Cité impériale d’Archadès – mois du Scorpion 696
Le seigneur Vayne avait cédé.
Après tout, le juge Zargabaath, celui qui avait apparemment le plus de raisons de se méfier de Cid, avait fini par reconnaître le bien-fondé du chantier scientifique et avait donné son feu vert. Zecht et les autres Hauts Juges ne se furent pas opposés non plus – la situation était donc claire.
Il avait bien lu le « langage des yeux » de Cid comme de Ludy lors de leur seconde réunion, au moment où il leur annonçait la bonne nouvelle. Les deux s’étaient montrés respectueux et reconnaissants, avec une effusion de joie du côté de la jeune femme, tandis que l’homme s’était contenté d’afficher la mine de quelqu’un qui s’attendait à un tel résultat. Trop confiant, le Cid ? Cela n’était pas spécialement un défaut. Bien sûr, il se souvenait d’un lointain passé où Sentia Solidor avait été absolument catégorique, refusant qu’il se trouvât embarqué dans un projet dirigé par Cid. Mais aurait-elle été aussi formelle si une femme aussi motivée que Ludy avait été impliquée au plus haut degré ? Rien n’était moins sûr. En somme, ce qu’il avait retenu comme certitude de la part de feu l’Impératrice était que Cid ne devait pas occuper le poste de directeur de Draklor. Or, à sa base, le projet prévoyait à ce poste Ludy. Vayne n’aurait donc rien à craindre.
Au cours des semaines qui s’étaient ensuivi, il avait appris à s’habituer aux phrases toutes faites du scientifique, à ses convictions que la science pouvait améliorer l’humanité, ainsi qu’à son vocabulaire très chargé pour illustrer le fil de sa pensée. Il reconnaissait bien là un professeur. Ou un père. La croyance que quelqu’un ayant des enfants ne pouvait être cruel ou égoïste le confortait davantage dans sa décision. Quant à l’élève, le « vilain petit canard » de la maison Doros, elle avait su très tôt le mettre à l’aise avec son sourire déformé mais sincère, ses schémas clairs, sa voix percutante, et sa passion absolue pour des thématiques comme l’astronomie, la chimie, la mécanique ou l’électronique. Il avait rapidement compris que dans la « petite tête » se bousculaient théories complexes et méthodologies minutieuses, qu’elle avait le don d’expliquer aussi naturellement qu’une récitation de comptine, étape par étape. Jamais elle ne s’était montrée supérieure ou railleuse face à son ignorance de la plupart des sujets qu’elle maîtrisait – Sentia ayant davantage focalisé son éducation sur les arts que les sciences. En toute chose, Ludy était compréhensive, patiente, et très organisée, pour réussir à lui faire assimiler les concepts nécessaires à la planification du chantier. Quant à la partie pratique, la blonde y excellait également avec ses propositions d’expériences, sa liste toute faite d’ingrédients et de matériel nécessaires, ainsi que son sens affûté de la gestion de projet. Mais ce qu’il préférait chez le docteur Ludy, c’était sans aucun conteste ses dix mille idées à la minute. Elle ne prenait jamais la parole en premier, mais quand Cid la lui donnait, elle ne s’arrêtait pas. C’était comme si elle avait en elle une source inépuisable de réponses – toutes pertinentes au demeurant – aux questions de son domaine qu’on lui posait.
Un beau jour, alors que Cid était sorti dans le couloir et que Ludy rangeait ses affaires, Vayne avait pris l’initiative de la questionner :
— Avez-vous connu ma mère, docteur Ludy ?
Elle s’était arrêtée net, se retournant timidement, ses yeux globuleux sortant presque de leurs orbites.
— Pas… Pas personnellement, Seigneur, mais elle s’était rendue à l’Académie plusieurs fois. J’ai écouté ses discours avec intérêt. Cependant, je n’ai jamais osé lui parler.
Vayne sourit.
— Qu’avez-vous pensé de ses discours et de ses actions ?
— Oh ! Vous savez, toutes les filles de ma génération étaient des admiratrices de l’Impératrice Sentia. Le regard déterminé, le nez majestueux, et surtout la Dansante de Rillana… Tout le monde en a forcément entendu parler ! Son aura internationale et sa grandeur étaient un modèle pour nous toutes. Et puis elle a tellement fait – pour les filles et les enfants en général, mais aussi pour la science et pour tout le pays. N’est-ce pas grâce à elle que nous pourrons bientôt travailler dans un cadre exceptionnel ?
