أَلَا لَيْتَ الشَّبَابَ يَعُودُ يَوْمًا
فَأُخْبِرَهُ بِمَا فَعَلَ الْمَشِيبُ
Hélas ! Si seulement la jeunesse pouvait revenir un jour,
Je lui raconterais ce que la vieillesse m’a fait subir.
Abu al-Atahiya (748-828)
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— Shani ?
Ona se frayait un chemin dans la forêt de papyrus qui bordait le fleuve. Son jeune âge et sa courte taille ne lui permettaient pas de voir par-dessus les hampes des roseaux. Les feuilles lui râpaient la figure, les fleurs desséchées tombaient en pluie et constellaient ses cheveux noir de jais de saletés.
— Shani ! Attends-moi !
Sa sœur ainée n’avait cure d’elle, de l’écouter, de l’attendre… La grande fille de quatorze ans s’était faufilée avec aisance entre les masses de plantes aquatiques qui entouraient les ruines de l’antique temple. Ona tentait bien de l’imiter en sautant d’une dalle plantée dans la boue à une autre, sans avoir son agilité.
Le vent agita les papyrus dans un chant triste venu du Nil et apporta l’odeur du limon fraichement déposé par la crue. La petite fille de sept ans s’immobilisa sur un bloc de grès couvert d’inscriptions illisibles pour elle.
Homme.
Serpent.
Eau.
Illisibles pour tous.
Soleil.
Faucon.
Une langue oubliée de tous depuis des centaines d’années. Néanmoins pour Ona, cela aurait pu être écrit en copte, sa langue maternelle, cela n’aurait fait aucune différence. Née fille et pauvre, elle n’apprendrait jamais à lire. Le regard de la gamine passa de la gravure d’un œil à côté de son gros orteil gauche à la silhouette massive du temple qui dominait cette partie du fleuve.
Ce lieu devait avoir eu un nom.
D’immenses statues d’hommes, de roi sans nom ou de dieu oubliés, jetaient leurs regards vides vers la vallée. Derrière eux, ne subsistait du temps de sa gloire qu’un squelette décharné. Depuis des siècles, l’endroit servait de carrière. Les ouvriers et les pilleurs en avaient extrait les pierres pour les revendre. La ville avait été construite avec la dépouille d’une époque oubliée.
Un bruit d’éclaboussure traversa le rideau de roseau. Proche. Ona quitta promptement l’admiration des statuts de pharaons pour revenir à la réalité : le Nil, l’eau, la boue et les crocodiles qui y vivaient.
Elle passa d’une dalle à l’autre, le pied sûr même si lent, jusqu’à ce que les papyrus s’ouvrent pour laisser place à l’eau courante du fleuve.
Une gigantesque tête sculptée dans le grès grisâtre émergeait de l’eau scintillante, la figure à demi plantée dans la vase. Au sommet de ce crâne de pierre, une silhouette nimbée d’étoffe de lin ocre se découpait dans le ciel azuréen.
Shani.
Ona s’approcha, sautant d’un roc à l’autre, pour accéder au refuge de sa sœur. Elle escalada une coiffe royale rongée par les crues et retrouva sa sœur. Shani se tenait assise, recroquevillée, les jambes repliées contre elle, le regard fixant un point au loin.
— Shani ! protesta Ona d’une voix aigre. Tu m’avais promis de m’attendre !
L’adolescente n’accorda ni un regard à sa petite sœur ni une parole. Cette dernière n’en tint aucun compte et s’accroupit auprès de son ainée :
— Je veux ma part !
Shani soupira et glissa les doigts dans les plis du voile qui couvrait son corps trop femme pour n’être vêtu que d’une simple robe. Elle en tira un sachet soigneusement noué, défit le lien. Ona n’attendit pas plus pour y plonger la main et en sortir une galette parsemée de raisins secs et collante de miel.
La petite fille s’assit sur la pierre, observa le gâteau une seconde avant de mordre dedans à belles dents. Shani imita sa sœur et prit aussi une galette.
L’étendue des roseaux bruissait dans leur dos. À leurs pieds, de l’autre côté d’un banc de sable, des felouques[1] descendaient le cours du Nil sur l’eau scintillante. Ona fronça les sourcils en examinant la langue de sable :
— Il y a un crocodile !
