Assis sur le canapé, le frère et la sœur contemplent la petite boîte en bois posée sur la table. Claude tient fermement dans sa main la clé donnée par Kerry. Il l'approche du cadenas et la fait pivoter dans la serrure. La fébrilité du jeune homme emplit l'appartement. Un cliquetis détonne dans la pièce silencieuse. Libéré de son attache, le couvercle du coffret se détache de quelques millimètres. Anna le saisit d'une main tremblante. « Tu es sur ? », demande-t-elle à son frère d'une voix hésitante. Sur sa droite, il hoche la tête en lui souriant. Il semble si confiant. Ses mains sont posées sur le rebord du canapé, prêtes à aller explorer le contenu de la boîte. La jeune brune prend une grande respiration et finalement éclate de rire.
– Je suis désolée, c'est plus fort que moi, lui dit-elle hilare. Je ne parviens pas à me contrôler, ajoute-elle avec quelques larmes de rire coincées au coin de ses yeux noisettes. C'est tellement...
– Ce n'est pas grave Anna, lui dit-il en esquissant un rire.
– Oh... Qu'est-ce que nous sommes en train de faire Claude ?, soupire t-elle en s'essuyant les yeux. Si le Mimnesko apprend cette visite, nous allons avoir de sérieux ennuis.
– Ce sera notre petit secret. Juste entre toi et moi, et cette femme, ajoute-il en lui désignant du doigt la porte d'entrée.
– Pas même à Noah. On ne peut pas le mêler à toute cette histoire.
– Pas un mot à Noah, c'est promis, la rassure-t-il.
Anna détache entièrement le cadenas et le pose à côté d'elle. De ses deux mains, elle ouvre la boite et découvre les derniers vestiges de la vie d'Adèle. Une émotion forte la traverse, un mélange de chaleur et de sérénité. Comme un éclair d'amour et de tendresse qui la transperce. Toute sa peur s'est évaporée, elle ressent en elle l'amour maternel oublié. Claude l'observe patiemment. Les yeux de sa sœur brillent et reflètent l'intensité de son ébranlement. Il comprend alors que derrière cette visite singulière se cache une part de vérité. Anna saisit du bout des doigts un objet du contenu de la boîte. Elle le glisse sur la paume de la main de son frère. Les yeux embués, bouleversée, elle lui murmure : « Et si c'était vrai ? Et si cette Adèle était vraiment notre mère ? ». Une émotion foudroyante parcourt l'échine de Claude à la vue de l'objet. Au creux de sa main, d'une blancheur virginale, un coquillage de Sainte-Lucie resplendit. Symbole de bonheur et de prospérité, il en avait collectionné toute son enfance. Suite à son départ de la maison parentale, sa fascination avait cessé. Tombée dans les terres de passions infantiles, seuls Anna et lui connaissait son amour pour cette objet. Il saisit alors la boîte et inspecte son contenu avec sa sœur. Au cours de son exploration, il reconnaît une partie de son passé et de celui d'Anna. L'ombre du doute sur la sincérité de Kerry ne plane plus. Plus d'hésitation, plus de perplexité. Anna referme le coffret et repose le cadenas sur son couvercle. Ses mains ne tremblent plus. L'affolement de ses émotions s'est tu. Sa raison s'est inclinée face à cette évidence. Apaisés, les deux orphelins acquiescent sur la nécessité de découvrir leurs véritables racines. Ils cachent la boîte dans un recoin de la chambre d'Anna, à l'abri, dans l'attente de la poursuite de leur quête. Pressés de la nouvelle aube, ils s'enlacent et se quittent pour la nuit.
Les premiers rayons du soleil viennent caresser le visage d'Anna à travers les rideaux de la chambre. Elle ouvre les yeux et se détache des bras de Morphée. Elle ne cesse de songer à cette soirée et ces révélations sur cette Adèle. Qui était ce ? Etait-ce véritablement sa mère oubliée ? Elle pose ses pieds sur le parquet et se recouvre, comme d'habitude, de son kimono d'intérieur. Elle ouvre en grand sa fenêtre et inspire l'air matinal de la ville d'Ilbüm. Peu importe ce qui l'attend aujourd'hui, elle décide que sa journée sera radieuse. Comme ces fleurs dehors qui s'épanouissent au gré de la saison printanière. Maintenant, après avoir hiberné tellement d'années dans la facilité de l'ignorance et de la résignation, elle veut s'éveiller à son monde. C'est avec ce panache qu'elle franchit la porte de sa chambre. L'appartement est encore silencieux. La fébrilité et leurs peurs d'hier semblent s'être également endormies. L'horloge au-dessus de la cuisine indique 7h04. Cela ne ressemble pas à Noah de se réveiller aussi tard. Elle toque à la porte de la chambre des deux garçons. Claude entrouvre la porte et se glisse avec elle dans le salon.
– J'ai dit à Noah que je me sentais souffrant. Je vais rester au lit le temps que vous vous prépariez pour aller au café. Rejoins-moi quand tu peux à l'appartement avec Kerry, lui murmure-t-il en souriant. Pas un mot à Noah.
Il repart dans la chambre en invitant son compagnon à rejoindre Anna pour le petit-déjeuner. La jeune brune s'emploie comme cuisinière matinale. Elle laisse les graines de café se moudre, prend le temps d'éplucher et de découper des fruits frais. Le bruit des oscillations de l'horloge s'invitent comme rythme à ses préparatifs. A travers les secondes et les minutes décomptées, elle recrée de la lenteur à cet éveil. Elle veut que le souvenir de cette matinée puisse hanter ses pensées dans ses plus vieilles années. Graver ce moment comme le jour où elle a décidé « d'être », et non de s'aveugler à « faire ». Noah la rejoint sans un mot. Ses yeux sont encore fatigués de sa migraine passée. Il fait couler de l'eau chaude sur son café et s'attable avec Anna. Encore distrait par l'alitement de Claude, il ne remarque pas le sourire en coin de sa belle-soeur. Dans le silence des rêveurs, ils se laissent bercer par leurs routines matinales qui les emmènent dans leur café.