— Vous n’êtes point obligée de feindre l’admiration si vous ne vous retrouvez pas dans la vision qu’elle avait. Je sais qu’elle avait beaucoup d’opposants et même des ennemis.
— Je n’en fais guère partie, Seigneur ! se plaignit Ludy en secouant les mains en signe de négation. Je suis tout à fait sincère et je ne comprends absolument pas tout citoyen de ce pays qui refuse d’admettre que cette dame a été la plus grande bénédiction que l’Empire ait connu depuis bien longtemps. Surtout quand je vois l’intelligence de sa progéniture !
Embarrassé devant son clin d’œil maladroit, Vayne recula en rougissant et bredouilla :
— Euh… Si vous le dites. Avez-vous vous-même des enfants, Docteur ?
Apaisée, la jeune femme acheva de ramasser ses dossiers et se redressa.
— Non. Je n’en ai aucun. Et je n’ai jamais été mariée. Je n’ai que le docteur Cid et…
Tout d’un coup, de sa main libre, elle se bâillonna et rougit à son tour :
— Oh, ce n’est pas du tout ce que vous croyez, Seigneur ! Tout ce que je fais, c’est… Travailler avec le docteur, et l’aider aussi par rapport à Ffamran.
— Ffamran ? répéta Vayne.
— Le plus jeune fils du docteur, celui qui vit avec lui.
« Parce qu’il y en a qui ne vivent pas avec lui ? » se dit le jeune homme, perplexe. Il reprit d’un ton affable :
— Vous devriez l’inviter un jour. Je serais ravi de faire sa connaissance.
— Inviter qui ?
Le docteur Cid avait refait irruption dans la pièce, et le regard de son assistante se perdit dans tous les sens.
— F… Ffamran, balbutia-t-elle. Mais c’est une mauvaise idée. Oh, c’est un garçon adorable ! Mais je ne pense pas qu’il aimera ce genre d’endroit. Vous savez, ce n’est qu’un enfant, il risque de ne pas respecter le protocole…
— Plus tard, alors ! suggéra Vayne en se dirigeant vers la sortie, leur faisant signe de le suivre de ses deux bras.
Durant le mois qui suivit, alors qu’il était occupé à décortiquer une pile de documents, trois coups retentirent contre la porte.
— Entrez.
— Bonjour, Seigneur.
Il releva tout de suite la tête et accueillit chaleureusement le juge Zargabaath.
— Comment vous portez-vous ? lui demanda ce dernier.
— Très bien, je vous remercie. Et vous-même ?
— De même. Tenez, lisez ce que j’ai reçu ce matin. De la part du doyen de l’Académie des Sciences.
Vayne saisit la lettre et ses yeux décortiquèrent la structure du texte.
— Il n’y a pas de formule d’adresse. D’ailleurs, c’est votre écriture.
— En effet, Seigneur. C’est parce que je me suis permis d’en faire une copie. J’ai écrit au doyen en utilisant mon identité civile.
Ah, l’identité civile. Sentia lui avait expliqué que chacun des Hauts Juges, en recevant l’Épée du Serment des mains de l’Empereur, avait abandonné le personnage qu’il était avant d’entrer dans l’armée, pour en incarner un nouveau, le plus souvent associé à un nom de code. Il avait déjà interrogé sa mère au sujet des identités civiles de certains des juges, mais elle avait répondu qu’elle-même les ignorait. La vérité était que, dans le cadre de leur mission de protection de la famille impériale, les Hauts Juges gardaient ces informations secrètes pour leurs maîtres. Le seigneur Vayne doutait fort que quelqu’un d’aussi puissant que Sentia Solidor eût pu être tout à fait ignorante des maisons auxquelles appartenaient ses plus proches collaborateurs, mais d’un autre côté il n’avait aucune preuve du contraire. Et bien que la question le démangeât au plus haut point, en particulier pour le juge Zargabaath, il se retint de la poser et se concentra sur la lettre.
… tout à fait satisfait de recevoir de vos nouvelles. En ce qui concerne vos interrogations au sujet de mon ancienne élève, Shysie Ludmilla Doros, voici en quelques mots comment je pourrais vous répondre.
