongé. C’était pourtant un instant de répit inédit, le temps était calme, ils avaient avancé avec prudence, à pas tranquille. Devant eux s’étendait une nouvelle lande très étrange, visiblement modelée par le feu, la végétation était très basse et mourante, les averses abondantes des derniers jours offraient un site hybride aux allures de marécages. Le paysage avait aussi été travaillé, ponctué par les roseaux ou autres herbes hautes, traversé par de nombreux canaux et fossés où s’écoulait l’excès d’eau de pluie de ces derniers jours dans une direction bien précise. Un vent bien particulier soufflait, sec, à la sonorité et l’odeur si distinct. La louve se tourna vers Pako l’air déconcertée : « Nous sommes pas loin du littoral. » Il était difficile de réaliser la distance qu'ils avaient alors parcourue.
Le groupe avança encore pendant plusieurs kilomètres. Quand parurent d’épaisses colonnes de fumée noire au loin. Ils hésitèrent. Leur ressources épuisées, il ne fallait manquer aucune opportunité de pouvoir trouver nourriture et munitions. Alors que l’origine des fumées ardentes s’entre apercevaient, Rick marchait au bord du chemin, le long des fossés presque débordant. Le regard se baladant avec lui sur ce cours d’eau trouble pour laisser ses pensées l’évader de l’effort fourni par la marche. Mais il fut vite interrompu par une onde parasite à la surface de cet écoulement, quelque chose flottant sans doute. À première vue, difficile de distinguer l’objet en question, une longue branche couverte de feuilles, d’herbes détrempées, prise dans du tissu. Étrangement long et aux formes peu naturelles pour une branche ou un tronc, il le soutint du regard quelques instants. C’est quand il discerna enfin un pelage, une queue et des oreilles, qu’il comprit ce dont il s’agissait. Le renard fit quelques pas sans perdre des yeux sa funeste découverte et tira la manche de Hayata. Sans un mot, il lui pointa du doigt le fossé. Le groupe s’arrêta silencieusement et virent à leur tour le premier corps d’un chien dérivant dans l’écoulement. Rejoint rapidement par trois ou quatres autres cadavres flottant lentement. D’abord un chat, mais surtout des animaux plus fragiles tels qu’un mouton, un porcelet et quelques rongeurs méconnaissables à cause de l’eau sale.
Ils comprirent tous que sous ces colonnes de fumées se trouvaient alors quelque chose de bien plus grave que de simple foyer.
Armes en mains, ils progressèrent sans hâte vers les flammes maintenant visibles. C’était des habitations, au murs de pierres et de toits de roseaux, embrasés. La, un grenier en flamme, le vent s'engouffrait dans son antre, faisant gronder l’incendie dans un bruit assourdissant, si chaud et puissant que toute l’atmosphère en était envahie par la chaleur, l’odeur de cendre et de charbon. Se mêlait aussi l’odeur bien distincte de sang dans l’air provenant de quelques villageois allongés sur le sol, morts de quelques balles dans le dos. À mesure qu’ils explorent ce massacre, ils découvrent un peu plus de corps, de charrettes renversées, d’affaires étalées sur le sol, de huttes dévalisées. Tous les quatres étaient dans une scène de pillage, il n’y avait là aucun doute. Une habitation s’écroule sous le poids des flammes, soufflant un nuage de cendres et de poussières. Ils se couvrirent tous les yeux. Le nuage se dissipa progressivement, une genette surgit brusquement du nuage, pointant agressivement une carabine semi automatique sur eux.
Les loups eurent un mouvement de recul, Pako attrapant la peau du coup de Rick pour l’emmener dans le mouvement, Alison se montra immédiatement prête à tirer.
Un ragondin, un ours, sangliers, loups, cerfs… bien d’autres sortirent de la fumée armes en mains, les yeux remplis de haine.
« - Foriru de ĉi tie ! Iru ! Mi ĵuras al vi, ke mi mortigos vin ! » cria la genette en agitant son fusil.
Tous les autres animaux scandaient des insultes, sommant de partir. Beaucoup d'armes se pointèrent sur Alison qui avait le doigt sur la détente et ne s’était pas démontée devant la menace. Les loups tentèrent de répondre, s’expliquer, apaiser la situation en montrant leur mains sans armes. Mais en face, tous demeuraient sourds. La confusion éleva des voix de plus en plus menaçantes. Ils criaient tous de déposer les armes pourtant Alison tenait sa position de tir malgré les menaces, impassible. Pako, assourdi par le désordre et le boucan, lui gueula de baisser son arme, la traitant d’inconsciente. Elle finit par se résigner et rangea son fusil.
Les animaux s’approchèrent rapidement d’elle qui montra ses mains. Ils l’a mirent à genoux et un coup de canon lui frappa la tempe, elle manqua d’être assommée sur l’instant.
« - Hé ! Ŝi kapitulacis! Ni demetis niajn armilojn! » leur cria Pako.
D’autres le sépara de Hayata et prirent Rick par le bras, tentant de l’arracher à la louve qui le retena.
« - Kial li estas muzeligita?! pesta un de ceux qui s’emparait de Rick.
- Li …
- Mi demandas lin ! » lança l’animal qui interrompit Hayata.
Le petit renard se fit attraper par la muselière et secoué alors que les villageois enragé lui répétaient inlassablement la question.
« - Li ne komprenas vin! leur lança-t-elle. Li ne parolas Esperanton!
- Kial do la muzelo?! »
La louve hésita mais finit par abréger :
« - Li estas pentanta ! Lasu lin sola ! »
Les animaux le lâchèrent avec un mouvement recul rempli de dégoût. Rick était totalement déboussolé et retourna auprès de Hayata.