Une masse grise aux reflets verts s’étalait en plein soleil. L’animal profitait d’une sieste dans la chaleur de la fin d’après-midi.
— J’aime pas les crocodiles.
Shani concéda un peu d’intérêt à sa sœur :
— Pourquoi ?
Ona afficha une moue sévère.
— Ils sont méchants !
Un sourire amusé étira les lèvres de l’ainée.
— Ce sont des crocodiles, ils ne sont ni méchants ni gentils, ce sont juste des crocodiles qui font ce pour quoi Dieu les a mis sur Terre.
— Ils tuent les gens !
— Et les gens tuent les crocodiles !
Ona poussa un soupir dramatique.
— Mais, c’est pas pareil !
Shani pencha la tête sur le côté, un instant pensive. Son regard quitta l’énorme reptile qui se prélassait au bord du fleuve et le releva vers la silhouette de la ville sur l’autre rive, là où l’envahisseur omeyyade bâtissait une mosquée.
— En effet, ce n’est pas pareil, soupira l’adolescente, les hommes sont pires que les crocodiles !
Ona se tourna vers sa sœur.
— Les crocodiles, reprit Shani, n’attaquent que si on entre sur leur domaine. Ils tuent pour se nourrir…
Elle marqua une pause.
— … les hommes, eux vont partout en semant la mort, la souffrance et la désolation…
L’adolescente passa les bras autour de ses jambes. L’étoffe de son voile glissa sur sa peau et dévoila les tatouages qui s’étendaient de ses mains à ses coudes.
— Ona, méfie-toi toujours plus des hommes que des bêtes. Les animaux, eux, ne font que leur travail d’animaux.
Ona observa Shani dont les yeux à l’expression lointaine donnaient un aspect éthéré.
— Dis, grande sœur… commença-t-elle.
— Oui ?
— Ça fait mal ?
L’ainée glissa le regard vers sa cadette sans voir le rapport entre la douleur et le crocodile.
— Qu’est-ce qui fait mal ?
Ona posa les doigts sur son propre menton en guise d’explication.
— Le tatouage ?
— Oui.
Shani répondit dans un léger mouvement de tête gêné :
— Certains plus que d’autres.
Le motif de son menton était encore enflé, la peau autour rouge… le dessin sur son front présentait une fine ligne de sang séché mélangé à l’encre du dessin.
— Mais on a droit à des gâteaux au miel, ajouta-t-elle dans un sourire contrit.
— J’ai pas envie d’avoir des tatouages ! s’exclama Ona.
Shani soupira.
— Tu n’auras pas le choix.
La gamine se renfrogna. Dans la vieille ville, le monastère Saint-Pierre-Apôtre sonna les vêpres. Shani se redressa brusquement et se leva.
— Il est tard !
Elle tendit la main vers sa sœur.
— Viens, on doit rentrer à la maison !
Soudain, le cœur d’Ona se figea… son cœur, sa sœur, le fleuve, le temps… et l’image se brouilla, les couleurs se mélangèrent pour se fondre dans un camaïeu de gris et d’écarlate.
Froid.
Un ciel laiteux et glacial d’une forêt du nord remplaça l’azur des bords du Nil.
Froid.
L’odeur de la boue, du sang et de la fumée, celle de la vase et des papyrus.
Froid.
Rentrer à la maison !
Quelle maison ?
Des silhouettes sombres se découpèrent dans le contrejour.
Ona, méfie-toi toujours plus des hommes que des bêtes.
Des hommes.
*** *** ***
Un corps vivant… oui… pas un survivant.
Lemet avait suivi l’Iv Bohccot jusqu’à un fossé à une trentaine de favn à l’ouest du carnage. Les pierres roulées, les mousses retournées, la terre arrachée témoignaient de la chute brutale qui avait conduit ce « corps vivant » au fond du trou.
Le chef des pisteurs se tenait au côté de la masse humaine enveloppée dans une cape de fourrure maculée de boue. L’homme affichait une profonde gravité et semblait réticent à même s’approcher de celui qui se trouvait là.
— Kolnva !
Lemet ne comprenait pas. Il s’accrocha à des branches et des racines pour descendre auprès du « corps vivant » trouvé par les chiens. Le pisteur s’écarta pour le laisser approcher, son soulagement était palpable. Lemet s’agenouilla auprès du corps allongé dans les feuilles, écarta un pan de la cape et comprit.