C’est un personnage comme il en existe au maximum une fois par génération dans les Académies Impériales. Comme nous tous, elle possédait des défauts ; en l’occurrence son introversion extrême qui l’empêchait de se rapprocher de ses camarades et de ses professeurs pour obtenir des informations qui lui auraient permis d’avancer plus vite. Mais c’est là tout ce que je vois.
Tout en elle, dans ses capacités d’analyse, dans sa curiosité scientifique, dans son approche des problèmes et dans la présentation de ses résultats, frôle l’excellence. Elle n’était pas au même niveau que les autres étudiants, elle avait ses propres standards et ses propres pré-requis. Mes collègues se reposaient souvent sur elle pour fournir une explication délicate à ses camarades, bien mieux qu’ils n’auraient pu le faire eux-mêmes. Durant son doctorat, elle a d’ailleurs assuré quelques cours et travaux pratiques qui auraient pu la guider vers le poste de professeur, mais elle a refusé de suivre cette voie.
En somme, Seigneur, ne vous fiez pas aux formes de son visage et à son air triste et solitaire, et fiez-vous à son potentiel incommensurable d’être un vecteur de progrès au plus haut niveau de l’État. Je puis vous assurer que sous sa carapace un peu dure, c’est un être tout à fait sensible et affectueux, doté de bonnes manières et issu d’une excellente famille, bien que les choses soient un peu délicates en ce moment. L’essentiel est son côté travailleur et sérieux, qui la rendra tôt ou tard immensément prospère, ainsi que ses principes aussi bons et purs que les vôtres. Pour en savoir plus sur cette femme d’exception, je vous renvoie vers le docteur Cidolfus Bunansa, qui a supervisé sa thèse pendant quatre ou cinq ans.
Croyez, cher Seigneur, à l’expression de mes sentiments les meilleurs,
Votre dévoué Philon Rhazès de Bhaskara.
Vayne demeura perplexe, les yeux fixés sur le manuscrit quelques instants. Puis il leva des yeux interrogateurs vers le juge :
— La dernière partie est étrange.
Zargabaath se gratta le sommet de la tête, le regard détourné. Le jeune homme sourit et reprit :
— Je ne sais pas en quels termes vous lui avez écrit mais… S’imagine-t-il que votre courrier était motivé par un projet de mariage ?
— Je le pense, en effet, répondit Zargabaath avant de croiser le regard de son protégé.
Un rire les secoua tous les deux au même moment.
— Merci pour ces précieuses informations, en tous cas, fit Vayne en rangeant le courrier. Je dois donc comprendre que cette Ludy est tout sauf un mauvais personnage.
— C’est bien cela. J’avais quelques doutes étant donné son partenaire, mais pour une raison que j’ignore, il n’a pas l’air de l’avoir influencée moralement – c’est même plutôt l’inverse.
— Tant mieux. Si le bon fond de Ludy a permis d’adoucir Cid par rapport à l’image que vous aviez de lui auparavant, cela n’augure que le meilleur pour l’entreprise qui nous intéresse. Une équipe pleinement investie dans la réussite du chantier !
— Permettez-moi de vous recommander de rester prudent. Chaque étape peut cacher un piège.
Vayne en avait assez des pièges, des trahisons, des déceptions atroces et des soupçons en tout genre. Pour une fois, il avait envie de croire en la bonne foi de ses interlocuteurs, en leurs capacités de création et non de destruction, et en chacune de leurs promesses – qui étaient du reste étayées de nombreuses preuves qu’il était en mesure de comprendre. Cependant, il ne souhaitait pas contredire le juge Zargabaath ni passer pour un pion naïf qu’on pouvait manipuler sur le long terme. Il releva sa tête et lui sourit :
— Je ne le sais que trop bien. Merci, Petit Père.
***
Le docteur Ludy était fatiguée.
Elle avait passé la nuit à angoisser, la matinée à planifier, et l’après-midi à porter des boîtes et des meubles. L’heure était venue à la nuit, la nuit noire et silencieuse qui plongeait toutes les bonnes têtes de la capitale dans un profond sommeil bien mérité. Mais voilà, elle s’était portée volontaire pour ne pas fermer l’œil de la nuit.
