J’ai envie de hurler tellement mes jambes me font mal, mais je suis incapable d'émettre le moindre son. Je sens l'os percer ma peau. Ça a été si fulgurant. Pourquoi ça m'arrive à moi ? Soudain et de nulle part j'ai l’impression de sentir quelque chose me caresser les jambes. C'est subtil, lointain même, et ça me fait pourtant tellement de bien. Je me détends alors que la douleur reflue. J'arrive à tourner ma tête sur le côté pour voir deux yeux rouges penchés sur moi.
Je me réveille en sursaut. Ce n’est qu’un rêve. Ma main tâtonne un instant pour allumer la lampe de chevet. La vision de ma chambre dans la pénombre me ramène à la réalité. C’était juste un rêve. Je rabats ma couette pour vérifier mes jambes pour encore me rassurer. Elles sont toujours cassées et me font toujours mal. Rien de nouveau. D’un coup d'œil à mon téléphone, je vois qu’il n’est encore que quatre heures. Je soupire en attrapant mes béquilles. Une fois debout je me débrouille pour me rendre dans la cuisine et lancer ma cafetière. Dans le silence relatif d’une nuit new-yorkaise dans laquelle les sirènes et les klaxons hantent toujours les rues, je trouve le vrombissement de ma machine à café reposant. Au contraire du liquide qu’elle produit. Je n’ai pas envie de me rendormir et rien ne m’y aidera mieux que du café. Je me sers une tasse fumante avant de clopiner jusqu’au canapé. Je bois une première gorgée tout en zappant la télé jusqu’à m'arrêter sur un late late show. C’est stupide, mais j’ai besoin d’un fond sonore.
Alors que je me renfonce dans les coussins, je repense à mon rêve. La douleur puis sa disparition, avant que des yeux rouges se penchent sur moi. Je crois que c’est toujours la même chose. Je n’ai aucun souvenir de mon accident, mais je sais que c’est de ça que je rêve. Est-ce que c’est mon esprit qui essaie de reconstruire un semblant de souvenir ? J’essaie de prendre ça de manière logique, mais pourquoi des yeux rouges ? Les lueurs de l’ambulance peut-être… Je reprends une longue gorgée de café. La nuit va être longue. Et Kate ? Elle se rappelle à mon esprit. C'était une rencontre inattendue dans cette ruelle.
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Un verre de vin rouge en équilibre dans ma main, je balaie l'écran de ma tablette ainsi que les nouvelles du vieux monde. Il ne s'y passe rien d'intérêt à mon échelle. Le monde s'agite et se calme plus vite que je ne soupire. Il ne connaît pas la paix, il est à mon image. Par ailleurs, il n'y a aucune nouvelle d'aucune des familles et ce n'est pas pour me déplaire. Je n'ai pas particulièrement envie de devoir gérer l'une ou l'autre en ce moment. Il faut d'abord que je règle le cas pesant d'Abigail Shores.
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- Tout le système a planté… encore … Et bien sûr, le technicien est en congé.
Élise se tourne vers moi : selon toute vraisemblance ma collègue à une pensée en tête.
- Tu ne nous avais pas dit que tu avais rencontré une informaticienne, Aby ?
Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel en voyant son sourire espiègle.
- À la manière que tu as d’en parler, j’ai l’impression que tu penses que je vais me marier.
- On ne sait jamais, elle avait l’air de t’avoir plu. Tu ne veux pas l’appeler pour voir ?
- Je peux toujours, mais qu’est-ce que je lui dis ?
Mon boss, Monsieur Thomas, apparaît soudainement par-dessus l'épaule d'Elise.
- Si tu as une solution qui peut être là dans l'heure, dis-lui qu’on est pressé et qu’on s’en fout du prix. Il faut juste que la plateforme marche.
Bon. Elle m’avait plu, c’est vrai, mais je ne pensais pas l'appeler pour lui proposer du travail. Je retrouve sa carte dans mon portefeuille et compose le numéro. Une sonnerie, puis deux passent. Elle n’est peut-être pas disponible, je pense, quand enfin elle décroche.
- Allo ?
Sa voix est douce.
- Mademoiselle Ashton ?
- Oui ?
- Bonjour, excusez-moi de vous déranger, c’est Abigail Shores, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi, vous m’avez offert un café il y a quelques jours…
Je fais pivoter ma chaise pour ne plus subir le regard inquisiteur d'Elise.
- Je me souviens de vous, Abigail, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Quelque chose dans son intonation me fait sourire jusqu'à ce que je me reconcentre sur notre problème.
- Je ne sais pas si vous proposez ce genre de service, mais on a une panne de notre système là où je travaille et on a pensé que vous pourriez nous aider.
- Je devrais pouvoir voir ça. Je prends mille dollars pour le déplacement et deux cents dollars supplémentaires par heure.
- Aucun problème.
- Où se trouvent vos bureaux ?
- Nous sommes sur la 49ème rue, quelqu’un vous attendra à l’accueil.
- Je peux être là dans vingt minutes.
- Parfait, à tout à l’heure.
- À tout à l’heure, Abigail.
Je raccroche et regarde le téléphone un instant avant de me retourner face à mon boss et Elise.
- Alors, problème réglé ?
- On verra bien, en tout cas elle vient le voir, le problème. Et ça va coûter mille dollars en frais de base et deux cents par heure.
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Je ne m’attendais pas vraiment à avoir de ses nouvelles de cette manière mais ça me donne l’occasion de voir son lieu de travail et ses collègues. Mes outils et mon laptop dans ma sacoche, je passe un trench et je quitte mon appartement. Je hèle le premier taxi qui passe et il m'emmène à allure convenable vers ma destination. Au milieu de mes pensées, je me découvre curieuse de cet événement. Pas de ce problème informatique, sûrement d'une banalité extraordinaire, mais de savoir comment réagira Abigail à ma présence. La réponse sera prompte à venir puisque je vois les lettres blanches de l'enseigne pour laquelle elle travaille se pencher sur nous. Je paye le taxi et en sors pour passer les portes de ce building moderne. À peine le seuil et ses portes tambours franchis qu'une jeune femme se dirige vers moi.
