Quand Fabrice claqua la porte de son Range Rover en arrivant sur le parking du camping, Max s'était dit que c'était la fin des vacances. Ray Ban sur le nez, clope au bec et chemise à fleurs un peu trop déboutonnée en haut, il arriva au comptoir extérieur du snack avec son porte documents à la main, son mètre quatre-vingt-quinze et ses cent kilos bien tassés. Il commanda une bière à Max et discuta avec Jordan pendant que le barman préparait son service du soir.
-Ça va champion ?
C'était sympa de l'avoir selon les gars. Brut de décoffrage, vulgaire, vieux jeu sur certains sujets mais souvent très drôle, c'est un peu comme un tonton bien beauf qui fait des blagues de cul dans un repas de famille et qui sait faire la fête. Il donnait souvent des surnoms mignons à ses employés, " ses gars " comme ils les appelaient devant le reste du staff. Il était toujours prêt à les défendre bec et ongles des clients ou de la direction.
Ce soir là, il ne passa pas derrière le comptoir, ni en cuisine, il observa seulement, attentivement, et alla aussi discuter avec les employés du camping. Max se sentait épié. Il calculait méticuleusement chaque fois qu'il reniflait, qu'il se grattait le nez ou qu'il buvait un verre d'eau, de manière à éveiller le moins de soupçons possibles. Une fois le service terminé, les trois se sont installés sur la terrasse et ont bu des canons jusqu'à deux heures du matin en débriefant sur le mois de Juin. Fab s'était renseigné sur la fréquentation à venir et, le camping étant complet dans une semaine, il proposa de prendre une serveuse en plus. Les jeunes accueilèrent chaleureusement cette idée.
Afin de rester incognito, hors de question de taper dans le snack. C'est ainsi qu'au cours de toute cette soirée, les garçons allaient tour à tour dans les toilettes du camping pour se faire des traces, à intervalle plutôt régulier. Après tout, boire cinq pintes, ça fait pisser. D'autant plus que Max a maintenant le geste habile, et est capable de travailler sa coke, se faire une ligne et l'aspirer en moins d'une minute, montre en main. Jo, lui, ne s'embarasse pas de telle minutie et l'écrase grossièrement, ne prend pas la peine de couper sa paille parfois, ce qui lui donne un air un peu ridicule à taper au moyen d'une paille en carton de vingt centimètres de long. Mais ça fonctionne tout aussi bien.
Max se félicitait d'être aussi discret et en pleine possession de ses moyens. Le boss ne voyait rien ! Incroyable. Même si le mensonge ne l'enchantait pas, il ressentait une certaine forme de satisfaction à réussir à berner un adulte aussi facilement. Ça ne l'empêchait pas d'avoir les mains moites et tremblantes lors de ses passages aux toilettes, à l'affût du moindre bruit.
De retour au bungalow, Jo paya sa trace à Max et ils discutèrent de l'arrivée de Fabrice.
-Mec je suis content que le Fab soit arrivé, ça va nous faciliter la tâche.
-Putain oui tu m'étonnes, en plus si il te prend une serveuse tu vas être trop bien ! Tu vas beaucoup moins courir.
-Oui et puis Fab va s'occuper des pizzas maintenant, donc t'auras plus que la cuisine pour toi tout seul ! Tu vas pouvoir commencer à t'amuser.
-Grave ! J'ai déjà commencé à imaginer les salades que je vais sortir pour la haute saison, tu vas voir ça va être la bombe.
-Et, ouah, je pensais pas que Fab aurait aucun soupçon comme ça. C'est trop facile à cacher.
Jordan réprima un gloussement et souria.
-T'as quelque chose à me dire ? demanda Max.
-Mec désolé, dit Jo à deux doigts d'exploser de rire, je sais qu'on avait dit qu'on lui dirait rien, mais moi à la saison dernière j'ai déjà tapé avec Fabrice. Juste toi t'as rien vu parce que t'y connaissaissais rien, mais la fin de saison dernière c'était Rock'n Roll.
Max ne souriait pas et fixait Jo d'un air accusateur et inquiet.
-Attends mais t'es fou ! Il nous laisse son bar, son bébé mec, et toi tu lui dit qu'on a passé le mois à s'en foutre plein le pif ! Tu veux te faire virer ?
Jo, pas perturbé le moins du monde, continua le sourire aux lèvres :
-Détends-toi. T'es vraiment une tapette quand tu t'y mets. Il s'en fout le Fab. Je lui ai même payé un trait dans les chiottes.
