La phrase résonne dans la pièce silencieuse. La femme sur le tabouret les observe silencieusement, les laissant à leur réflexion. Claude paraît agacé et tourne les yeux régulièrement en direction de la chambre où se repose Noah. Seul l'état de son compagnon l'importe. Il se sent tellement démuni face à cette maladie et aimerait pouvoir rester seul dans ses pensées. Anna, quand à elle, reste figée sur le canapé. La peur s'empare d'elle. Elle craignait l'institution du Mimnesko et ses soldats de l'oubli, les algonautes. Certaines rumeurs erraient dans les rues d'Ilbüm sur le sort réservé à ceux qui tentaient de se souvenir. Elle frissonnait sitôt qu'elle tentait de s'imaginer les atrocités infligées à ces résistants de l'oubli. Face à cette soi-disant révélation, elle se demande : ne serait-ce pas complètement absurde d'essayer de lutter contre la politique du Mimnesko et tenter d'essayer de se souvenir de quelqu'un déjà oublié. Elle n'a pas l'âme d'une aventurière, ni d'une résistante. Et en même temps, l'aplomb de cette femme dans sa déclaration surprend Anna. Des souvenirs d'enfance et de ses parents, Claude et elle en ont déjà. Leur mère, Jeanne, les avait délaissé au profit de sa propre liberté de femme. Confronté au ballet des soirées festives et d'amants, leur père, Guy, s'était enfermé dans son mutisme et son travail. Le frère et la sœur s'étaient alors émancipés dès la fin de leur adolescence et avaient décidé d'inventer leur propre définition du mot « famille ». A eux deux, ils avaient surmonté les abandons du passé et étaient devenus des trentenaires équilibrés. Mais le visage grave de cette femme blonde, s'invitant chez eux, menace cette harmonie. Anna n'a pas envie de laisser s'échapper cette bulle de bonheur qu'elle s'était construite. Il n'y a que le sien ainsi que celui de ses proches qui a de l'importance. Pour la jeune brune, rien ne vaut la peine de mettre en danger la douceur et le plaisir de sa vie. Même sa curiosité sur une potentielle mère oubliée. Elle attrape le petit doigt de son frère et lui demande silencieusement de faire partir cette étrangère.
– Madame, je suis profondément désolée, mais il semblerait que vous vous soyez trompés d'adresse. Nous sommes au 42 Impasse des Abeilles, dit Claude calmement. Nous ne connaissons pas d'Adèle. Nos parents se prénomment Jeanne et Guy, et ils sont toujours bien vivants apparemment. Merci pour votre visite, mais nous allons vous demander de bien vouloir partir maintenant.
Il se lève du canapé en velours et se dirige vers la porte d'entrée afin de faire sortir cette inconnue de chez lui. Cette dernière lui attrape alors le bras à la volée.
– Claude, c'est mon devoir de vous parler, lui affirme-t-elle en enfonçant ses yeux bleus dans les siens. Ainsi qu'à vous, Anna. Je sais exactement où nous sommes. Vous avez le droit à la vérité, le droit de vous souvenir de votre histoire. Votre mère Adèle, et non Jeanne, s'est battue tout au long de son existence pour que vous soyez libérés de l'oubli. Ceci est votre héritage. Et c'est un honneur pour moi de pouvoir vous conduire sur le chemin de ce précieux cadeau, dit la femme en marquant un court temps de pause pour appuyer la solennité du moment.
Avant tout, reprend-elle tranquillement, il est essentiel que vous compreniez les bases de notre société actuelle. Le Mimnesko nous refuse de souffrir, sous prétexte de vouloir vivre dans l'innocence de la joie. Mais l'insouciance et l'ignorance ne nous soulagent pas véritablement de notre vulnérabilité et de notre quête vers le bonheur. Comment peut-on saisir l'essence de la vie sans se souvenir de nos erreurs et de nos trébuchements ? Quelle construction d'âme sans apprentissage de la défaite ?, s'emporte la femme. Etre heureux demande de la patience, de la peine et du temps. Il y a beaucoup de naïveté à s'imaginer que sélectionner les souvenirs vont assurer notre bonheur. De plus, insiste l'inconnue, le Mimnesko nous amène à croire que cela altère la qualité du temps que nous avons à vivre. Mais nous nous devons, pour nous et ceux que nous avons aimé, de vivre et d'avancer en accueillant chaque émotion, positive et négative. Les peines de notre existence sont le moteur de notre humanité. Elles nous apprennent à nous sur-dépasser, à savourer le moment présent. Elles se reflètent finalement à travers le bonheur. Alors pourquoi vouloir les oublier?, s’époumone-t-elle en se redressant de son tabouret. Votre mère voulait que vous puissiez être libres d'être heureux, finit l'étrangère en se radoucissant. Et c'est en sa mémoire que je viens vers vous ce soir vous déposer cette boîte.