Les habitués s'attablent, discutent entre eux et entament leur expressos, cafés au lait et autres... Anna les observe et s'interroge sur les potentiels souvenirs oubliés de ces visages étrangers. En apparence, cela est une matinée quelconque. Mais tout en elle bouillonne. Elle ne cesse de lorgner sur les aiguilles de la pendule, espérant avancer le temps vers cette rencontre inéluctable.
9H37. L'homme à la capuche noire vient lui demander l'heure et repart de son air mélancolique.
9H45. Le policier se tente à de nouvelles blagues et la complimente pour son air radieux. Elle lui caresse tendrement l'épaule et le débarrasse de sa tasse de thé noir.
10H07. Elle passe quelques coups d'éponges sur les traces de thé et café des 37
tables. Prise dans son impatience, elle manque de faire chavirer son plateau et entraîne un verre dans sa chute. Elle ramasse hâtivement les bouts de verre éparpillés, oubliant les quelques badauds qui lèvent la main pour commander.
11H38. Elle n'ose plus quitter le comptoir et scrute la porte d'entrée. Frétillante, elle ne cesse de réorganiser l'installation des gourmandises en vitrine. Elle sent le regard légèrement inquiet de Noah sur elle. Il faut qu'elle se ressaisisse pour ne pas se trahir. Elle attrape sa veste et s'accorde alors quelques minutes de pause afin de se dégourdir les jambes. Dans les rues d'Ilbüm, Anna admire du coin des yeux les rares graffitis protestataires au Mimnesko. Bientôt, elle deviendra un des leurs.
12h09. Elle rentre au café des Belles Plantes. La clochette de la porte retentit dans une salle presque déserte. Là, sur la table au fond à droite, des cheveux roux se dessinent. Kerry, de dos, amène son verre à sa bouche. Anna tente de calmer la tempête qui gronde en elle et s'approche d'elle. Assise et debout, les deux femmes se font face. « Nous vous attendions », chuchote Anna. Kerry laisse quelques pièces de monnaie sur la table et s'empare de son trench. « Je vous attend à l'angle de la rue dans 4 minutes, à tout de suite ». Anna débarrasse la tasse de matcha latte de la femme et part s'excuser auprès de Noah, prétextant un rendez-vous de dernière minute. Il l'embrasse sur le front et la congédie pour l'après-midi. La jeune femme s'élance en dehors du café et se hâte pour retrouver Kerry.
Face au miroir de la salle de bains, Claude observe cette cicatrice sous son sternum. Il ne se souvient plus comment cette plaie était apparue. La peau semble s'être déchirée par un objet tranchant. Mais rien en lui n'évoque le souvenir d'un accident ou autre traumatisme ayant pu la provoquer. Il se questionne si cette cicatrice serait encore une obscure ignorance provoquée par le Mimnesko ou un simple effet secondaire d'un comprimé vert contre la douleur physique. Des voix féminines résonnent dans le salon. Il attache ses boucles blondes en un petit chignon et s'asperge le visage d'eau fraiche. Il est enfin temps de prendre connaissance des secrets de cette boîte.
Les deux femmes sont installées autour de la table de salle à manger. Elles savourent quelques grappes de raisin vert et discutent de banalités. La légèreté de leur échange contraste avec l'hardiesse de l'instant. Claude les rejoint et dévoile à la lumière du jour le contenu du coffret. L'impatience les submerge. Ils étalent sur le bois massif de la table tous ces trésors de leur enfance oubliée. Quelques mèches de boucles coupées, un pion d'échec, un bout de ficelle et autres objets insolites... Le lien qui les unit reste un mystère pour le frère et la sœur. Kerry initie leur quête en s'en emparant d'un. D'une beauté étincelante, une pierre bleue transparaît à travers les doigts de la femme rousse. Sa face laisse entrevoir une rondeur parfaite tandis que son envers s'aplanit avec quelques rugosités. Plus petite qu'une phalange, cette pierre renferme à elle seule tous les derniers moments de vie qu'Adèle voulait transmettre à ces enfants.
– Il me faut votre médaillon du souvenir, déclare Kerry. Vous devriez avoir un collier avec une perle manquante dans sa partie centrale.
– Oui, effectivement, répond Anna, déconcertée.
Dans le chevet de sa chambre, la jeune femme attrape ce bibelot égaré au milieu de tous ses bijoux entassés. Une fine chaîne en or avec quelques pendentifs en forme de goutte suspendus sur toute sa longueur. Kerry lui attache le collier autour du cou. Au cœur de sa poitrine, un médaillon patiente depuis quelques années de retrouver sa moitié manquante. A cet emplacement, la pierre bleue vient se confondre avec le métal doré.
Brusquement, Anna est saisie d'un vertige. A ses côtés, son frère l'assoit et lui serre fort la main. Le salon divague, Claude et Kerry disparaissent à travers des ondulations. Des bruits éclatent autour d'elle et sont suivis par le règne du silence. Prise dans son étourdissement, seule la sensation amoindrie de la main de son frère contre la sienne la rassure. L'agitation autour d'elle se tempère progressivement. L'esquisse de son appartement apparaît. Autour d'elle, de nouvelles voix inconnues s'esclaffent. Parmi celles ci, elle distingue un timbre féminin, rauque et enjouée. Etrangement, il lui semble familier. Happée dans ce premier souvenir, elle s'est envolée dans ce passé d'Adèle, sans trace du passage du Mimnesko.