Le barman resta là, bouche bée, regardant dans le vide, comme s'il venait de prendre un coup de bâton. Jo s'en délectait, non pas par malveillance, mais au contraire. Déjà, ça l'amusait de voir son collègue aussi désemparé, lui qui aime tant donner l'impression d'avoir le contrôle, mais surtout cela brêchait la confiance bien trop solide qu'avait Max en sa propre facade. Il se sentait maintenant plus vulnérable qu'auparavant, moins discret. Jo continua :
-Mais tu sais, même si je lui avais rien dit, il aurait capté en deux jours. Il est pas bête le boss, et puis il a tapé presque toute sa vie. Tu vas pas lui faire à lui. Il vaut mieux être honnête avec lui.
Sur ces dires, Maxence prépara deux lignes épaisses pour avoir les idées claires. Jordan en prit une, et cette nuit là, ils discutèrent jusqu'au lever du jour. Ils parlèrent du travail, des clients parfois très lourds, parfois très drôles. Ils parlèrent aussi du staff du camping.
-Gros, t'as remarqué comment Kara me guette des fois ?
Max ne l'avait pas remarqué.
-Comment ça ? demanda-il, incréule.
-Je sais pas mec, elle me bouffe des yeux des fois. J'ai l'impression qu'elle m'aime bien.
-Et tu comptes y faire quelque chose ?
-Non mec t'es fou, je suis sûr que c'est une folle cette meuf. Je le vois dans ses yeux. Et puis elle vient de Montpellier, ça veut dire qu'en rentrant de saison je vais devoir me la cogner chez moi aussi. La flemme.
Max rigola de bon coeur à cette révélation et promit d'être plus attentif à l'avenir aux prétendus signaux de la responsable d'accueil.
-Et, reprit-il, tu sais, je crois que j'aime bien Amy. Elle est sacrément mignonne je trouve, puis elle est grave ouverte d'esprit.
-Bah mec, fonce ! Tu sais bien, tout ce qui se passe au camping reste au camping.
-Ouais enfin j'ai une meuf tu sais.
-Ta meuf c'est une folle gros. Je comprends pas que tu l'aies pas déja larguée. D'ailleurs, elle est pas en train de te harceler ?
-Non, je lui ai dit que j'étais au lit.
-Tu vois ! L'illustration de ce que je te dis en direct. C'est pas normal d'avoir à faire ça, tu pourrais avoir des moments à toi. Elle a pas de vie ou quoi ?
Ignorant sa question, en un soupir Max répondit :
-Je sais ouais... C'est juste confortable mec. Elle est fraîche et franchement, vu ma gueule, je peux pas espérer beaucoup mieux que ça. Puis la baise est cool.
-Bah désolé, mais si. Vaut mieux une meuf moins jolie mais qui soit au moins un peu normale non ? Pour le cul, tu vas pas me faire croire à moi que c'est la seule allumée que tu connaisses.
Le barman ne répondit qu'avec un signe de tête conciliant. Il était d'accord, au fond. Mais elle était très amoureuse, du moins il le pensait, et il se sentait déjà assez mal de se servir d'elle par confort. Il ne voulait pas lui briser le coeur. Il appellait ça " confort ". D'autres auraient dit " lâcheté ". Max n'a jamais eu à larguer quelqu'un. Ses exs ont toujours eu l'infinie délicatesse de le faire pour lui, par texto.
-Bon, et sinon, c'est comment avec le Fab maintenant ?
-Comment ça ?
-Bah il sait qu'on tape alors... On doit continuer de se cacher ?
-T'auras l'occase d'en parler avec lui. Mais non, je pense qu'on a pas besoin de se cacher, juste faut pas qu'on soit trop cramés devant les clients.
-D'accord... Max se sentait mal à l'aise à l'idée de taper avec le patron, sans trop savoir pourquoi.
-Au fait, il faudrait que t'envoies un message à ton gars. Fabrice veut commander pour lui aussi. De toute façon au prix que ça coûte, on va pas lui financer sa conso.
-Il lui faut combien ?
-Il en veut trois.
Le lendemain, juste avant le service du soir, le téléphone de Max sonna, signal que son dealer était arrivé. Il était avec Fab, Jordan et toute l'équipe du camping sur la terrasse, donnant directement sur le parking. En fait, le coup de fil n'était vraiment pas nécéssaire, puisque la voiture est arrivée avec du gros rap à fond, une méchante Audi A4 bleue. Pas vraiment inaperçue, surtout qu'il n'y a pas d'arrivées vers cinq heures de l'après midi, les voitures normalement vont directement dans l'espace des bungalows. Dans ce business, la discrétion, c'est comme la météo. Tout le monde en parle, mais personne ne la maîtrise. Tout le staff du camping tourna la tête vers la voiture.
