La première détonation retentit au milieu de la nuit. Le bruit résonna longtemps dans la vallée avant de s’éteindre dans un écho sinistre. Les yeux grands ouverts dans la pénombre du campement, Lemet écouta le silence qui suivit. L’esprit aux aguets, l’anxiété courant sous la peau.
Les chiens des pisteurs hurlèrent quand la deuxième détonation déchira l’air glacé. Malgré la fatigue, le sommeil fuit la troupe de traqueurs. L’obscurité glacial peuplé de démon se referma sur le campement.
Debout à côté du feu, Mannù Iv Bohccot scrutait l’épaisse noirceur qui les emprisonnait quand le troisième coup de feu fit vibrer jusqu’au dernier de ses os.
— Le… crasseux ? souffla-t-il pour mettre un nom sur la peur qui tenait les hommes.
Assis face au foyer, Lemet attisait le feu d’une longue perche de bouleau. Il ne répondit pas à l’Iv Bohccot, du moins pas comme ce dernier s’y attendait.
— Le campement de trappeurs à mille favn[1] au nord.
Les pisteurs avaient jeté dans le feu des branches de bouleau et des rouleaux d’écorche pour aviver la lumière et tenir en respect l’obscurité. Ils avaient balayé le sol pour dessiner une carte à même la terre. Ils n’avaient que faire des belles cartes de papier apporté par le noble de pacotille censé encadrer la traque.
Leurs voix échangeaient, palabraient, discutaient, débâtaient… ponctuées par le crépitement du brasier. Cherchaient-ils comment fuir la zone au plus vite ou comment venir en aide aux chasseurs de peaux ? Lemet n’en savait rien, pour lui la question ne se posait pas, il devait se rendre là ou se trouvait le Crasseux.
— Kø da ! s’écria un des hommes en jetant dans le feu le bâtonnet qui lui avait servit à tracer leur itinéraire.
Les deux autres pisteurs hochèrent gravement la tête, la mine résignée. Les trois se signèrent avant de se plonger dans un intense prière.
Pour eux ou pour les trappeurs ?
— Ob Lemet ?
L’Iv Bohccot se laissa tomber à côté Lemet. Ce dernier tira sa perche du feu, la pointe de braise rougeoya dans une lumière blafarde.
— Les chasseurs sont morts, n’est-ce pas ? reprit le noble.
— Oui, probablement.
Mannù Iv Bohccot affichait une mine anxieuse que son compagnon de traque ne lui avait jamais connu. Visiblement, ce courtisan avait toujours cru que le Crasseux était une farce, un conte pour faire peur aux enfants, pas une réalité et que cette chasse n’était qu’une mascarade.
Les chevaux s’agitèrent, les chiens claquèrent des mâchoires, puis, plus rien, le feu et le silence bordé des prières des hommes des montagnes.
Depuis la découverte des loups massacrés, le blanc-bec fanfaronnait moins. À n’en pas douter, lui aussi s'en remettait à la clémence de Dieu.
— S’ils ont tiré sur le Crasseux, alors leurs propres armes les ont tuées, ajouta Lemet le regard perdu dans la danse des flammes.
Lemet, lui, s’en remettait à ce qu’il connaissait :
— La seule chose qui puisse tuer un Crasseux est le feu.
Il replongea l’extrémité de la perche dans les braises.
— Nous devront tout brûler là-bas.
Quoi qu’ils y trouvent.
Les hommes se turent, chacun plongé dans une torpeur saccadée d’hypervigilance au moindre craquement.
La nuit s’étira comme si elle ne voulait jamais finir. Les heures s’égrenèrent, froides, sombres, anxieuses.
Lueur.
Loin.
Un liseré écarlate s’écoula le long de l’horizon. Avec raideur et appréhension chacun accompli ses tâches, on rangea, empaqueta, chargea… dans les premières lueurs de l’aube. La terre dont on recouvrit les braises et les cendres chaudes fuma.
La traque reprenait.
La troupe se remit en ordre de marche.
Chiens.
Pisteurs.
Chevaux.
La trace du Crasseux avait quitté depuis la veille le sentier des sauvagines pour s’enfoncer dans le chaos du sous-bois. Un chemin tortueux difficile à suivre… ce cependant, en ce matin, l’heure n’était plus à suivre cette piste mais à rejoindre le campement des trappeurs. Hommes et bêtes gagnèrent le sentier.
En silence.
Avec appréhension.