Une femme.
Tout son corps se crispa. Par tous les dieux de la création, que faisait une femme dans un camp de trappeur ? La réponse que lui donnait l’état du corps de la malheureuse lui apportait une réponse qui lui déplaisait fortement.
Les cheveux épars, mêlés de débris... Les visages portaient de larges ecchymoses et… Lemet fronça les sourcils. Elle avait des tatouages sur la figure. Un motif partait de la naissance de ses cheveux et s’étendait jusqu’à la base de son nez. Des points sur les pommettes. Un dessin complexe ornait son menton et glissait jusque dans son cou.
Instinctivement, il tira la cape pour en découvrir plus.
Froid.
Ses mâchoires se serrèrent à lui faire mal. Elle avait les bras et les jambes nus, la poitrine et le ventre à peine couvert par les lambeaux d’un vêtement taché de sang.
Froid, douleur.
Et les tatouages qui s’étendaient de ses coudes à ses mains, de ses genoux à ses pieds… barrés des plaies, de marques de coups, de…
Froid, douleur, peur.
Le pisteur recula d’un pas, se tourna vers le campement et cracha dans la direction du charnier avec quelques mots de malédiction. L’homme pieux et superstitieux affichait une expression de colère prête à déborder.
Une tempête tournait dans la tête de Lemet, les souvenirs, l’horreur… Ces tatouages…
Ona, méfie-toi toujours plus des hommes que des bêtes.
Les chiens restés en haut hurlèrent. Une détonation retentit au-dessus de leur tête.
Cris des hommes.
Bruit de cavalcade, de bois qui se brise et un grondement animal. Une ombre massive bondit par-dessus le fossé et atterrit lourdement sur la pente.
Ni loup.
Ni ours.
Ni…
Le regard halluciné de Lemet alla de la femme à la bête monstrueuse toutes de crocs, de griffes, de muscles saillants, au pelage ocre, à la large crinière couleur d’argile imbibée de sang… La bête émit un long cri rauque, grave, qui vibrait au plus profond de la chair comme l’annonce d’une mort douloureuse.
Le corps d’Ona lâcha prise, incapable de contrôler plus le Compagnon venu des lointaines terres arides de Nubie.
Le monstre rugit, bondit sur la paroi du fossé avant de disparaître dans la forêt.
Le pisteur, pâle comme un linceul s’écroula au sol. Ses lèvres bougeaient sans qu’aucun son en sorte.
Lemet tremblait, conscient d’avoir frôlé la mort, conscient aussi que sa chasse s’arrêtait là.
Ces tatouages…
Ce n’était pas une femme qui se trouvait à ses pieds.
Dix ans de traque.
C’était le Crasseux en personne !
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[1] Bateau à voile traditionnel du Nil.
Sinon, j'ai bien aimé le début qui montre un aperçu de l'enfance d'Ona. Je me demande combien de temps s'est écoulé entre ce moment et la temporalité actuelle d'Ona. Avec sa malédiction, il y a peut-être des siècles qui se sont écoulées... Ce qui amène également à se demander comment elle a obtenu cette malédictions et qu'est-il arrivé à sa sœur ? Des réponses auxquelles je n'aurais pas les réponses de si tôt j'imagine x)
Lemet il a pas intérêt à la malmener, il va m'entendre sinon !
Je suis contente que ça te plaise encore.
Oui tu auras les réponses à tout ça, parfois dans pas si longtemps que ça. XD
Mais c'est quoi ces menace contre Lemet? XD C'est pas une Darkromance, t'en fait pas...
Pour ce qui est de la trame temporelle. Il s'agit de fantasy historique, avec de vrai repère géographique et temporel.
Le souvenir d'enfance est en pleine Egypte Copte, lors de l'invasion par le Califat Omeyyade (c'est dans le texte), soit vers 650...
Dans le présent, les repères sont plus difficile car on est en pleine forêt, mais on y parle par exemple de tromblon, une arme du XVIIe siècle...
Bien évidemment tout cela sera explicité, hein, je ne me base pas sur les connaissance historique hypothétique des lecteurs. X)
Prochain chapitre mercredi. :)