- Bonjour, mademoiselle Ashton ?
- Oui.
- Je me présente, Elise Miller, on m'a chargé de vous accueillir. Je vous en prie, suivez-moi.
Elle me guide vers l'accueil du bâtiment et un document dont je devine aisément le propos.
- Je dois vous faire signer un accord de confidentialité.
- Évidemment.
Je signe rapidement le document après l'avoir lu. Elle est passée par ce hall ce matin et je peux encore aisément déceler la trace de son odeur. Je peux même la sentir quelque deux, peut-être trois étages au-dessus de nous. Madame Miller me tire de ma rêverie en me tendant un badge visiteur.
- Nous y allons ?
- Je vous suis.
Madame Miller est curieuse de ma personne au-delà de l’aspect professionnel. Dans l'ascenseur, elle me jette des regards moins discrets qu'elle ne pense. Son sang est chaud et a une bonne odeur qui ne m'est pas inconnue. Elle était au club ce soir-là. Lorsque l'ascenseur s'arrête au 3ème étage, c'est toutefois le sang d’une autre personne qui m'intéresse ; Elle est là, je peux la sentir comme si elle était à mes côtés. Pour la seconde fois, mon arrivée semble attendue ; un responsable à la chemise parfaitement repassée quitte son espace pour m’aborder.
- Bonjour mademoiselle, Monsieur Thomas, responsable local, j’espère que vous allez pouvoir nous débloquer tout ça.
- Bonjour, je vais voir ce que je peux faire. Vous pouvez me montrer le problème ?
- Juste ici.
Il me montre une série d'écrans tous bloqués sur le même message d'erreur.
- Vous n’avez plus accès à votre système, rien d’insoluble.
- Que vous faut-il ?
- Il me faut un accès à un terminal administrateur et du calme. Miss Shores a dû vous faire part de mes tarifs.
Il me dirige vers un ordinateur dans un bureau à part, à l'opposé de celui d'Abigail.
- C'est celui de notre responsable informatique, il devrait avoir toutes les permissions.
- Merci.
- Vous voulez qu'on vous apporte un café ?
J'hésite un instant à demander un thé, mais je doute qu'ils en aient un convenable ici.
- Non merci.
- Bien, on vous laisse travailler, n'hésitez pas si vous avez besoin de quelque chose.
- J'y penserais.
Il tourne les talons pendant que je retire mon trench. J'installe mon portable en réseau avec leur système et lance mes programmes d'analyse, tout en commençant à parcourir les routines manuellement. Le système est sain en grande partie, si ce n'est quelques fichiers inutiles. Le problème est comme prévu d'une banalité effarante : Une mise à jour de l’OS cette nuit a rendu incompatible leur plate-forme. J'ai juste à réécrire quelques lignes pour rétablir la compatibilité. Une fois le code en place, je lance le transfert vers tous les ordinateurs du domaine. Cela devrait prendre quelques minutes. Il y a du mouvement à l'autre bout de l'étage alors que l'odeur d'Abigail se rapproche. Je l'entends boiter avec ses béquilles jusqu'à ce qu'elle toque à ma porte. Je me retourne pour la voir reprendre son équilibre.
- Bonjour.
- Bonjour, vous allez bien ?
Elle a l'air d'aller bien même si des cernes assez prononcés, qu’elle a essayé de cacher avec du maquillage, lui parent les yeux.
- Ça peut aller, et vous ?
- Très bien merci.
- J’espère que ça ne vous dérange pas que je vous ai appelé pour… ça …
- Je ne dis rarement non à un travail honnête. Il semblerait que cette panne soit un véritable problème pour vous.
- Depuis ce matin, on travaille à l'ancienne, sur papier.
- Plus pour longtemps, je suis en train de mettre à jour votre système, il devrait fonctionner à nouveau ensuite.
- Genial ! Vous voulez que je vous apporte un café ?
- Non merci.
- C'est vrai que vous êtes plus thé…
Je suis obligé de saluer sa mémoire.
- Et si je vous invitais à déjeuner ? Je vous dois toujours un café.
Elle n’y va pas par quatre chemins mais malheureusement je ne suis pas adepte des déjeuners.
- Malheureusement, il va falloir que je retourne à mon bureau dès que j’aurai fini.
- Oui, je comprends, je ne vous dérange pas plus.
Elle tourne talons et béquilles pour quitter la pièce. Déjà ? Est-ce qu’elle a précipité sa demande précédente pour ne pas faire marche arrière ? Elle ne me semblait pas timide pourtant. Je décide de nous aider.
- Vous finissez à quelle heure ?
- 18h30.
- Je serai dans le quartier en fin de journée. Si vous connaissez un endroit, peut-être que vous pourrez m’offrir un verre après votre service ? Si vous le voulez, nous serons quittes ensuite.
- Je connais un endroit…
- Dans ce cas, attendez-moi dans le hall, je passerai vous chercher.
- D’accord, à tout à l’heure.
- À tout à l’heure.
Cette fois, elle repart plus satisfaite.
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- Alors ?
Elise ne me laisse même pas le temps de me rasseoir qu’elle m'interroge déjà.
- Elle a refusé le déjeuner.
- Alors pourquoi tu souris ?
- Parce qu’elle m’a proposé un verre ce soir à la place.
- Bravo chérie !
Comme elle dit, il faut juste que je trouve un bar sympa avant 18h30…