Le soleil monta doucement vers les cimes, atteignit son apogée.
Une trouée dans les arbres éclaircit l’horizon et assombrit les âmes. Une clairière s’ouvrit, le monde sombra alors dans la bichromie gris et écarlate.
Les chiens hurlèrent et se réfugièrent auprès de leurs maîtres.
Le koie[2] réduit à l’état de charbon et de cendre fumait encore. Tout ce qu’il avait contenu s’éparpillait dans une boue encore gluante, mélange de terre et de sang.
Lemet sauta au sol, laissa la bride sur l’encolure de son cheval et s’avança vers le cœur du charnier. Il s’était attendu au pire, mais pas à ce qu’il voyait. Les détonations de la nuit lui avaient laissé à penser que ces hommes avaient tiré sur le Crasseux et seraient donc mort de plomb et de balle. Certes ce n’était pas toujours la mort la plus propre qui soit, mais le spectacle qui s’étalait sous ses yeux n’avait rien à voir avec cela.
— Des bête ?
La proposition de l’Iv Bohccot était parfaitement raisonnable. Mais quels bêtes pouvaient dépecer ainsi des hommes, les déchiqueter et abandonner ensuite à la charogne les membres éparses.
L’estomac de Lemet se serra. Sa salive avait goût de bile.
Et quelle bête mettrait le feu à la cabane ?
Lemet inspira difficilement l’air nauséabond. Il retourna après des pisteurs. Il s’adressa à leur chef
— Inspectez les alentours… au cas où…
Il s’y reprit à plusieurs fois, avec force geste. Son koust demeurait des plus rudimentaires. L’homme opina finalement de la tête, aboya un ordre aux deux autres et ils partirent faire le tour du campement à la recherche de la piste.
Lemet, sans tenir compte des faits et geste de l’Iv Bohccot partit examiner le carnage.
Un torse.
Deux têtes.
Trois mains.
Quatre jambes.
Cinq pieds.
…
Il devait y avoir au moins trois victimes. Que leur était-il arrivé ? Pourquoi ? Comment ? Ses yeux voyaient. Son nez sentait. Ses oreilles entendaient. Sa tête ne comprenait pas. L’horreur de la scène dépassait son entendement.
Colère.
Haine.
Un souvenir insidieux s’immisça dans son esprit. L’image le dépassait mais n’était pas nouvelle. Les corps démembrés, les maisons ravagés par les flammes… Même en le voulant très fort, certaines choses ne s’oubliaient pas.
La cicatrice de la brûlure qui marquait sa peau lança une douleur fantôme.
Il avait déjà rencontré le Crasseux. Ce dernier avait détruit son village plus de vingt ans auparavant.
Un cri sortit Lemet de ses pensées.
— Ob Lemet !
L’Iv Bohccot s’agitait à la limite entre la forêt et ce qui restait du campement.
— Ob Lemet Bjørk, les chiens ont trouvé un corps.
Lemet fronça les sourcils sans comprendre… des corps il y en avait partout autour de lui.
— Un corps vivant !
Son esprit marqua un blanc sous l’improbable nouvelle.
— Un survivant !
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[1] 1 favn = 1,8 mètres
[2] Petite cabane construite par les trappeurs et le bucheron en forêt pour leur servir d’abris.
J'avais oublié que les chapitres alternaient entre deux points de vue xD Moi qui était impatiente de savoir ce qui allait arriver à Ona et comment elle allait s'en sortir... mais je me demande si on a pas déjà un aperçu à travers ce chapitre. Il faudra attendre le prochain chapitre pour le confirmer mais je me demande si ce n'est pas elle, le corps vivant qui a été retrouvé.
J'avais un doute mais finalement je ne crois pas que le surnom d'Ona soit le crasseux, qui est donc une créature à part entière, mais qu'on la désigne plutôt comme "la bête". En tout cas, je suis curieuse de découvrir à quoi ressemble ce terrible monstre et d'en apprendre plus dessus.
Une petite coquille au début :
- "L’obscurité glacial peuplé de démon" : L’obscurité glaciale peuplée de démons (s'il y a plusieurs démons qui peuplent l'obscurité)
Hâte de lire le prochain chapitre !
Je suis contente que cette suite te plaise et j'espère que la suite te plaira. :)
Sinon Ona : le crasseux? une bête? une pauvre fille qui n'a vraiment pas de bol dans la vie? tu découvriras ça. ;)
Je note la coquille.
Je te remercie pour ton commentaire. :)