— C’est une folie ! avait protesté le docteur Cid la veille. On enverra quelqu’un d’autre de l’équipe passer la nuit sur place. Vous êtes la directrice – vous devez rester en forme.
— C’est précisément parce que je suis la directrice, avait répliqué Ludy, que je prends la décision de me charger moi-même de cette mission. En outre, je sais que je n’arriverais pas à rester tranquille si je n’y suis point.
Elle n’avait pas l’habitude de contrevenir aux ordres de son ancien professeur, mais la situation l’exigeait à ses yeux. Elle devait être là, pour s’assurer que la livraison qui ne pouvait se faire que pendant la nuit s’exécutât dans les meilleures conditions. Ce fut ainsi qu’elle demeura au laboratoire Draklor, ce soir solitaire du Scorpion 696, au milieu des plans éparpillés sur le sol et des tables qu’elle n’avait pas fini de monter. Ses anciens camarades de l’Académie, venus lui prêter main-forte dans l’aménagement de leur futur lieu de travail, s’étaient chargés d’une partie des tâches, mais, le soleil déclinant, elle leur avait demandé de rentrer chez eux, en leur assurant se charger du reste.
— Pourquoi n’ai-je pas la force… ?
Seul l’écho lui répondit.
Ah, la force ! Avec elle, tout aurait été possible. Le montage des meubles, la mise en marche des machines, la préparation des premières expériences et la distribution des rôles dans l’équipe. Mais voilà, elle n’était qu’un être faible et impuissant, rampant au milieu de sa détresse, et incapable d’arriver au terme de la moindre besogne. Tendant sa main vers un objectif invisible, Ludy se heurta soudain à un pilier de bois, avant de recevoir l’intégralité des composants du meuble auquel il appartenait dans la figure.
Se dégageant petit à petit des décombres, elle s’accroupit dans la salle sombre et soupira :
— C’est bien la dernière chose dont j’avais besoin. Que Cid me voie avec une bosse demain !
Parler à voix haute dans le noir lui faisait du bien. L’obscurité lui paraissait une alliée, la solitude une parente et la salle une amie. Elle repensa à Ffamran, à la santé du garçon, à ses devoirs, et à sa vie sans sa mère. Qu’en pensait-il réellement, au fond ? Et comment réagirait-il s’il savait qu’elle l’avait abandonné pour rejoindre les rangs de pirates parmi les plus sanguinaires des mers de Naldoa ? Mieux valait lui épargner cette information le plus longtemps possible.
Au moment où elle sentit le sommeil la gagner, elle décida de marcher vers la baie vitrée, montre à la main. Sous le clair de lune, elle nota l’heure et soupira de nouveau. Ne pouvaient-ils se dépêcher, ces bons à rien de livreurs ? Dépitée, elle retourna s’asseoir dans le noir.
Combien d’heures se passèrent depuis ce moment ? La jeune femme, dans un état d’ivresse nocturne, l’ignorait totalement, et se soupçonnait même d’avoir dormi. Inacceptable ! Elle se redressa et s’assit sur la première chaise qu’elle trouva. Si elle s’était endormie, pourquoi s’était-elle réveillée ? Il lui sembla avoir entendu un bruit, mais elle décida d’attendre. Si les livreurs avaient sonné, ils sonneraient de nouveau.
Le laboratoire Draklor était un gigantesque bâtiment de soixante-dix étages, dont seuls quelques-uns seraient utilisés dans un premier temps. Confortablement installée au second, le docteur Ludy attendit d’entendre clairement la sonnerie retentir avant de descendre par l’ascenseur.
Clés en main, elle appuya sur l’interrupteur du rez-de-chaussée et, un peu éblouie par la lumière, ouvrit l’une après l’autre les lourdes portes du laboratoire.
— Vous êtes ? demanda-t-elle à l’homme qui lui faisait face.
Mais celui-ci ne lui répondit pas. Entrant sans y être invité, il jeta un rapide coup d’œil à gauche et à droite avant de faire un signe vers un groupe de personnes sagement postées derrière lui. S’engouffrant dans les escaliers de service, plusieurs silhouettes vêtues d’habits sombres et volumineux prirent place dans la salle centrale du second. Les suivant au pas de course, Ludy les observa inspecter les lieux, et se plaça devant une petite commode accolée à la table où elle avait travaillé plus tôt dans la journée.