Sans un mot, le coeur battant à tout rompre, Max se leva de table puis entra dans le snack, de manière à sortir par l'arrière et ne pas se diriger ostensiblement vers le bolide sous les yeux de l'équipe. Une manoeuvre superflue mais rassurante. Il alla à la fenêtre passager et demanda au mec qu'il avait l'habitude de voir de le suivre en cuisine.
Arrivé dans l'arrière boutique, il vérifia rapidement l'odeur dans les deux petites boîtes en plastique de trois grammes chacune. L'odeur pique le nez, ça pue le kérosène, c'est bon signe. Il regarda le gars, lui tendit trois cent euros qu'il prit sans perdre de temps, le remercia très brièvement, " Merci le sang, hésite pas tu nous appelle ", disparut par la porte de service à l'arrière de la cuisine et regagna l'habitacle à la hâte avant que son collègue démarre et reparte. Le barman s'en fit une rapide sur un plan de travail en inox avant de cacher les deux boîtes en hauteur sous des tabliers et de retourner sur la terrasse.
Personne ne mentionna son petit aller-retour, à son grand soulagement. Il fit dicrètement un petit clin d'oeil complice à Jo qui lui répondit par un sourire en coin. Il tenta de jauger du regard l'équipe, mais personne n'avait l'air de se poser de questions. Putain c'était pas loin. Vraiment des guignols ces vendeurs de C. Je comprends pas qu'ils se soient pas déjà fait serrer.
Fabrice profita de cette heure de flottement avant le début des hostilités pour faire connaissance avec les employés. Quand le service commença, juste après que le boss se soit fait une poutre bien grasse, son jugement était sans appel : Kara est une chaude du cul, Amy une bouffeuse de graines, Mac Gyver un manchot du bricolage, Issam et Loubna des bougnoules, et Freddy un incapable, doublé d'une baltringue, avec sa femme imaginaire, qui ne s'est probablement pas faite tringler depuis la victoire de la France en coupe du monde quatre-vingt-dix-huit. Rien que ça. On était tout juste au début de l'été, mais tout le monde était déjà rhabillé pour l'hiver. Le pire, c'est qu'il ne pensait pas vraiment ce qu'il disait, mais mépriser tout le monde lui donnait de la contenance, et le placait sans conteste en haut du panier.
Puis le service a commencé, et tout allait vite. Jamais les gars ne s'étaient permis d'être aussi chargés au travail. Mais Fabrice n'avait apparemment pas peur de préparer des lignes toutes les trente ou quarante cinq minutes en plonge, juste derrière son poste aux pizzas. Il passait sa tête dans le couloir qui le reliait à Jo, et lui disait " Je vous ai laissé un truc, là ". Puis Jordan y allait, et enfin prévenait Max. Entre celles qu'il payait aux deux jeunes hommes, et celles que les deux payaient au Fab, en un seul service, ils avaient du s'envoyer deux grammes, ce qui n'est pas rien. Max a même pensé que c'était un genre de test. C'est sûr qu'il l'a mauvaise, consommateur ou pas. Il nous pousse à bout pour qu'on soit trop marbrés, et qu'ensuite il puisse nous faire la morale pour qu'on lève le pied.
Mais Jo et Max ont assumé le dosage, Fab n'a rien dit, et ils se sont tous les trois finis au comptoir jusque quatre heures du matin après la fermeture. Ils n'ont pas levé le pied. Non non. Ils ont enfoncé l'accélérateur.
Cette semaine de transition s'est bien passée, au niveau du travail. La fréquentation augmenta, mais avec le renfort de Fab, les délais étaient respectés, les clients satisfaits. Puis arriva le Samedi, jour des arrivées. Kara et Loubna avaient installé un dispositif spécial, a l'extérieur de la réception, pour acceuillir les clients à la file indienne à grande vitesse. Sous la chaleur écrasante, trente huit degrés à l'ombre, elles leur distribuaient bouteilles d'eau, cartes des emplacements de mobil-home et les clés des habitations pour la semaine. La file donnait l'impression de ne jamais diminuer. Les trois tenanciers du snack les observaient, décontenancés, s'amasser à l'entrée, tendus par la route et la météo. Le dur de la saison commençait aujourd'hui.