La femme dépose alors sur la table basse l'objet cadenassé. Un petit coffret comme réceptacle de tous les grands moments effacés de la vie d'Adèle. Claude est crispé sur le canapé, complètement absorbé par le discours de l'étrangère. Il ne détourne plus le regard vers la chambre où Noah se repose. Son envie de vérité s'oppose à son agacement. Il n'est qu'à quelques centimètres de percer à jour la supercherie de cette femme ou de sa vie. Et si ses parents ne l'avaient pas livrés à lui-même dès la plus tendre enfance, serait-il toujours l'homme d'aujourd'hui ? Et si derrière cette boîte se cache un début de solution pour Noah ?
Il attrape le coffret de ses doigts fins et la contemple. Elle est de bois massif, gravée de lignes en forme de vagues sur toutes ses longueurs. Elle paraît ancienne mais robuste. Sa légèreté le surprend, il se demande ce qu'elle peut bien contenir. Sur un de ses côtés, trois initiales sont marquées : « A. C. A. ». Anna, Claude et Adèle ? La curiosité commence à le dévorer. Un petit cadenas en argent protège le contenu du coffret, attendant sa clé pour se découvrir. Il regarde Anna, elle a peur. Tête baissée, elle tient un coussin entre ses bras et son ventre. Elle se replie sur elle-même. Les débats au bonheur et à la souffrance des clients du café attisaient souvent sa curiosité. Elle ne s'autorisait pas cette réflexion avec autrui, seulement des pensées brèves. Parfois, elle rêvait de devenir une résistante au souvenir. Mais de l'illusion nocturne, elle se réveillait frissonnante et en sueurs. Quelles seraient les conséquences de cette discussion face à la puissance du Mimnesko ? Elle avait toujours misé sur sa confiance aveuglante vers les plus hauts, ceux qui surplombaient la société et appréhendaient les différentes pièces de l'échiquier. Jamais elle n'avait pu imaginer que les histoires de comptoir viendraient s'inviter dans son salon.
Claude lui attrape l'épaule tendrement. La décision de raviver des possibles flammes du passé leur appartiennent à tous les deux. Il connaît la vulnérabilité de sa sœur face aux perspectives de changements. Mais il ne veut pas devenir comme son père et se terrer dans le silence des fatalistes.
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– Anna, je sais que tu refuses à chaque fois ces discussions. Mais, tu vois, je me suis toujours demandé quels étaient les objectifs du Mimnesko, articule Claude à sa soeur. Pourquoi vouloir oublier la douleur ? Cette femme a raison. On ne sait rien. Enfin, juste ce qu'ils veulent bien nous dire. Et j'en ai assez de faire comme si de rien n'était.
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Claude, on ne peut pas...
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– Mais bordel Anna, regardes Noah ! T'as vu comment il est ? s'emporte Claude. Ah oui, on peut toujours continuer à faire semblant. Et hop, un petit comprimé et on en parle plus de cette putain de migraine. Et puis, si Noah clapse, on aura qu'à aller au Mimnesko ? C'est ça ? Non je refuse. Toute notre vie n'est qu'un tissu de mensonges, façonné par le Mimnesko et les algonautes, exècre-t-il. On ne peut plus rien discerner des moments vécus de ceux créés.
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– Claude, nous ne pouvons pas. Nous allons nous faire capturer, tente de murmurer Anna de sa voix rauque.
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– Mais nous ne pouvons pas non plus nous résigner au silence comme papa, affirme-t-il en ramenant la boîte sur ses genoux.
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– Le Mimnesko... Depuis toujours, c'est l'institution qui domine dans notre pays. Ils nous accompagnent tout au long de notre vie pour nous aider à trouver finalement le bonheur. Si le prix à payer est l'oubli de quelques passages de notre vie, ne crois-tu pas que cela vaille la peine pour être heureux ?