— Eh les gars ! s’écria le premier homme. Y a qu’la donzelle ici ! Fouillez tout !
Sans lui accorder la moindre attention, les brigands se dispersèrent rapidement à travers la pièce et commencèrent à sonder les lieux, tapant sur les objets posés sur leur passage. Discrètement, Ludy ouvrit le premier tiroir de la commode derrière son dos, puis le referma juste au moment où l’un des malfrats allumait la lumière centrale.
— Ah !
Le coup de feu avait atteint l’homme en plein dos. Éberlués, ses complices se ruèrent sur la scientifique, qui ajusta son arme et tira deux nouveaux coups. Trois des silhouettes sombres étaient à présent au sol.
— Trop tard ! s’écria un vangaa, ses écailles rouges brillant sous la lumière artificielle.
Venant du côté gauche, il n’était qu’à un bond de la jeune femme, qui décala sa jambe droite en la fléchissant légèrement. A l’instant où le bâton du reptile allait l’atteindre, elle le saisit par le bras et le souleva, sa masse suivant une trajectoire de cloche avant de s’effondrer sur le sol. Tout de suite après, elle décocha un coup de pied à sa droite, où un autre homme arrivait, dague à la main. Il poussa un cri de douleur et s’agenouilla. Tournant furtivement sa tête de l’autre côté de la pièce, Ludy visa et tira un dernier coup de feu sur le chef qui s’enfuyait par les escaliers.
Tous ses sens étaient à l’affût – en particulier son ouïe. Mais il semblait que le groupe avait bel et bien été mis hors d’état de nuire. Elle se souvint alors des paroles de l’un des juges lors de la dernière réunion :
« Une ligne spéciale entre Draklor et le huitième a été mise en place. S’il vous arrivait malheur, n’hésitez pas à vous en servir. Bonne chance, Mademoiselle. »
Un boîtier de communication… où était-il, déjà ? Elle ouvrit le deuxième tiroir de la commode et le trouva. Appuyant sur le bouton, les mains tremblantes, elle attendit une réponse qui ne viendrait peut-être jamais.
— Palais impérial, huitième étage, …
La voix avait retenti comme une bienfaitrice au milieu de cet étage jonché de débris et de cadavres. La suite des paroles s’était perdue dans un signal brouillé.
— Comment ? fit-elle d’un ton énervé. Qui êtes-vous ?
— Vi-tu Pal-nis-sen, répéta la voix, devenue très claire. Êtes-vous la scientifique restée au laboratoire Draklor ? Que se passe-t-il ?
— Envoyez-moi quelqu’un. Il y a eu des intrus.
Les minutes qui la séparèrent de l’arrivée des troupes impériales lui parurent infinies.
Fort heureusement, aucun des brigands ne se releva avant la troisième sonnerie de la nuit.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle à travers la porte.
— Vous vous doutez bien que je ne communique pas cette information, dit une voix qu’elle connaissait mais que, dans sa frayeur, elle ne parvint pas à identifier.
— Je ne plaisante pas ! cria Ludy.
— Je suis le Haut Juge Zargabaath.
S’en voulant d’avoir pris un ton si âpre, sa honte céda bientôt à la surprise. Pourquoi le Haut Juge venait-il en personne ?
— Où sont-ils ?
— Au deuxième étage. C’est là où j’ai passé la nuit.
— Bien.
Il envoya des soldats à la destination indiquée. Ludy, elle, était paralysée, et n’osa pas bouger.
— Êtes-vous blessée ? lui demanda Zargabaath sans quitter des yeux la rue, sur laquelle le soleil se levait doucement.
— Non.
Les soldats revinrent un à un, emportant les voleurs menottés et les plaçant dans leur véhicule. L’un des soldats demeura en dehors, posté devant son supérieur sans réaction.
— Je suis impressionné par votre courage, finit par déclarer Zargabaath en faisant signe au soldat de patienter. Du reste, j’ignorais que Cid apprenait les arts du combat à ses élèves.
— Ce n’est pas le docteur Cid, pesta Ludy. Je les ai appris par mes propres moyens. Dites-moi plutôt pourquoi vous vous êtes déplacé.
— Pour la même raison que vous êtes restée à Draklor pour la nuit, répondit le juge en se tournant vers elle. Vitu est un brave jeune homme, mais je craignais que la bande appelle des renforts et qu’il ne soit pas de taille. Visiblement, il n’y aura personne d’autre.
En effet, la rue avait retrouvé son calme, avec ses stores baissés et ses petits arbustes dont les feuilles dansaient avec le vent.
— Non… rétorqua Ludy. Regardez !
Un troisième véhicule s’était garé à proximité du laboratoire. Un homme trapu en sortit, suivi d’un autre grand et maigre ; tous les deux s’approchèrent de l’entrée, les bras chargés de cartons. Le juge Zargabaath laissa éclater un grand rire tandis que la jeune femme interpellait les livreurs, les mains sur les hanches :
— C’est maintenant que vous venez ?!
***
Un coup sonore tira brusquement Ludy de son sommeil.
Elle prit une grande inspiration et sauta de son lit, tirant le drap avec elle.
— Oui ? fit-elle en entrebâillant la porte.
— Bonjour, Docteur.
Elle sursauta et, prise dans le drap, tomba de tout son long en se cognant contre la porte. Le docteur Cid ne bougeait pas, observant la scène sans réaction.
— P… Pardonnez-moi, Docteur, je…
— Vous dormiez encore ? demanda-t-il.
— C’est-à-dire que… balbutia-t-elle en se relevant. Je pensais que nous étions d’accord pour que j’aie un jour de repos après la nuit dernière…
— Bien sûr, mais la journée de travail est maintenant terminée, j’étais en route pour chercher Ffamran.
« J’ai dormi tout ce temps ? » se dit la jeune femme, au sommet de la honte.
— Laissez-moi venir avec vous, proposa-t-elle en rejetant le drap sur son lit. Nous serons plus à l’aise dehors.
— Non, non, insista Cid en entrant et s’asseyant sur l’unique chaise du studio où vivait la jeune femme. Je n’en ai pas pour longtemps.
Ludy déglutit et referma la porte. Dans la pénombre, ses yeux rencontrèrent ceux de l’homme venu jusqu’à elle, paisiblement cachés derrière leurs murs de verre, inaccessibles. D’un geste, elle écarta les rideaux de sa fenêtre et se laissa tomber sur le lit.
— La nuit dernière, reprit le docteur Cid en croisant les bras, parlons-en. Comprenez-vous à présent ce que je voulais dire ?
— Oui, répondit Ludy. Mais quel aurait été le résultat si cela avait été tout autre que moi ?
Cid réfléchit un instant mais ne parut pas trouver de réponse satisfaisante.
— Je ne pensais pas que vos capacités de combattante avaient atteint ce niveau, finit-il par dire. Lorsque j’ai entendu parler de l’attaque, j’ai été tout de suite alarmé. J’ai dû vous dire plusieurs fois que je ne pouvais pas me permettre de vous perdre.
Les yeux ambre grands ouverts, Ludy contemplait le portrait de l’homme venu jusqu’à elle parce qu’il s’inquiétait. Ah ! Cruel destin ! Pourquoi fallait-il que les circonstances fussent aussi inopportunes pour une telle visite ?
— Tout ira bien, répondit-elle simplement.
— Qui est venu ramasser la bande ?
— Les soldats du juge Zargabaath.
— Lui ?
Une grimace déforma le visage de l’homme contrarié.
— Il faut toujours qu’il mette le nez dans nos affaires, celui-là. Vous a-t-il amenée au deuxième étage du Palais après ? Ils ont des médecins redoutables, là-bas.
— Inutile, dit Ludy en souriant. Je n’ai pas été blessée.
— Pas une seule fois ?
— Pas une seule fois.
Interloqué, Cid se laissa plusieurs secondes pour réaliser ce qu’il venait d’entendre.
— Quoi qu’il en soit, déclara-t-il, j’ai cru comprendre que le système de sécurité serait opérationnel à partir de la semaine prochaine. Il y aura des caméras à chaque étage ainsi que des alarmes et un mécanisme de verrouillage des portes stratégiques sur les derniers étages. Les bichons m’ont dit que la plupart des meubles du troisième et quatrième avaient été montés. Comment avez-vous fait ?