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– Ecoutes-toi Anna. Comment peux-tu être aussi naïve ? s'agace Claude. Le Mimnesko et la reine Alix n'en ont rien à faire de notre véritable bonheur. Qu'est-ce que tu crois ? Qu'ils agissent par charité ? Pff... Ils veulent juste nous contrôler. C'est tout Anna. Nous empêcher de nous souvenir des nôtres. Comme vous dîtes, se radoucit-il en désignant du doigt l'étrangère, c'est nous gâcher notre chance d'être vraiment heureux. Et tu sais ce que je crois ? C'est seulement pour retirer notre possibilité de véritablement aimer. Et est ce que tu sais ce que c'est l'amour ?
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– Je ne sais pas, répond timidement Anna.
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– Bah moi je vais te le dire, reprend Claude plus calmement. Aimer, c'est être libre d'appartenir à ceux que tu choisis. Et non pas à un régime. Chaque sourire, chaque caresse t'emmène dans ce doux voyage de l'amour et tu voles à travers ce rêve. Et même si tout devait s'arrêter demain, ton histoire ne sera jamais aussi belle qu'avec toutes ces erreurs, ces hésitations, ces peurs et ces douleurs qui t'ont transporté vers l'être inconnu qui était devenu ta moitié.
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– C'est ce que tu ressens pour Noah ?
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– Et comme pour toi Anna. Tu es ma sœur, ma plus fidèle alliée, mon socle, déclare Claude en effleurant du bout des doigts le cadenas de la boîte. Le Mimnesko et ses soldats ne peuvent nous enlever ça. Peu importe les conséquences. Si par malheur l'un de vous deux serait amené à disparaître, jamais je ne m'inclinerai face à cette putain de politique de l'amnésie du Mimnesko.
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– Je comprend et j'entend ce que tu me dis. Mais je ne suis pas comme toi Claude, je n'ai ni ton courage, ni ta force pour protester contre le Mimnesko. Moi aussi, évidemment, je voudrais pouvoir me souvenir de toi si tu devais mourir.
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– Et si cette Adèle était finalement une de nos proches disparues sans que nous puissions nous en souvenir ? Ne voudrais tu pas essayer de te battre pour pouvoir continuer à la faire vivre à travers tes pensées ? - Il se tourne vers elle et lui dépose délicatement la boîte sur les genoux. - Nous devons ouvrir cette boîte Anna.
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– D'accord, comme tu veux Claude, répond Anna lasse en scrutant l'objet.
La femme rousse se racle la gorge tout en se levant de son tabouret. Elle n'est pas très grande mais son charisme emplit la pièce. Quelques mèches de cheveux roux viennent se croiser sur la monture fine de ses lunettes vertes. Elle réajuste son pantalon beige, laissant entrevoir un tatouage discret sur sa cheville gauche. Il semble assez ancien, l'encre noire s'estompant progressivement vers un gris verdâtre. Deux petits oiseaux sont représentés, s'envolant le long de sa cheville. Leurs ailes s'ouvrent et les élancent vers une destination inconnue. Ils regardent vers le haut de la cuisse de l'étrangère. Toute forme d'art étant interdit dans leur pays, Claude s'interroge alors sur le genre de femme qui se tient devant lui. Seules quelques personnes sont susceptibles d'avoir le pouvoir ou le courage de le revendiquer directement sur leur corps. Une prouesse artistique comme protestation face au régime austère de la reine Alix ? Cette femme rousse serait-elle une opposante à l'institution du Mimnesko ? Les résistants à ce régime se démarquaient par l'empreinte du passé qu'ils voulaient continuer à faire exister. Parfois, on retrouvait au détour d'une rue des dessins qui s'invitaient sur les murs, des slogans révolutionnaires collés sur les façades des immeubles. Des rumeurs urbaines les insultaient d'artistes des peines ou encore d'archivistes des malheurs. L'auteur de cette dégradation était souvent poursuivi par l'armée du Mimnesko, les algonautes. Ils interrogeaient les habitants du quartier, procédaient à quelques arrestations musclées et relâchaient seulement ceux dont les alibis étaient infaillibles. Très peu risquait de s'attarder sur le sort de ces miséreux, sous peine de lui aussi se faire embarquer. Leurs destins étaient inconnus et l'oubli promulgué par le régime ne permettait pas une rébellion collective.