Les bichons étaient le terme – qu’il voulait affectueux – utilisé par Cid pour désigner ses étudiants, Ludy exclue.
— Je… Je n’ai fait que mon travail.
— A ce rythme, votre santé en pâtira dans cinq ans. Faites attention à vous, s’il vous plaît.
Pourquoi était-il venu jusqu’à elle pour lui apporter des douces paroles sur un plateau d’argent, paroles qu’elle ne pourrait jamais avaler ni accepter pleinement ? Tout ce qu’elle pouvait faire pour lui plaire était continuer de se tuer à la tâche en espérant un mot de reconnaissance de sa part ici et là, qui la tuerait un peu plus. Morphine n’avait pas eu besoin d’autant d’efforts, elle. Morphine était née belle.
— Tout va bien ?
Ludy tressaillit.
— Oui, Docteur, dit-elle doucement.
— Ma présence ici a l’air de vous gêner ; et puis, vous devez avoir faim. Je vous laisse et vous dis à demain.
Elle insista pour le garder près d’elle encore quelques minutes, mais l’homme se releva et ouvrit la porte. Ludy baissa la tête, pensive, puis la laissa tomber sur l’oreiller.
***
— Le seigneur Zecht désirerait vous parler.
— Moi ?
Le docteur Ludy se redressa, quittant la chaise du dix-neuvième sur laquelle elle attendait Cid et Vayne. Elle hésita puis suivit le soldat qui l’appelait. Il toqua et s’annonça d’une voix si rauque qu’elle n’en perçut pas un mot, puis ouvrit une porte qui donnait sur un bureau ovale.
— Bonjour, Docteur. Je vous en prie.
Elle s’assit sur une chaise devant le chef des Hauts Juges tandis que la porte se refermait. L’atmosphère était sombre et pesante. Que pouvait-il bien lui vouloir ? Soudain, son cœur se serra. Madame ? Était-il arrivé quelque chose à Morphine ? Avait-elle le droit d’en parler ?
— Comme vous le savez, l’Ordre des Juges a agréé votre venue céans dans le cadre des travaux d’avancées technologiques qui impacteront entre autres l’Armée Impériale. Vous êtes ainsi la directrice du laboratoire Draklor, qui devient dès à présent un centre stratégique où l’information devra être minutieusement contrôlée. Depuis l’attaque, la sécurité a été revue et des mesures drastiques devront être suivies par l’intégralité du personnel qui y travaille. Des soldats impériaux pourront être exceptionnellement admis à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment pour assurer des patrouilles, avec mon assentiment. Mais une force de dissuasion et de protection permanente me paraît nécessaire pour assurer la pérennité du laboratoire – matériel, personnel et données sensibles compris. Qu’en dites-vous ?
Ludy prit une longue inspiration, gonflant sa poitrine et serrant les poings.
— Je vous sais gré de votre adhésion à notre projet ainsi qu’à tout le soin que vous avez pris à élaborer une stratégie de protection pour Draklor. Je ne vois aucun inconvénient à la présence de soldats de temps en temps si vous estimez cela nécessaire. Mais j’estime superflue la constitution d’un groupe dédié à la sécurité du laboratoire.
Zecht ouvrit grand ses yeux bleu foncé, incrédule.
— Pourquoi ?
— Parce que j’incarne désormais Draklor. Ses découvertes, ses bienfaits, ses problèmes. J’assumerai tout.
Zecht se leva et tapa de la paume sur la table.
— Vous ne pouvez pas tout assumer. Où vous croyez-vous ? La bande que vous avez réussi à arrêter était un coup de chance. Un jour, d’autres viendront, et cette fois ils seront lourdement armés. Qu’allez-vous faire ? Les combattre toute seule ? Ce n’est pas raisonnable. Nous ne pouvons nous permettre qu’un tel lieu soit sujet à autant de risques.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-elle à son tour. Parce que je suis une femme ? Vous êtes pourtant le mieux placé pour savoir qu’une femme peut faire régner la terreur sur tous ses opposants, cachée dans un laboratoire ou exhibée sur les mers.
Devant un Zecht muet et troublé, elle se leva et se dirigea vers la porte.
— J’assurerai seule la sécurité de Draklor jusqu’à nouvel ordre. Dites à ceux qui doutent de moi de s’y présenter et de me défier.