Mais devant cette cheville, où ces deux oiseaux semblent provoquer ceux qui osent dénoncer leur liberté, Claude se questionne. L'aventure ne l'effraie pas, mais la possibilité de voir débarquer chez eux une armée d'algonautes l'inquiète. Même si il sait pertinemment que cette politique actuelle est une dictature cachée et que l'amnésie dictée ne peut aboutir au bonheur, la vision de lui menotté et embarqué vers le néant du Mimnesko lui déplaît. Ses pensées sont tiraillées entre son besoin de vérité et l'envie de rester dans le confort de l'ignorance. Il reste calme, refusant de montrer le moindre signe d'hésitation devant Anna, et observe l'attitude de la femme artiste. Aucune animosité n'est apparente, bien au contraire, elle paraît sereine et invite à la confiance. Elle leur adresse un léger sourire et se présente. L'étrangère a un prénom : Kerry. D'origine irlandaise, elle était arrivée il y a quelques décennies dans leur pays, la Sileia. Quelques années après, elle avait rencontré Adèle. Rapidement, les deux femmes étaient devenues très proches. Sa voix est douce et autoritaire à la fois. Aucun signe de peur n'émane d'elle.
- Nous aurons tout le loisir de bavarder sur mes dessins lors de notre prochaine rencontre, dit-elle en faisant glisser l'ourlet de son pantalon sur sa cheville ailée. Nous n'avons pas beaucoup de temps. D'abord, nous devons la retrouver. Dans mes souvenirs, elle devait se trouver quelque part par ici.
Elle contourne le canapé pour se rendre dans le patio. Kerry inspecte toutes les plantes, tous les galets entreposés minutieusement. Les minutes s'écoulent dans le silence, la femme restant imperturbable. Le frère et la sœur la suivent du regard en la laissant à sa mystérieuse recherche. Claude est fébrile et légèrement affolé face à cette nouvelle aventure qui semble se profiler. Anna, quand à elle, ne cesse de suivre du bout des doigts les lignes sur les bords de la boîte. Face à toutes ces révélations, elle ne sait plus comment se sentir. Les émotions s'entre-croisent et elle les laisse errer à leur gré. Elle se sent déconnectée d'elle-même, ses repères étant complètement bouleversés. Mais elle veut quand même essayer de satisfaire la curiosité de son frère. Ne pas céder aussi facilement à la résignation, comme il lui avait dit. Pour lui, elle peut dépasser ses peurs et l'accompagner dans sa quête de vérité.
Tout à coup, un cri de joie résonne dans l'appartement la sortant de ses rêveries. Kerry brandit un de ses galets avec une mine victorieuse. De loin, il paraît semblable à tous les autres, mais la femme a pu remarqué sa singularité. Aux yeux de tous, c'est une simple différence de texture. Mais pour Kerry, ces reliefs subtilement alignés cachent un habile code secret entre Adèle et elle. Elle l'attrape alors à pleine main et l'élève alors au dessus de sa tête. D'un coup sec, elle le laisse se fracasser sur le sol. Le galet explose alors en mille morceaux dans tout le patio. Claude se rapproche de la baie vitrée et demande à Kerry ce qu'elle compte faire de tous ces morceaux éparpillés. La femme s'excuse brièvement et s'agenouille obnubilé par sa fouille entre les débris. Elle les scrute uns à uns et et s'arrête finalement sur l'un d'eux. Elle se relève et vient se positionner devant Claude. Elle lui montre alors le détail de ce morceau, des reliefs qui sembleraient être faits de métal et dont la forme ressemble à une clé minuscule. Elle lui dépose précieusement l'objet dans la paume de sa main droite. Le froid du métal fait frissonner le jeune homme. Il referme ses doigts dessus et serre délicatement la clé.
– Vous avez maintenant en main l'histoire de votre mère, annonce Kerry en se rapprochant de la porte d'entrée. A vous de décider si vous souhaitez découvrir votre passé. Prenez le temps de choisir votre liberté, vos vérités, dit-elle en abaissant la poignée. Je passerai demain à votre café, Les Belles Plantes, pour connaître votre décision. Je vais vous laisser seuls ouvrir la boîte de votre mère. Passez une belle soirée et encore désolée pour cette interruption, finit-elle en refermant la porte derrière elle.